par Elsa Maudet et Anaïs Moran publié le 10 juillet 2022
La titulaire du poste est magistrate de formation, passée par le cabinet d’Edouard Philippe en tant que conseillère justice, avant de devenir, en septembre 2020, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Elle dévoile en exclusivité à Libération sa feuille de route sur l’enfance, dont l’approche nécessite désormais des mesures phares et des engagements concrets.
Emmanuel Macron a affirmé que la protection de l’enfance serait au cœur de son second quinquennat. Dès lors, pourquoi n’y a-t-il pas de ministère dédié à l’enfance ?
Le sujet de l’enfance concerne tout un chacun et doit être présent dans tous les ministères. Un ministère sur l’enfance de plein exercice ne récupérerait pas les crèches, les écoles maternelles, les lycées, la santé, la pédopsychiatrie. Mon positionnement auprès de la Première ministre me permet de fédérer l’ensemble des ministres impliqués, les départements, les associations, tous très engagés au quotidien. La diversité, c’est eux. La convergence, le fil rouge, c’est moi.
Quelles sont vos priorités à la tête de ce secrétariat d’Etat ?
On a un énorme angle mort : l’enfance maltraitée. On a besoin de libérer la parole de l’enfant, et aussi celle de l’adulte, qui est parfois stupéfait devant les faits ou qui se dit qu’il n’est pas le mieux placé pour parler, que d’autres vont le faire à sa place. On a quand même plus de 100 infanticides par an dans ce pays, autant que de féminicides. Il est temps d’en prendre conscience.
La commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a publié fin mars ses conclusions intermédiaires pour «mieux protéger les enfants». Avez-vous le projet de les mettre d’ores et déjà à exécution ?
Ces préconisations seront évidemment prises en compte, cela va être un marqueur fort de ma feuille de route. Mon rôle, c’est que tout le monde ouvre les yeux et se fédère, pour révéler, travailler, agir dans la durée et par tous les moyens. On va se pencher sur la formation, l’information. J’aimerais aussi avancer sur l’éducation à la parentalité. Certains pays ont intégré cela dans la scolarité de leurs enfants comme d’autres compétences. En France, on sort du lycée avec le bac sans jamais s’être posé la question de savoir ce qu’est la responsabilité d’être parent.
L’Aide sociale à l’enfance (ASE) dépend des départements, ce qui crée des différences de prise en charge d’un territoire à un autre. Ne faudrait-il pas la recentraliser pour assurer l’égalité entre jeunes ?
Ce serait une erreur de mettre en place une organisation centralisée, identique pour tout le monde, alors qu’on a besoin d’être au plus près des réalités du territoire. Ce qui se passe en Seine-Saint-Denis, ce n’est pas ce qui se passe en Lozère. Par contre, mettre plus d’Etat, au niveau des départements, pour coordonner cette politique publique, grâce aux préfets et aux procureurs, oui. Il nous faut des lieux où les professionnels se rencontrent au sujet des enfants les plus fracturés. Un enfant ne peut pas avoir huit référents autour de lui, entre la santé, l’école, l’ASE, la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), la MDPH (maison départementale des personnes en situation de handicap), qui ne sont pas nécessairement coordonnés.
La presse relaie fréquemment des cas de violences commises dans les foyers et on a l’impression que rien ne bouge. A quand la systématisation des contrôles ?
On ne peut plus seulement faire de contrôles quand il y a des dysfonctionnements. Il nous faut un véritable plan de contrôle des services de l’Etat aux côtés des départements. Un diagnostic annuel, en répertoriant les structures qui pourraient être enclines à des fragilités. Et adapter les moyens aux besoins en fonction de ce maillage précis. Par exemple, il va falloir acter qu’on visite tous les deux ou trois ans les établissements de placement immédiat ou d’urgence, souvent plus compliqués. Le plan de contrôle sera personnalisé en fonction des territoires qui peuvent accueillir peu ou beaucoup d’établissements.
L’Aide sociale à l’enfance est en crise. Faute de place dans les foyers ou les familles d’accueil, des ordonnances de placement ne sont pas exécutées, des enfants se retrouvent à dormir à l’hôtel ou en camping pendant des mois…
C’est le résultat de plusieurs facteurs et d’abord, je crois, celui de notre politique de placement. Aujourd’hui, quand on décèle des situations de danger, il y a un peu un réflexe qui consiste à dire «on le met à l’abri et on voit après». Cela conduit parfois à placer très vite des enfants au mauvais endroit, et donc à provoquer des situations complexes dans les structures, qui se retrouvent en difficulté et surbookées. Face à l’urgence d’une situation, la solution doit-elle être nécessairement de les placer dans un foyer ? Certains ne devraient-ils pas être pris en charge par le secteur médical ? Ou d’autres accueillis par le tiers de confiance, comme la loi le privilégie désormais ? Il faut réinterroger cela.
Il y a aussi, et surtout, un manque de moyens humains, qu’il s’agisse des éducateurs ou des assistants familiaux.
