par Julie Brafman, Envoyée spéciale à Douai publié le 24 septembre 2022
Immobile sur son banc telle une statue en baskets dorées et blouse scintillante de strass, elle écoute les qualificatifs à la chaîne : elle est une «fille bien», une «fille sage», une «fille réservée», une «fille sans problème», un «amour de fille», une fille «14 /20 au collège», une fille «20 /20 en comportement». A la barre, il y a son frère avec l’accent du Sud, sa sœur avec celui du Nord, sa grand-mère chez qui elle réside pendant l’audience et qui restera dans la salle «parce qu’il faut bien la ramener le soir» ou encore ses parents qui ne lui parlent plus depuis un mois. Ses épaules s’affaissent lentement tandis que tous soulignent qu’ils n’ont «rien vu», «rien, rien, rien», ou alors à peine un «petit ventre». Mais «rien» en tout cas laissant présager le «drame» de cette nuit du 4 novembre 2017, qu’ils résument de cette même formule qui renferme tout l’incongru de la violence : «Elle a jeté son bébé par la fenêtre.» Devant la cour d’assises du Nord, Mallaury D., comparaît libre. Jugée pour «meurtre», elle a posé quelques jours de congé dans l’hôtel de luxe où elle est gouvernante. Sans mentionner que, peut-être, elle ne reviendra pas.
«Je ne me suis jamais sentie totalement aimée»
Pendant deux jours et demi, à Douai, dans une salle sans âme avec son carrelage orangé et ses néons bas de plafond, s’est tenu le procès de l’ordinaire. On a ausculté les façades sans aspérité, celles qui abritent les destins modestes et les trajectoires discrètes, on a visité des existences où l’on est d’abord locataire puis propriétaire, où l’on s’aime de ses 20 ans à la perpétuité, où on ne manque de rien mais où il n’y a rien de trop non plus. Et on a rencontré une famille disloquée de ne pas avoir su parler. A 26 ans, Mallaury D. a déjà eu deux vies. La première qu’elle a offerte aux yeux du monde, lisse comme un trophée, et l’autre, tissée dans une détresse clandestine, qui a soudain jailli à la lumière d’une instruction judiciaire. Troisième d’une fratrie de quatre enfants, elle a grandi dans une maison mitoyenne de Cappelle-la-Grande (Nord), sans se faire remarquer. De bons résultats au collège, un bac S, jamais un mot plus que l’autre. Elle n’avait pas beaucoup d’amis mais était douce et serviable. Quand elle s’est inscrite à la fac de droit de Dunkerque, ses parents, Claire, femme de ménage, et Jacques, ouvrier dans une usine de plastique, se sont réjouis, c’était la promesse d’un «bel avenir». Elle deviendrait «une grande avocate».
En octobre 2017, l’étudiante est partie vivre chez sa grand-mère, c’était plus pratique pour son master à Lille. Arlette lui a aménagé un bureau au deuxième étage, elle l’emmenait à la fac en voiture et lui achetait ses livres de droit. Elle la taquinait un peu sur ses rondeurs, aussi. «Tu serais pas enceinte ?» «Mais non mamie !»Comment serait-ce possible ? A 21 ans, Mallaury D. n’avait pas de petit copain, répétait-elle. Son père avait bercé ses deux filles au son de ce mantra : «Pas de rapports sexuels avant le mariage» et «pas d’étranger à la maison». Les sorties étaient aussi encadrées que rares. Une fois seulement, elle était allée en boîte de nuit. Voilà pour «la fille bien». Mais ce qui occupe les jurés, c’est l’autre, la fille invisible. L’accusée appelle ça «l’histoire». Elle commence par ces mots : «J’ai grandi dans une famille où je ne me suis jamais sentie totalement aimée, totalement à ma place, totalement écoutée.» Et de décrire une maison où on ne communique que par des ordres et cris, où elle a l’impression que ses choix n’existent pas, où on fouille son téléphone. «Mes parents ne se rendent pas compte de tout ce qu’ils m’ont interdit.»
