Par Justine Rodier Publié le 14 juillet 2022
Quelque 200 aumôniers - catholiques, musulmans, protestants et juifs - officient au sein de l’armée française, notamment pour garantir l’accès au culte. Mais leur mission va bien au-delà.
La grande salle est séparée en deux par une paroi coulissante. D’un côté, une trentaine de chaises font face à la sacristie. De l’autre, une salle vide et une moquette beige où s’étendent tous les jours des tapis de prière. Une petite porte donne sur la salle des ablutions. Pour les grands-messes ou prières importantes, la cloison mobile se rabat et chacun des espaces double sa superficie.
Ici, au cœur de l’Hexagone Balard, le site du 15e arrondissement de Paris rassemblant les principaux services du ministère des armées, la salle intercultes est modulable pour permettre aux différentes religions de cohabiter. « Un second mur coulissant ferme la sacristie et nous pouvons alors utiliser la salle pour des célébrations juives et protestantes », détaille Esther, femme aumônier israélite [l’équivalent féminin du mot « aumônier » n’existe pas et le nom de famille des militaires n’est pas communiqué].
Les aumôneries répondent au devoir de l’Etat de « garantir le libre exercice des cultes », tel qu’édicté par la loi de 1905, dans les espaces où cette liberté est restreinte, comme c’est le cas pour l’armée. En territoire français, sur base ou en opération intérieure (OPINT) et à l’étranger (OPEX), les aumôneries permettent aux militaires croyants de pouvoir pratiquer leur religion.
« Il s’agit, par exemple, de s’assurer que les pratiques alimentaires sont respectées sur tous les terrains et que les fêtes puissent être célébrées, si c’est conciliable avec les impératifs militaires », expose Esther, qui a ainsi envoyé des repas casher en OPEX pour Pessah. Sur leur base, les aumôniers peuvent également accompagner les familles des militaires lors des cérémonies religieuses marquant la vie des individus, comme les mariages.
Logés à la même enseigne que les troupes
Les aumôniers militaires sont bien des militaires, employés par l’armée, mais avec une hiérarchie spécifique, sans correspondance avec la hiérarchie militaire générale. La tradition veut qu’ils aient symboliquement un « grade miroir », c’est-à-dire qu’ils prennent le grade de leur interlocuteur, quel qu’il soit.
S’ils ne sont pas censés participer aux combats, les aumôniers sont logés à la même enseigne que les troupes : dortoirs, cantine, bivouac… « Nous n’avons pas de régime particulier, et le fait de tout partager nous permet d’être au plus proche des militaires pour les accompagner », analyse Etienne Waechter, aumônier en chef pour le culte protestant depuis 2017. Ils se fondent dans le décor, et seuls leurs insignes religieux sur les épaules ou le galon de poitrine les différencient.
Cette proximité leur permet notamment de répondre à leur deuxième mission : être un soutien moral et une oreille disponible pour les militaires. Notamment en OPEX où les soldats cohabitent pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et doivent gérer l’éloignement de leur quotidien.
« Il n’y a pas toujours de psychologues sur les camps, nous devons pouvoir dialoguer avec tout le monde »
« Ce détachement entraîne un repli sur soi et davantage de questionnements face à la foi, mais aussi d’ordre éthique ou personnel. Les militaires sont des personnes prêtes à donner leur vie et à donner la mort, ce n’est pas anodin », observe Nadir Mehidi, aumônier en chef pour le culte musulman depuis mars 2021. « En outre, il n’y a pas toujours de psychologues sur les camps et nous devons pouvoir dialoguer avec tout le monde », poursuit-il.
« En OPEX, l’aumônier m’aide à ne pas m’enfermer dans les horreurs que je peux croiser », témoigne ainsi un officier des troupes de montagne de 26 ans, de confession catholique. Les aumôniers mettent un point d’honneur à être présents pour tout le monde, croyants comme athées. Ils ne sont pas « les aumôniers pour les militaires d’une religion, mais les aumôniers d’une religion pour tous les militaires », promettent en chœur les quatre aumôniers en chef rencontrés par Le Monde. « Mais ils ne doivent pas se prendre pour des psys ! », nuancent-ils immédiatement.
