par Gurvan Kristanadjaja et Anaïs Moran
On le constate avec plus d’acuité depuis plusieurs mois : à leur arrivée en France, les exilés ne sont pas tous traités de manière égale. Quand la guerre a éclaté en Ukraine, de nombreux ressortissants se sont réfugiés dans l’Hexagone. Bénéficiant d’une protection temporaire inédite sur le territoire, selon l’expression formulée dans la note d’information interministérielle datant du 25 mars, les personnes en provenance d’Ukraine peuvent se présenter en préfecture ou auprès de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) pour obtenir un titre de séjour. Cette décision a provoqué, chez les associations, un sentiment contrasté. «Nous nous réjouissons que ce régime exceptionnel [accordé aux ressortissants ukrainiens et individus reconnus comme réfugiés en Ukraine, ndlr] soit en adéquation avec les recommandations formulées depuis plusieurs années. Mais ces conditions de premier accueil doivent être garanties à toutes les personnes en besoin de protection», clarifiaient, le 29 mars, les associations d’aide aux réfugiés dans un communiqué commun. C’est vrai par exemple pour les Afghans, qui eux aussi ont fui la guerre, mais doivent se soumettre à de longues démarches administratives pour obtenir l’asile.
Cette différence de traitement est particulièrement inéquitable en matière d’accès à la santé. Pour les Ukrainiens, la protection universelle maladie (Puma) – qui prend en charge les soins des étrangers en situation régulière et donc aussi des demandeurs d’asile – et la complémentaire santé solidaire leur sont accordées «sans délais» dès leur arrivée, détaille le document émis conjointement par les ministères de la Santé et de l’Economie. Tandis que pour tout autre étranger, qu’il soit demandeur d’asile prétendant à la Puma ou sans-papiers en droit de jouir de l’aide médicale d’Etat (AME), destinée aux personnes en situation irrégulière, les démarches pour obtenir une couverture maladie s’avèrent un véritable labyrinthe administratif.
La liste des conditions est longue
A l’initiative du gouvernement en 2019 et 2020, une loi de finances et des décrets ont retardé, réduit, voire confisqué la prise en charge des frais de santé des personnes étrangères. La liste des mesures déployées est longue. Introduction de trois mois de carence avant de pouvoir bénéficier de la protection universelle maladie pour les demandeurs d’asile ; réduction de douze à six mois du maintien de la Puma pour les étrangers qui perdent leur titre de séjour ; obligation pour les personnes sans papiers de prouver leur situation d’irrégularité au moins trois mois avant de prétendre à l’AME ; instauration d’un délai de neuf mois d’ancienneté à l’AME pour la prise en charge de certaines opérations (de la cataracte, de la hanche par exemple) ou soins de ville… Toutes ces récentes dispositions, initiées sous l’ère de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, sont «autant de nouvelles barrières dans le parcours de soins de personnes déjà précarisées», explique Christian Reboul, référent «migration, droits et santé» au sein de l’association Médecins du monde.
Depuis ce bouquet de mesures, il est également impératif pour un étranger sans papiers de venir déposer, en personne, sa première demande d’AME au guichet. Les associations et les travailleurs sociaux, lien essentiel pour épauler ces individus isolés souvent déroutés face à la barrière de la langue et la sinuosité du système étatique, ne peuvent donc plus prendre le relais et engager les démarches pour eux. «Cette politique laisse sciemment la santé des gens se dégrader. C’est un non-sens en matière de santé des personnes et de santé publique, développe Christian Reboul, de Médecins du monde. Jamais aucun gouvernement ni aucun parti n’avait jusque-là proposé une mesure remettant en cause l’accès aux soins immédiat des demandeurs d’asile et la repoussant de trois mois. Au vu de leurs histoires et de leurs parcours, ces personnes peuvent avoir besoin d’une prise en charge instantanée, y compris pour soigner les souffrances psychiques.»
Pour Matthias Thibeaud, chargé de projet «santé et droits sociaux» à la Cimade Ile-de-France, derrière les décisions politiques du chef de l’Etat, transparaît un «fantasme» commun, qui voudrait que les étrangers en situation irrégulière profitent du système de santé français : «Il y a dans le discours politique, surtout à droite, l’idée que cela créerait un appel d’air, alors que de nombreuses études, notamment de l’Ined, ont démontré que c’était faux. L’ouverture des droits de santé aux personnes sans papiers concerne 300 000 personnes, contre 62 millions pour l’assurance maladie, ce qui permet de relativiser», poursuit-il.
«L’accès à la santé doit être universel et inconditionnel»
Depuis trois mois, l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE) réclame lui aussi que les mesures facilitant à «juste titre» l’accès aux soins des Ukrainiens et Ukrainiennes s’appliquent «à toutes les personnes exilées». Sans que, pour l’heure, le gouvernement ne fléchisse sur le sujet. «L’accès à la santé et aux soins doit être universel et inconditionnel», écrivaient, le 21 mars, les membres de l’ODSE dans un communiqué. En pointant précisément «l’injustice et la discrimination» des mesures prises en 2019 et en 2020 par le gouvernement, «choix exactement inverse» de leur politique d’accueil actuelle pour les individus en provenance d’Ukraine.
«Pour l’exécutif, c’est manifestement une question de légitimité, sauf que cette notion n’a aucun sens car elle relève de l’arbitraire. On est d’accord pour prendre immédiatement en charge la santé des Ukrainiens, mais celle des autres, en revanche, c’est non. Le message est d’un cynisme écœurant, s’indigne Didier Maille, coordinateur du pôle social et juridique au Comité pour la santé des exilé.e.s. Lorsqu’on veut accueillir des gens, les pouvoirs publics savent lever les obstacles. Pour la majorité des nouveaux arrivés en France, notre gouvernement veut surtout mener une politique délibérée de mépris de leur santé.» Sollicité, le ministère de la Santé n’a pas répondu à nos questions.
Depuis le résultat des élections législatives, les acteurs associatifs s’inquiètent aussi des conséquences de l’arrivée à l’Assemblée nationale de 89 députés Rassemblement national. «Même si la droite et l’extrême droite ne sont pas majoritaires, il pourrait y avoir des négociations» sur l’accès aux soins des exilés, estime Mattias Thibeaud, de la Cimade Ile-de-France, qui a peur «qu’il y ait des dépôts d’amendements qui introduisent soit un coût d’entrée, soit une nouvelle restriction du panier de soins». Le budget de l’AME doit faire l’objet d’une discussion au Parlement dans le cadre du projet de loi de financement à partir de septembre.
(1) Le prénom a été modifié.
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