par Gurvan Kristanadjaja et Anaïs Moran publié le 11 juillet 2022
Angéline, Clarisse et Ousmane (1) vivent à Paris depuis plusieurs années. Il et elles ne viennent pas du même pays, n’ont pas le même vécu, mais le trio partage l’expérience identique des sans-papiers confrontés à la rupture des droits d’accès à la santé en France. Angéline, Clarisse et Ousmane sont théoriquement bénéficiaires de l’aide médicale d’Etat (AME), dispositif qui prend en charge, dans la limite des tarifs de la sécurité sociale, les frais médicaux des personnes en situation irrégulière sur le sol français. Pourtant, l’obtention de cette AME est loin d’être évidente dans la réalité. Encore moins depuis de récentes mesures gouvernementales qui ont drastiquement complexifié les démarches et les critères pour pouvoir en bénéficier. Dans Libération, ils témoignent tous les trois de leur parcours de soins décousu et racontent les entraves d’un système défaillant et discriminatoire.
Angéline, 40 ans : «C’était un cauchemar sans fin»
Plus de six années en France, six années de méandres médicaux. D’obstacles, de refus, de confusion. Depuis son arrivée à Paris en octobre 2015, Angéline, Congolaise de 40 ans, n’a connu le droit et le soulagement d’être soignée que par intermittence. «Je n’ai jamais su comment j’allais être reçue dans un hôpital, ou dans une pharmacie. Si on allait me rejeter ou non. C’est toujours la grande loterie», résume-t-elle lors de notre rencontre. Il n’y a aucune amertume dans sa voix. Elle est plutôt du genre à brandir sa bonne humeur pour éclipser sa pudeur et sa détresse. Mais les tracas et l’accablement sont bien là, tapis jusque dans le creux des cernes.
Ses ennuis de santé ont démarré par de gros troubles du rythme cardiaque et deux pieds gonflés. C’était tout début 2016. Un an après son départ de la république démocratique du Congo, qui l’avait d’abord conduit en Grèce, puis mené en Belgique, avant de pouvoir rejoindre sa sœur en région parisienne. «La première fois que je suis allée aux urgences, parce que je ne supportais plus mes pieds trop douloureux, on m’a dit “on ne peut pas vous prendre en charge, vous êtes dublinée” [demandeuse d’asile sous le coup d’une procédure de transfert vers le pays d’entrée en Europe, ndlr]. Et puis c’est tout, ils ne pouvaient rien faire. Les semaines suivantes, j’ai tenté ma chance dans d’autres hôpitaux, mais on m’a fait la même réponse. Ce que je comprenais de tout ça, c’est qu’il fallait que je retourne en Grèce si je voulais être soignée. Donc que je n’avais pas d’autre choix que de rester seule avec mes problèmes.»
A cette époque, Angéline n’a jamais entendu parler de l’aide médicale d’Etat (AME). Son état physique se dégrade encore. Les palpitations dans sa poitrine s’amplifient et l’engourdissent. Elle ne peut même plus monter les escaliers. Son souffle est saccadé. Une connaissance croisée dans son squat de Pierrefitte, en Seine-Saint-Denis, lui donne l’adresse du Comité pour la santé des exilé.e.s (Comede) spécialisé dans le soin et l’accompagnement. On est en mai 2016. Le médecin de l’association qui la reçoit, dans une annexe de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), appelle aussitôt ses collègues hospitaliers et leur somme de la prendre en charge. Angéline sera alitée trois semaines pour un bilan de ses insuffisances cardiaques. Elle ressortira de son hospitalisation avec une facture irremboursable, que l’association parviendra à effacer après onze semaines d’imbroglio administratif et de relances pour obtenir l’AME et sa rétroactivité.