A l’image de la salle intercultes de Balard ou des déjeuners trimestriels entre les quatre aumôniers en chef, la volonté d’un dialogue et d’une fraternité interreligieuse est forte. Tous disent avoir des souvenirs de militaires de confessions différentes, ou athées, venant les consulter. Ce dont témoigne une militaire réserviste d’une trentaine d’années de confession juive : « La religion m’intéresse beaucoup, et j’aime solliciter des aumôniers de confessions différentes pour discuter des textes de manière théorique. »
Pour autant, ces rapprochements interreligieux ne sont pas un réflexe pour tout le monde. « N’étant pas croyant, je me tourne vers mes camarades si j’ai une baisse de moral ; il ne me viendrait pas à l’idée d’aller voir un aumônier », confie pour sa part un militaire de première classe d’une trentaine d’années.
Un officier de l’armée blindée cavalerie, âgé de 28 ans, déclare de son côté qu’il ne consulte que les « padrés » [noms donnés aux prêtres catholiques dans l’armée], car ce sont les représentants de son culte. Toutefois, « je pourrais sans problème solliciter n’importe quel aumônier pour lui suggérer d’apporter son soutien à un camarade qui ne va pas bien », affirme-t-il.
Les aumôniers militaires sont également investis d’une mission de conseil auprès du commandement. Parce qu’ils sont sollicités ou qu’ils jugent bon de faire remonter une information. « Avant son départ en Irak, un capitaine m’a demandé quelques indications sur les chiites et les sunnites », explique par exemple Nadir Mehidi, qui n’a « pas donné un cours de géopolitique mais quelques clés de compréhension ». « En République centrafricaine, le général de l’opération m’a demandé de servir d’intermédiaire pour entrer en contact avec une école protestante, raconte Etienne Waechter. Nous entretenons des relations privilégiées avec les fédérations protestantes de nombreux pays, ce qui peut aider le commandement. »
S’ils estiment avoir une information utile sur l’état d’esprit des soldats, entre fatigue et souffrance due à l’éloignement, les aumôniers peuvent aussi la faire remonter. Sur leur propre initiative et en collaboration avec le commandement, les aumôneries sont en outre conduites à mener des actions humanitaires et parfois communes, telles que des collectes à livrer aux militaires avant un départ. Sur place, la collecte est ensuite répartie entre les écoles, orphelinats ou structures de différentes confessions.
Entre 15 et 125 aumôniers en fonction des cultes
Toutes les aumôneries ne sont pas présentes partout ni sur toutes les missions. Et pour cause : les effectifs varient fortement d’une aumônerie à l’autre. L’armée compte dans ses rangs 15 aumôniers israélites (dont 3 femmes), 35 protestants (dont 6 femmes), 29 musulmans (dont 3 femmes, 7 postes supplémentaires étant à pourvoir à ce jour) et 125 catholiques (dont 16 femmes). Les statistiques religieuses étant interdites en France, il est ardu de déterminer le nombre de fidèles. Difficile également, par conséquent, de connaître le nombre de postes d’aumônier à ouvrir.
La taille des effectifs repose sur des estimations et un « certain héritage historique, notamment pour l’aumônerie catholique », précise l’état-major, qui ajoute que des ajustements peuvent se faire en fonction des besoins constatés.
