par Sylvain Venayre publié le 28 septembre 2022
Vous est-il arrivé d’avoir «l’air triste, mélancolique», «le regard stupide, les yeux parfois hagards, la figure inanimée, avec un dégoût général, une indifférence pour tout» ? D’avoir «le pouls faible, lent, quelquefois de la fièvre, mais à peine sensible» ? De ressentir «un assoupissement assez constant ; pendant le sommeil, quelques expressions échappées avec des sanglots et des larmes, la presque impossibilité de quitter le lit, un silence opiniâtre» ? Méfiez-vous alors de ce qui peut vous attendre : ce pourrait être bientôt «le refus de boissons et d’aliments, l’amaigrissement, le marasme et la mort». Oui, la mort.
Ces symptômes sont décrits par Denis Guerbois, qui fut chirurgien militaire de 1792 à 1800, au temps des guerres de la Révolution et de l’Empire. Guerbois avait eu l’occasion de les observer à de nombreuses reprises chez les soldats dont il avait la charge. Ils correspondaient à une maladie terrible, dont souffraient les soldats français, italiens, polonais, allemands, suisses, hollandais, espagnols : la nostalgie. Même les officiers de l’armée britannique, qui s’estimaient préservés de ce fléau parce que leur armée n’était pas composée de conscrits, avaient pour consigne d’être extrêmement vigilants face aux accès de mal du pays dans leurs rangs. A l’époque, on ne rigolait pas avec la nostalgie.
Longues marches et dressage militaire
Sous-lieutenant des dragons à Brescia, dans le nord de l’Italie à l’âge de 18 ans, Stendhal notait dans son journal : «Il paraît que ma maladie habituelle est l’ennui», ajoutant que son médecin avait discerné «quelques symptômes de nostalgie et de mélancolie» et prescrit un retour à son foyer en congé maladie. Bien d’autres consignèrent le même genre d’observations, même si tous ne parlèrent pas de nostalgie. Pour ces jeunes hommes moins instruits que Stendhal et certes souvent habitués à des travaux très durs, les longues marches, le dressage militaire, l’éloignement de la famille, la violence des combats entraînaient des désordres psychiques. On ne parlait pas à l’époque de stress post-traumatique. Mais ceux qui en étaient atteints évoquaient dans leurs lettres une souffrance à laquelle les médecins prêtaient une grande attention : le mal du pays.
Ainsi que le rappelle Thomas Dodman dans un livre d’une précision fascinante, la pathologie nostalgique avait déjà, en ce tournant des XVIIIe et XIXe siècles, une histoire vieille de plus d’un siècle. Le mot était apparu, presque par hasard, dans la dissertation médicale soutenue en 1688 à l’université de Bâle par un étudiant mulhousien : Johannes Hofer. Celui-ci s’était intéressé aux histoires mystérieuses de ces jeunes hommes qui succombaient à des fièvres et des langueurs mal définies, loin de leur foyer. Mulhouse et Bâle avaient fourni à l’étude de Hofer un matériau de choix : les cas rapportés par les nombreux mercenaires que les cantons suisses exportaient dans toute l’Europe (25 000 hommes à l’époque, rien que dans l’armée de Louis XV). Pour parler de ce trouble, ces soldats utilisaient le mot «Heimweh» («mal du pays»). Hofer s’efforça de conférer à leurs souffrances une dignité médicale. Après avoir hésité entre «nosomanie» («folie du retour») et «philopatridomanie» («folie causée par le désir de retrouver son pays natal»), il forgea finalement, à partir des racines grecques «nostos» («retrouver son foyer») et algos (la «douleur» ou la «langueur») le néologisme «nostalgie». Comme le remarque l’historien Thomas Dodman, on pourrait se demander quel aurait été l’avenir du terme si Hofer avait opté pour un mot moins gracieux. Il est en tout cas permis de penser qu’aucune station de radio spécialisée dans les hits d’autrefois ne s’appellerait aujourd’hui Radio-Philopatridomanie.