«Qui sait ce qu’elle serait devenue sans le maillage associatif, interroge Bénédicte Maraval, son assistante sociale référente au Comede. Le système mis en place par l’Etat ne fait qu’aggraver la situation médicale de ces personnes puisqu’il les repousse hors des murs de l’hôpital tant que leur dossier n’est pas dans les clous. Sauf que rien n’est fait pour leur dire qu’il peut l’être et pour les épauler dans les démarches à suivre. Même au Comede, on bute parfois pour obtenir une AME. Imaginez une personne étrangère et isolée, sans aucun soutien juridique ou administratif…»
Pour Angéline, les peines ne se sont pas arrêtées là. Le 29 septembre 2016, alors enceinte de cinq mois, elle perd son enfant à l’hôpital Necker de Paris des suites d’une crise d’éclampsie − provoquée par une hypertension artérielle chez certaines femmes lors de leur grossesse. «C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à avoir mes problèmes aux yeux. J’attendais tellement cet enfant… Je crois que j’ai fait une réaction physique après tout ça. J’étais épuisée de tous mes problèmes de santé ignorés, je pense que j’ai eu comme un contrecoup.» Angéline souffre d’une occlusion veineuse de la rétine. L’AME enfin obtenue lui permet d’obtenir des médicaments à la pharmacie et de recevoir des injections en centre hospitalier Mais en janvier 2017, elle se retrouve de nouveau dans un «trou noir» bureaucratique. Car le Comede et elle ont lancé une demande d’asile et les logiciels de l’Etat s’affolent : est-elle désormais sous le régime de la protection universelle maladie qui lui donne le droit à la couverture maladie universelle complémentaire, ou reste-t-elle affiliée à son AME, valide jusqu’en juin 2017 ? Les autorités mettront six mois à trancher, entraînant des errements médicaux sur toute la période. «Quand j’allais à la pharmacie, un coup leur ordinateur disait que mon ouverture de droits était fermée, un coup on me donnait mes médicaments. Même chose quand je devais faire des analyses en laboratoire. On m’a aussi refusé deux fois mes piqûres dans les yeux. C’était un cauchemar sans fin.»
La situation se régularise de nouveau à l’été 2017, lorsque Angélique intègre officiellement le régime de protection médicale proposé aux demandeurs d’asile. Sauf que depuis, toutes ses demandes d’asile sont rejetées. Le 31 décembre 2022, elle pourrait définitivement être exclue de ce régime de protection médicale. «Dans ce cas-là, je serai obligée de rebasculer vers l’AME. J’espère que les démarches se feront sans trop de complications, car j’ai bien conscience que tout avance au ralenti. J’ai peur de me retrouver de nouveau sans rien, sans aucune protection. J’y pense déjà.»
Clarisse, 36 ans : «Je leur ai dit que s’ils voulaient, je pouvais laver le sol pour rembourser les factures»
Quand Clarisse a posé le pied en France en 2019, elle pensait prendre soin de son conjoint, hospitalisé, avant de repartir pour le Cameroun. «Il a été transféré en France car on ne pouvait pas le soigner au Cameroun. Quand son état s’est dégradé, il fallait que je sois là pour l’assister», se souvient-elle.
Au moment de grimper dans l’avion avec son très jeune fils de 18 mois, elle remarque que ce dernier est tout gonflé. «J’ai cru qu’il faisait une réaction allergique», glisse la jeune femme. A peine arrivée à l’aéroport, son état de santé s’aggrave : ils grimpent tous les deux dans un taxi, direction les urgences, en Ile-de-France. «Là-bas, j’ai donné son acte de naissance et surtout j’ai dit que je ne pouvais pas payer, que je n’avais pas l’argent. J’étais angoissée car j’avais peur qu’on me bloque à l’hôpital. Dans mon pays, quand tu ne peux pas payer on te retient pendant des jours. Ils m’ont répondu qu’il n’y avait pas de souci pour l’argent mais que pour mon fils, c’était grave et qu’on devait l’hospitaliser.» Le jeune garçon est admis en soins intensifs pour plusieurs jours. Clarisse a deux obsessions : savoir comment va son enfant et qui va payer les factures de l’hôpital. «Je posais la question à toutes les personnes que je croisais. On a fini par me répondre que la journée coûtait 2 000 euros. Qu’on m’enverrait la facture plus tard. Et qu’en attendant, il fallait que je fasse les démarches avec l’assistante sociale.» Au bout de trois jours, elle ressort avec une facture de 6 000 euros et un diagnostic lourd pour son enfant, atteint d’une maladie sanguine chronique grave.