«J’ai ouvert la fenêtre et je l’ai lâché»
Mallaury D. n’a jamais rêvé de devenir avocate mais de travailler dans les ressources humaines, raconte-t-elle. D’ailleurs, après avoir raté sa première année, elle a tenté de changer d’orientation. Sa mère «a piqué une colère» et n’a rien voulu savoir. Alors «pour rester sur l’idéal que [s]es parents avaient d’elle», elle a «continué». Chaque matin, elle prétendait se rendre à la fac mais passait sa journée à la bibliothèque ou seule dans sa voiture. Pendant trois ans, elle a erré, «perdue dans les mensonges», «bloquée», inventant un quotidien estudiantin et des anecdotes, et s’inscrivant chaque année à l’université. Elle a commencé à mentir sur tout et à tout le monde, de l’anecdotique au général, repoudrant le nez de la réalité pour la rendre plus jolie, «pour être estimée». Vers fin 2016, dans cette bibliothèque où elle tuait les heures, elle a rencontré un étudiant en management maritime.
En catimini, ils ont fait des balades, ils sont allés au cinéma et puis chez lui, aussi. Elle a bien tenté d’en parler à ses parents, glissant un faux nom, «Julien Ben Karat». Mais son père s’est emporté en entendant la consonance. Un Marocain, c’était hors de question. «Je ne suis pas raciste, un noir français, ça ne m’aurait pas dérangé»,a-t-il précisé à l’enquêteur de personnalité. Julien s’appelait en réalité Mohamed, il était franco-ivoirien. Mallaury D. n’a plus rien dit à personne. Quand ils faisaient l’amour, il ne mettait pas de préservatifs, il «n’aimait pas». Elle ne prenait pas la pilule. Vers le mois d’avril 2017, elle est restée pantelante devant le test de grossesse positif. A la barre, la jeune fille brune aux joues rondes et aux yeux ourlés de noir, poursuit d’une voix entrecoupée de sanglots : Mohamed – qui ne s’est pas constitué partie civile – venait de la quitter quand elle lui a annoncé la nouvelle. Il a d’abord dit qu’ils garderaient le bébé, qu’ils se débrouilleraient. Puis quelques semaines plus tard, il a fait volte-face. «Je me suis sentie dévastée, je ne savais pas quoi faire. Je n’ai jamais cherché à aller voir un médecin.»
Elle a parlé de sa grossesse à deux copines, espérant qu’on «lui prenne la main» pour faire des démarches. Puis elle a tiré «un voile sur tout ça», seule avec ce secret qui lui arrondissait le ventre, cet enfant enfoui «dans un coin de [s]a tête» et qui s’est blotti en elle de façon quasi-invisible. Elle «ne l’a jamais senti bouger, n’y a plus pensé». «Je ne me suis même pas dit que j’allais devoir accoucher. Pourtant je ne suis pas bête, je sais bien que c’est ce qui arrive.» La nuit du samedi 4 novembre 2017, il pleuvait et faisait un froid glacial. Au premier étage de la maison de Cappelle-la-Grande, dans sa chambre avec des oreillers à grosses fleurs, Mallaury D. avait mal au ventre. Elle a pensé que c’était à cause de ses problèmes de transit. Les douleurs sont devenues de plus en plus vives, au point de la réveiller vers minuit. «A un moment, j’ai dû me lever tellement j’avais mal. Mon corps me disait de pousser et je ne pouvais rien faire d’autre. Je me suis accroupie au-dessus de cette poubelle jaune.» C’est en entendant des pas approcher, qu’elle a soudain «attrapé peur» et qu’elle «a attrapé cet enfant». «Je n’ai pas pensé à ce que je faisais. J’ai ouvert la fenêtre et je l’ai lâché. Je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai l’impression d’avoir été envahie par la peur que mon père arrive.»
«Façon immature de supprimer le problème»
Quand Jacques, réveillé par un bruit comme «un miaulement», s’est trouvé face à sa fille couverte de sang, elle lui a dit qu’elle avait été malade. Avec son épouse, ils ont nettoyé la chambre et le dressing. Mallaury D. a pris une douche, mangé un peu et est retournée dormir. Il faudra attendre plusieurs heures avant qu’un passant découvre le petit corps de 2,9 kg gisant sur le trottoir, avant que les lumières des gyrophares envahissent la façade, que les pompiers montent et auscultent la jeune fille. Alors seulement, elle admettra avoir accouché. C’était un garçon, «vivant et viable», établira le légiste. Le «miaulement» a certainement été son premier cri. Comme il n’a pas été reconnu par ses parents, la justice l’a baptisé Charles et a procédé à son inhumation en 2020. Sur un lit d’hôpital, lors de sa mise en examen, puis durant l’instruction Mallaury D. a continué de faire comme avant : elle a menti. Elle a soutenu ne pas avoir su qu’elle était enceinte puis que le bébé était mort-né.