Oui, on a un problème de vivier de professionnels trop mince au sein de l’ASE. Ce manque d’attractivité s’explique en partie par les niveaux de rémunération. D’où l’effort supplémentaire du Ségur du social [ayant abouti à la revalorisation salariale de 183 euros net par mois aux personnels de la filière socio-éducative, ndlr] même s’il faut qu’on trouve le moyen d’en faire encore plus, sur le fond. Car on sent un épuisement du secteur qui est plurifactoriel. C’est vrai que la qualité de vie au travail n’est pas toujours simple. Comment faites-vous pour fermer la porte d’un établissement et rentrer chez vous, jouer avec vos propres enfants, quand vous avez vécu des journées avec des jeunes fragiles ? Il faut travailler la formation et l’accompagnement des équipes, soulager cette «charge mentale» du métier d’éducateur. On doit pouvoir imaginer des passerelles pour permettre aux professionnels de souffler, de faire un pas de côté, en intégrant des dispositifs d’accompagnement de nos aînés, ou de personnes en situation de handicap. C’est impératif.
Combien manque-t-il d’éducateurs ?
Je suis incapable de vous donner un chiffre. Remonter des données, on n’en est pas capable. Elles sont dans les départements, dans les associations. Il faut qu’on travaille sur des outils statistiques partagés à l’échelle nationale. C’est un enjeu majeur pour moi.
De quel budget disposez-vous pour mener vos chantiers ?
Une des missions de mon cabinet, c’est de commencer par savoir combien il y a d’argent et où. Les départements disent qu’ils dépensent 8 milliards pour la protection de l’enfance stricto sensu.Ce n’est pas rien. D’autant plus qu’ils ne sont pas les seuls : les ministères des Solidarités, de la Santé, de la Justice, de l’Intérieur contribuent à la protection de l’enfance. L’Education nationale aussi. Je solliciterai également l’appui de la ministre à l’Egalité femmes-hommes pour m’aider à lutter contre la prostitution des mineurs. Des moyens, il y en a. Je ne dis pas que c’est suffisant, mais je veillerai à la cohérence et à la convergence des ressources dédiées à l’enfance.
La Première ministre, Elisabeth Borne, a annoncé vouloir créer «un service public de la petite enfance» afin d’ouvrir 200 000 places d’accueil supplémentaires pour répondre au besoin de solutions de garde des jeunes enfants. Or le secteur connaît une énorme crise de recrutement et beaucoup de démissions. Comment comptez-vous agir ?
Si ce n’est pas moi qui piloterai directement ce sujet, j’y serai bien évidemment investie, aux côtés du ministre des Solidarités. Dans le champ de la protection de l’enfance, on peut s’interroger sur le profil des éducateurs de jeunes enfants : faut-il nécessairement que la totalité des professionnels d’un établissement soient embauchés après trois années d’études en Institut régional du travail social (IRTS) ? S’il est hors de question de dégrader l’encadrement, il nous faut être plus souple : par exemple, un éducateur spécialisé en foyer devrait avoir la possibilité de travailler un jour en crèche.
En urgence, dans un contexte de crise, je ne suis pas non plus contre le fait que deux ou trois stagiaires appuient un emploi formé. Il nous faut aller chercher des vocations partout chez nos jeunes, nos étudiants, parmi les professionnels en reconversion, des personnes de tout âge et de tout horizon, motivées et intéressées par cette belle cause. Il nous faut tout faire pour valoriser ces métiers du lien, de l’éducation, qui sont parmi les plus beaux métiers au monde.
Il faut aussi de bonnes conditions de travail et un bon salaire.
Oui. Il faut une meilleure rémunération, de la qualité de vie au travail, de la formation, de l’accompagnement d’équipes, du contrôle de structures. Simplement, cela va prendre du temps.
En septembre, vous aviez dit devant la commission d’enquête parlementaire sur l’immigration que la «générosité» de l’accueil des mineurs étrangers isolés en France pouvait constituer un «appel d’air» migratoire. Qu’entendiez-vous par là ?
Je n’aurais pas dû prononcer le mot «appel d’air», mais «appel de vie». Sur le fond, ma ligne est nette : un mineur qui est isolé sur notre territoire doit être protégé, point final. En revanche, il ne faut pas être naïf : parce qu’il existe ce dispositif de protection inconditionnelle sur lequel il ne faut pas revenir, un certain nombre de majeurs se prétendent mineurs et arrivent dans les établissements de l’enfance. Ils bénéficient de l’énergie, de la disponibilité, des compétences de professionnels qui sont dédiées à la protection de l’enfance. Cela ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas être protégés, qu’ils ne doivent pas avoir accès au statut de réfugiés ou d’autres dispositifs, mais pas au titre de la protection à l’enfance.
La France dispose d’une palette d’outils assez complète pour lutter contre le harcèlement scolaire, mais le nombre de victimes ne change pas, autour de 6 % des élèves. Que faire ?
On a décidé, avec le ministre de l’Education nationale, de faire une opération de communication pour la rentrée prochaine. Il y a le 119 (numéro d’appel national de l’enfance en danger), le 3020 (numéro national pour le harcèlement scolaire) et le 3018 (numéro national pour le cyberharcèlement). On travaille avec les réseaux sociaux que fréquentent les enfants pour qu’ils les diffusent dès septembre. On enverra aux écoles des supports à afficher ou à mettre dans les carnets de correspondance. Pour que les parents et les enfants voient les numéros. Par ailleurs, l’Education nationale va continuer le programme de formation des professionnels. Car on a aussi besoin, sur ces sujets-là, de travailler leur accompagnement, de renforcer l’échange sur le diagnostic.
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