On lui explique aussi qu’il lui est impossible de retourner au Cameroun, où l’espérance de vie de son fils serait fortement diminuée, faute d’équipements adaptés pour prendre en charge sa maladie. Problème : quand Clarisse fait une demande d’aide médicale d’état (AME), celle-ci est refusée au motif qu’elle ne peut pas prouver plus de trois mois de présence sur le territoire, une condition obligatoire. «Ça n’avait pas de sens, on a essayé de leur expliquer que mon mari était là depuis plus de trois mois, qu’il était aussi hospitalisé et que c’était son fils. Mais ils n’ont rien voulu savoir.» Sans aide en France, elle enchaîne les nuits sur les canapés d’amies ou de connaissances en région parisienne. Son jeune fils doit consulter régulièrement un pédiatre, mais tant qu’elle n’a pas réglé la facture, l’hôpital refuse de lui donner un rendez-vous.
Le jeune garçon fait une nouvelle crise en octobre 2020. «Les médecins m’avaient dit que quand il allait mal, il ne fallait pas traîner et le transfuser immédiatement. Chaque seconde compte.» Elle se rend aux urgences. «J’ai dit au médecin que je n’avais pas de sécurité sociale. Il m’a répondu qu’il fallait à tout prix l’hospitaliser. Je lui ai demandé si on ne pouvait pas plutôt lui donner des médicaments, car j’avais déjà des factures à payer d’un autre hôpital. Le médecin m’a dit qu’il allait vraiment mal, qu’il fallait le garder. Et on m’a envoyé vers une nouvelle assistante sociale, qui a fait une autre demande d’AME.» La demande d’accès au dispositif lui revient encore une fois avec un refus : elle a beau justifier sa présence sur le territoire auprès de son conjoint depuis 2019, rien n’y fait sans qu’elle ne sache pourquoi. La mère et son jeune enfant ressortent de l’hôpital avec une nouvelle facture de 8 000 euros. «Quand je l’ai appris, j’avais les larmes aux yeux. Je leur ai dit que s’ils voulaient, je pouvais laver le sol pour rembourser les factures,dit-elle en écrasant une larme sur sa joue. Ça a changé beaucoup de choses car à partir de ce moment-là, quand il tombait malade, je n’allais pas à l’hôpital parce que je pensais aux factures. J’attendais le dernier moment. Quand son état s’aggravait et que j’allais perdre mon enfant à cause des factures, je finissais par y aller.»
Après plusieurs mois, elle reçoit un premier courrier d’huissier, réclamant les sommes dues. Puis un second. Vient ensuite une ordonnance de saisine des comptes. «J’aurais bien travaillé pour les payer, mais je suis seule, je dois m’occuper de mon mari et de mon enfant, tous les deux malades. Je ne connaissais pas ce pays avant de venir…» souffle Clarisse. A ce jour, elle doit toujours rembourser plus de 14 000 euros. «Quand on rencontrait d’autres étrangers, ils nous disaient que c’était la même chose pour eux, que les difficultés administratives étaient nombreuses. Les gens ici disent qu’on vient profiter du système, ils nous collent des étiquettes et pensent que je suis malhonnête. Mais avec la maladie de mon enfant, je n’ai pas d’autre choix que d’être en France pour le soigner.»
Ousmane, 17 ans : «Je subissais juste, personne ne faisait attention à moi»
Ousmane est aujourd’hui protégé par une couverture maladie. Mais l’histoire cabossée de l’adolescent raconte les défaillances de l’Etat et l’énergie des associations pour les suppléer. «Quand on n’a pas de papiers en France, on ne se sent en sécurité nulle part, même pas dans les lieux de santé, témoigne-t-il le jour de notre rencontre, dans le bureau du centre d’accueil et d’orientation médicale de Médecins sans frontières à Pantin, en Seine-Saint-Denis. J’ai vécu de grands moments de solitude à mon arrivée en France, où j’avais l’impression que mon corps me lâchait et personne ne me venait en aide. Avec du recul, je trouve que cela était injuste et très vicieux.»Ousmane, épaules larges et regard doux, a quitté le Mali, seul, en octobre 2020. Ses problèmes de santé ont débuté sur la route de l’exil, avec l’irruption de crampes en bas du ventre, aiguës et aléatoires. Les douleurs se sont amplifiées durant le trajet. A son arrivée à Paris, elles n’étaient plus supportables. Il fallait soigner. Mais l’adolescent isolé s’est retrouvé face à l’absurdité du système français.