Aujourd’hui encore, malgré les remontrances de son avocat, Me Emmanuel Riglaire, elle ne peut s’empêcher de souffler des bobards pour ne pas perdre la face. Avant de s’excuser, un peu piteuse, quand elle est prise en faute. Les jurés doivent donc composer avec ces petits arrangements et un vaste paradoxe : celui de cette maternité à la fois connue et impensée. Ce n’est pas un déni de grossesse mais une «grossesse cachée du fait de l’intolérable culpabilité qui concerne la sexualité», selon le psychiatre Ameziane Ait Menguellet. Ou encore «une dénégation, un désaveu de l’état de grossesse», selon Yves Delannoy, psychologue. L’accusée a fini par «se débarrasser du nouveau-né perçu comme d’un objet incongru et dangereux», soit «une façon immature de supprimer le problème en supprimant l’enfant». Pourquoi n’a-t-elle rien dit à personne ? la questionne-t-on en boucle. «La peur», répète Mallaury D. De la colère parentale. D’être à leurs yeux «une fille qui va partout». De devoir avouer qui est le père.
«Je suis une fille détruite»
«C’est sûr que j’aurais crié, admet Jacques, droit dans sa doudoune et vacillant dans ses mots émus. Mais j’aurais accepté cet enfant, même de couleur. Je ne suis pas raciste. Personne n’a vécu ce que j’ai vécu. Je ne voulais pas que ma fille soit avec un étranger, qu’elle soit soumise, qu’elle porte le voile.» Il raconte par bribes ce malheur qu’il aurait voulu éviter à tout prix et qu’il n’a fait que reproduire, cette haine qu’il a subie et finalement répétée sans s’en rendre compte. Claire, son épouse, avait 19 ans quand ils sont tombés amoureux. Mais, Mimoun, le père de la jeune femme, marocain, ne voulait pas qu’elle épouse «un Français». Que diraient les voisins ? Que penseraient ses collègues ? Malgré les coups et les menaces, Claire a fait sa valise. «Quand je suis partie, je n’avais rien, j’en ai bavé. Je ne veux pas ça pour ma fille», pleure-t-elle dans sa robe fuchsia. «Je m’en veux beaucoup. Si je n’avais pas été aussi sévère, ça ne serait pas arrivé», s’effondre, à son tour, son mari.
Depuis le mois d’août et à l’ouverture de l’audience, encore, ils ne parlaient plus à leur fille. Ils avaient appris qu’elle était en couple depuis trois ans «avec un Turc». Excédés, ils lui avaient ordonné de choisir, c’était lui ou eux. Mallaury D. avait répondu : «Lui.» Maislentement, au fil de l’audience, ils se sont rapprochés. Lors des suspensions, on les a vus côte à côte, trois corps pleurant ensemble. Et derrière l’accusée, sur ces bancs en bois déserts du premier jour, d’autres membres de la famille se sont installés. Jusqu’à former, sans même qu’on y prenne garde, une «mêlée de rugby prête à la pousser», selon Me Emmanuel Riglaire.
Quelques heures avant le verdict, quand elle s’est levée, le visage brouillé de fatigue et d’angoisse, pour indiquer que son compagnon l’avait quittée le matin même – «Je me suis encore fait avoir. Je me retrouve dans une situation où il n’y a personne» – la mêlée s’est récriée. Quand elle a ajouté qu’il la frappait, la mêlée a tremblé de rage. Et quand elle a été condamnée à six ans d’emprisonnement avec mandat de dépôt – l’avocate générale Nadège Perrin avait demandé une peine comprise entre six et huit ans d’emprisonnement – la mêlée est restée, comme elle, muette et sidérée. Vendredi soir, Mallaury D. est partie à la maison d’arrêt de Sequedin. Elle a laissé dans cette salle au carrelage orangé et aux néons trop bas, la «fille bien». «Je suis une fille détruite, une fille qui comprend pas la moitié de ce qui se passe», a-t-elle décrit. Avant la clôture des débats, son avocat lui avait posé une dernière question : «Mais Mallaury, il t’a fallu une cour d’assises pour te rendre compte que tu es aimée ?» «Malheureusement.»
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