Reste que pour les aumôneries les plus petites, il n’est pas facile de quadriller l’ensemble du territoire français et d’accompagner les missions. « Le secteur de notre aumônier à Rennes s’étend sur 100 kilomètres…, témoigne l’aumônier en chef musulman Nadir Mehidi. Un autre est rattaché à 6 unités et en visite une par semaine. »
« Ça fait cinq ans que je suis militaire, et je n’ai encore jamais croisé d’aumônier israélite. Juste une fois un protestant et un musulman », relève l’officier de l’armée blindée cavalerie, de confession catholique. « Cela peut être compliqué de trouver un aumônier sur notre zone, abonde un colonel en région parisienne d’une cinquantaine d’années et de confession protestante.Mais cela ne m’a jamais réellement manqué car ils sont très disponibles en cas de gros problème, même par téléphone. »
« Si on était plus nombreux, on répondrait plus efficacement à nos militaires…, admet Joël Jonas, aumônier en chef pour le culte israélite. Mais il serait ingrat de dire que c’est insuffisant : nous remercions l’armée française de nous avoir offert ces postes. »
En plus de ceux à temps plein, chaque aumônerie s’appuie sur des aumôniers réservistes à temps partiel (réserve opérationnelle) ou bénévoles (réserve citoyenne). Le poids des réservistes varie fortement d’une aumônerie à l’autre : ils sont par exemple 78 pour 125 actifs chez les catholiques mais 34 pour 35 actifs chez les protestants, soit presque autant.
Les aumôneries israélite, protestante et catholique existent depuis 1874, mais l’aumônerie musulmane date de 2005
Une fois nommés par les aumôniers en chef et validés par le ministère des armées, les aumôniers découvrent le monde militaire que certains n’ont alors que très peu – voire jamais – côtoyé. Chaque année, une formation de trois semaines à Salon-de-Provence est délivrée aux nouveaux arrivants. « On apprend l’uniforme, les grades, à faire les nœuds, on bivouaque », énumère l’aumônier Esther, passée auparavant par l’enseignement et le monde des affaires. « Tous les aumôniers sont mélangés, et nous créons des liens interreligieux que nous gardons après la formation », se souvient-elle.
C’est aussi le moment où les aumôniers apprennent à utiliser des armes. Mais les quatre aumôniers en chef le soulignent fermement : « Nous ne sommes pas des combattants. » Ils demandent d’ailleurs aux aumôniers de ne pas porter d’armes, sauf si le commandement l’exige à des fins de défense. « Mais depuis mon arrivée en 2007, je n’en ai jamais porté », témoigne Etienne Waechter.
Après plusieurs années à exercer et une certaine connaissance du terrain, les aumôniers peuvent monter en grade et passer aumôniers régionaux ou aumôniers adjoints. Puis être nommés aumônier en chef, sur proposition de l’institution religieuse correspondante (le Conseil français du culte musulman, la Fédération protestante de France ou le Consistoire central israélite de France pour les trois cultes sans autorité centralisatrice comme celle de l’Eglise catholique) et validation du ministère des armées.
Chez les catholiques, toutefois, le pape propose directement un évêque qui n’a jamais été aumônier par le passé. « Cela permet d’avoir une distance et une proximité égales avec les différentes armées : terre, mer, air, gendarmerie… pour n’avoir fait partie d’aucune », commente Antoine de Romanet, évêque aux armées françaises et aumônier militaire en chef du culte catholique.
Une aumônerie musulmane très récente
Si aujourd’hui le ministère des armées compte officiellement quatre aumôneries, cela n’a pas toujours été le cas. Les aumôneries israélite, protestante et catholique existent depuis 1874, l’aumônerie musulmane de 2005. Sa création a permis de « pallier une inégalité de traitement de la deuxième religion de France », indique un document du ministère des armées sur la laïcité.
Les militaires musulmans sont pourtant massivement présents dans l’armée française depuis 1850, précise Elyamine Settoul, maître de conférences en sciences politiques et spécialiste des militaires issus de l’immigration dans l’armée. Alors pourquoi l’aumônerie n’a-t-elle pas été créée plus tôt ? « Notamment car le Conseil français du culte musulman (CFCM), qui nomme les aumôniers en chef, n’a émergé qu’en 2001, précise-t-il. Lors des conflits mondiaux, des dispositifs étaient toutefois mis en place par décrets provisoires pour traiter les militaires musulmans comme les autres et ne pas briser la cohésion globale. Mais rien n’était organisé de manière permanente, par peur que cela crée une sous-cohésion concurrente à la cohésion militaire. » Entre 1962 et 2005, des militaires officieusement nommés s’assuraient ainsi de garantir le culte, responsabilité parfois également prise en charge par l’aumônerie israélite.