Dans les textes, les enfants étrangers bénéficient de l’aide médicale d’Etat (AME) dès leur arrivée sur le territoire − en attendant la reconnaissance de leur minorité et la bascule sous le régime de la protection universelle maladie. En réalité, Ousmane s’est débrouillé des mois durant, ignorant de ses droits au dispositif et ignoré par les services de l’Etat. Invisible au sein du système, le jeune homme était seulement épaulé par l’ami qui l’hébergeait alors, et qui se rendait pour lui à la pharmacie récupérer des antidouleurs ou lui prêtait directement sa carte vitale. «On se débrouillait comme ça, en échangeant nos identités, on n’avait pas le choix. Toute cette organisation provoquait en moi un stress dingue, ingérable avec ce que je ressentais déjà au niveau du ventre.»
Le 3 mars 2021, «incapable de marcher», il finit par «oser» se rendre aux urgences de l’hôpital Henri-Mondor, dans le Val-de-Marne, après cinq mois d’errance médicale. Les médecins l’examinent, lui font passer un scanner et détectent des calculs vésicaux qu’il faut retirer. Mais déclarent l’opération impossible. «Ils m’ont dit que je n’avais pas l’AME et qu’il fallait de toute façon l’autorisation de mon représentant légal. Mais je n’avais personne, moi, je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient», confie Ousmane. Les mois passent, les maux ne s’apaisent pas. Et la détresse enfle à ne plus pouvoir dormir. «J’étais de plus en plus paniqué, je pleurais beaucoup. Je suis retourné plusieurs fois aux urgences, j’avais le sentiment que je pouvais en mourir, mais ils ne pouvaient programmer l’intervention.»
Médecins sans frontières est alerté de la situation du mineur. Marie Aujoulat, infirmière de l’ONG se met en lien, en juin, avec le service d’urologie de l’établissement ainsi que celui des permanences d’accès aux soins de santé, «pour tenter de comprendre le blocage» :«Ils me disaient que sans dossier administratif à jour, ils ne pouvaient rien faire, car son état de santé ne relevait pas d’une urgence vitale absolue, explique-t-elle. Je leur ai répondu que l’AME aurait dû légalement lui être octroyé dès son arrivée, qu’on avait été obligé de relancer à plusieurs reprises et qu’on ne s’attendait pas à avoir une régularisation de la situation avant des mois. Ce qui semblait une éternité pour un jeune, isolé, en détresse, qui souffrait au quotidien.»
L’hôpital Henri-Mondor finit par accepter. Ousmane est opéré en juin, sans facture à la sortie. Médecins sans frontières s’assure que des antalgiques puissent aussi lui être donnés gratuitement à la sortie de son hospitalisation. Une travailleuse sociale d’une autre association vient le récupérer sur son temps libre. «C’est grâce à ces femmes que je suis sorti de cette galère, insiste le jeune homme. Moi, j’étais incapable de bien expliquer à l’hôpital ma situation administrative. Je subissais juste, en voyant bien que j’étais livré à moi-même, que personne ne faisait attention à moi.»
Le calvaire d’Ousmane aura duré huit mois. «L’hôpital a finalement fait preuve d’écoute, salue Marie Aujoulat. Ce n’est jamais simple pour des soignants, déjà débordés par leur quotidien, de trouver du temps pour réunir tous les éléments de ce genre de dossier et comprendre l’absurdité de la situation imposée par l’Etat. L’histoire d’Ousmane a évolué favorablement. Mais il y a d’autres jeunes qui attendent toujours.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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