Changement de pression atmosphérique
Avec minutie, Thomas Dodman s’efforce de suivre l’intégration de la nouvelle maladie dans les taxonomies médicales du XVIIIe siècle (un véritable sport collectif pour les médecins qui, à la suite du Systema Naturae de Carl Linné, publié en 1735, proposèrent de multiples classifications exhaustives et rigoureuses des pathologies). Chacun y allait de son interprétation. Pour le Zurichois Johann Jakob Scheuchzer, les Suisses n’avaient pas à rougir de leur susceptibilité au Heimweh, celle-ci s’expliquant mécaniquement par le changement de pression atmosphérique consécutif à leur descente des montagnes qui provoquait la maladie, en compressant le corps et en perturbant les fonctions organiques responsables de crises d’anxiété. Pour d’autres, qui arguaient que la maladie avait été signalée chez les Groenlandais et les Danois (pas exactement des montagnards), l’agent pathogène essentiel se trouvait dans les relations familiales et les affects. D’autres hésitaient entre des formes mentales et des formes physiques. Au lendemain des guerres de la Révolution et de l’Empire, le débat rebondit, porté par la nouvelle méthode anatomo-clinique. Les dissections de nombreux cadavres de nostalgiques morts au temps de Napoléon furent mises à contribution : le siège de la nostalgie se trouvait-il dans le cerveau, où l’on avait repéré de multiples inflammations, hémorragies et signes d’accidents vasculaires, ou bien dans l’abdomen, où des altérations semblables paraissaient évidentes ? Comme l’écrit l’auteur, «dualistes et monistes, animistes et matérialistes, vitalistes et empiristes, adeptes du sensationnalisme de John Locke, géographes de la médecine, hygiénistes, aliénistes, phrénologues, pathologistes, homéopathes enfin, presque toutes les écoles et spécialisations médicales qui coexistèrent avant l’avènement de la bactériologie (et de la psychiatrie) à la fin du XIXe siècle avaient leur propre explication de ce trouble (et leur remède préféré pour le guérir)».
Un air des bergers suisses pour appeler leurs vaches
L’affaire n’était pas seulement médicale. Les robustes mercenaires suisses ne fondaient-ils pas en larmes en entendant le Ranz des vaches (Kühe-Reyen), un air musical d’ordinaire utilisé par les bergers suisses pour appeler leurs vaches dans les alpages ? Rousseau, parmi d’autres, l’assurait. La nostalgie – le «hemvé», comme il l’appelait – devait donc être comptée au nombre des phénomènes qui permettrait de connaître cette propriété du système nerveux qu’on désignait du nom de «sensibilité». Au début du XIXe siècle, la nostalgie devint une véritable mode, dont témoignèrent Chateaubriand, Balzac, Renan, Barbey d’Aurevilly et d’innombrables auteurs de vaudevilles.
L’affaire, enfin, était politique. Le mal du pays des citoyens-soldats des guerres de la Révolution et de l’Empire était davantage qu’une simple tristesse ou qu’une souffrance morale : mobilisés et soumis à une forme de domination au nom d’un but abstrait (la nation), ces hommes firent aussi l’expérience d’une aliénation de soi. Au milieu du XIXe siècle encore, la nostalgie fut considérée comme un mal particulièrement sérieux dans le cadre de l’armée qui entreprit la conquête et la «pacification» de l’Algérie. Pour y remédier, on préconisait d’y créer un «écosystème néofrançais» fait de choses familières, visages, accents, noms de rue et de points de repère (le clocher de l’église, la mairie, le boulevard, le kiosque à musique…) qui fût «à l’esprit ce qu’un plongeon dans les eaux thermales de Vichy pouvait être au corps». Paradoxalement, note Thomas Dodman, «c’est l’accélération de l’impérialisme européen et le triomphe du racisme “scientifique” qui – avec les changements radicaux dans les taxinomies psychiatriques – mirent à mal la nostalgie et invalidèrent définitivement le diagnostic médical. Lorsque, en 1914, des soldats venus du monde entier convergèrent sur les fronts européens, peu de médecins militaires s’inquiétaient encore des dangers que représentait le mal du pays».
Elégamment écrit, rigoureusement conduit, bourré de références, Nostalgie est plus qu’une immersion dans une histoire méconnue de la guerre et de la médecine : un grand livre dans ce champ du savoir dont Thomas Dodman est incontestablement un des meilleurs spécialistes, l’histoire des sensibilités.
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