Aujourd’hui, les quatre cultes représentés sont ceux identifiés par le ministère des armées comme étant majoritaires. Toutefois, certains militaires appartiennent à d’autres confessions, comme l’orthodoxie ou le bouddhisme. Depuis 2017, un aumônier orthodoxe réserviste, l’aumônier Egor, est ainsi présent au commandement de la Légion étrangère à Aubagne (PACA). Sur ce site, la présence importante de militaires orthodoxes, venus d’Europe de l’Est, a nécessité sa nomination.
Si une femme aumônier est sollicitée, elle n’a souvent pas d’autres choix que de faire appel à un confrère pour assurer le service à sa place
« J’ai vu qu’il y avait une demande et je me suis rapproché du ministère des armées qui a accepté que je sois réserviste affecté entre quarante et soixante jours par an », témoigne-t-il. Ses missions peuvent dépasser le cadre de la Légion étrangère : « Si nous recevons une demande de soutien cultuel orthodoxe dans les troupes françaises, nous la renvoyons vers le père Egor », relate l’aumônier en chef protestant Etienne Waechter. « Cela m’arrive fréquemment de recevoir des militaires hors Légion étrangère pour des cérémonies ou une écoute, acquiesce le père. Même si la grande majorité des militaires ne savent pas que je suis là… »
Il arrive aussi que les militaires bouddhistes sollicitent les aumôniers, même si cela reste « rare », estiment les aumôniers en chef. « Quand c’est le cas, nous les redirigeons vers un interlocuteur extérieur », poursuit Etienne Waechter.
Dans les armées étrangères, « les cultes représentés sont différents en fonction de la sociologie religieuse des pays, pointe le chercheur Elyamine Settoul. Au Canada, il y a par exemple une aumônerie pour les populations autochtones. »
Un monde d’hommes
La religion et l’armée étant deux mondes majoritairement masculins, les femmes sont, sans grande surprise, très minoritaires au sein des aumôneries militaires. Sur les 221 aumôniers, 28 sont des femmes, soit 12 %. Chiffre assez fidèle à leur présence dans l’armée puisque, selon une enquête du ministère de la défense, en 2015, elles représentent 15,5 % des militaires et 6,7 % des intervenants en OPEX. Cinq d’entre elles sont cadres avec le grade de femme aumônier régionale : une pour le culte musulman, une pour le culte protestant et trois pour le culte catholique.
« J’ai de la chance : mon aumônier est une femme ! sourit la militaire réserviste juive. J’oserais moins solliciter un aumônier masculin et sentirais une plus grande distance », ajoute-t-elle en précisant que dans le civil, elle préfère échanger avec la femme de son rabbin que directement avec ce dernier. « Il est aussi plus simple pour moi de me confier et d’être comprise par une femme », souligne-t-elle.
Ainsi, malgré cette proportion très modeste de femmes aumôniers, les quatre représentants s’accordent à dire que leur présence est importante pour une juste représentation des troupes. Le rabbin Joël Jonas affirme d’ailleurs vouloir prochainement nommer une femme aumônier régionale. Actuellement en phase de recrutement, Nadir Mehidi se dit également attentif à cette question.
Mais même si ces volontés affichées se confirment et que la proportion des femmes évolue, leur action reste de toute façon largement limitée. Dans la plupart des cultes, une femme ne peut pas effectuer les mêmes tâches que les hommes. Si une femme aumônier est sollicitée pour une célébration, une prière quotidienne, une cérémonie ou un prêche du vendredi auprès des militaires de sa base, elle n’a souvent pas d’autre choix que de faire appel à un confrère pour assurer ce service à sa place.
Ainsi, « je me vois mal les envoyer en OPEX », admet Nadir Mehidi. Avant de réfléchir à voix haute : « Ou alors, il faudrait qu’elles soient secondées par un homme… » Une option de toute façon jugée inenvisageable au vu des effectifs, déjà justes.
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