REPORTAGE Dans cet Etat du sud des Etats-Unis, l’interruption volontaire de grossesse est désormais interdite, même en cas de viol ou d’inceste.
Edith Romero ne s’attendait pas à tomber enceinte. Le mois de décembre 2021 venait de débuter. Elle avait pourtant pris la pilule du lendemain, après des rapports non protégés. La jeune femme, arrivée du Honduras à La Nouvelle-Orléans il y a onze ans grâce à une bourse d’études, connaît parfaitement les questions de reproduction. Elle travaille au sein d’une clinique gratuite, appelée Luke’s House, qui fournit des soins médicaux et un accompagnement aux plus fragiles. Son compagnon était resté dans son pays d’origine. Agée de 29 ans, Edith n’a pas hésité longtemps et a décidé d’avorter. « Si je n’avais pas eu accès à cette procédure, j’aurais un enfant que je n’étais pas prête à assumer physiquement, mentalement et financièrement », résume-t-elle. La salle d’attente de la clinique spécialisée était pleine à craquer. Il a fallu revenir deux fois et repasser devant les manifestants, dehors, qui conseillaient à Edith d’adopter Jésus et de renoncer.
Edith Romero, originaire du Honduras, travaillait dans une clinique pour femmes jusqu’au mois de juin 2022. Elle y aidait notamment les femmes ne parlant pas anglais dans les démarches administratives pour accéder à l’avortement. À la Nouvelle-Orléans, le 8 juillet 2022. KASIA STREK POUR « LE MONDE »
Sept mois plus tard, et après dix jours de répit entre deux décisions judiciaires contradictoires, cette clinique a fermé ses portes. Comme les deux autres en Louisiane, situées à Baton Rouge et à Shreveport. Il faudra dorénavant se rendre dans un autre Etat, à des centaines de kilomètres, pour subir une interruption volontaire de grossesse. A condition d’avoir le temps et les moyens. « Des femmes vont souffrir, probablement mourir, dit Edith Romero. Les violences familiales vont augmenter, la pauvreté aussi, surtout dans les minorités latino et noire. Tout cela vient d’une vision rétrograde, antifemme, basée sur la religion. »
En renversant la décision historique Roe vs Wade (1973), le 24 juin, la Cour suprême a supprimé un droit constitutionnel, renvoyant aux Etats le soin de se prononcer sur la question de l’avortement. Une douzaine d’entre eux disposait déjà de législations prêtes à l’emploi, n’attendant que ce jour historique pour entrer en vigueur. C’est le cas de la Louisiane. La loi votée en 2006 interdit l’avortement sans aucune exception en cas de viol ou d’inceste, peu importe l’âge de la victime. Seules des circonstances extrêmes où la vie de la mère est en danger sont admises. Les élus de l’Etat ont même doublé la peine maximum prévue pour ceux qui pratiquent l’intervention, passée de cinq à dix ans de prison. Le recours à la télémédecine et à l’envoi de pilules abortives par la poste est également proscrit.
Michelle Erenberg, une des fondatrices de l’association Lift Louisiana qui défend les droits des femmes, travaille depuis chez elle depuis le début de la pandémie de Covid-19. À La Nouvelle-Orléans, le 1er juillet 2022. KASIA STREK POUR « LE MONDE »
Les organisations de défense des droits reproductifs sont engagées dans une féroce bataille devant les tribunaux pour geler l’application de la loi, dont l’application et la portée demeurent floues. Des manifestations ont eu lieu, de faible envergure. Lors de la première, Schuyler Kean, 23 ans, a pleuré abondamment. Tout juste diplômée de la prestigieuse université de Princeton en anthropologie médicale, elle se sent « en colère et frustrée ». « Au moins, les conservateurs vous disent clairement qu’ils comptent vous priver de vos droits. Ici, les démocrates vous baisent. » Elle fait ainsi référence au gouverneur démocrate de Louisiane, John Bel Edwards, qui a signé la loi sur l’avortement.
Schuyler Kean, 23 ans, aide à l’organisation d’une manifestation pour réclamer une protection du droit à l’avortement devant la maison du maire de La Nouvelle-Orléans, le 2 juillet 2022. KASIA STREK POUR « LE MONDE »
« Saut dans l’inconnu »
Lorsqu’elle a appris la décision de la Cour suprême, Amelia Reeves, 34 ans, était plutôt soulagée de ne pas travailler le lendemain à l’hôpital, situé en banlieue de La Nouvelle-Orléans. Elle craignait de confronter sa colère aux réactions de ses collègues, dont elle connaissait la foi. En réalité, à son retour au sein du service de maternité, où elle travaille comme infirmière, Amelia a découvert qu’une même inquiétude avait saisi tout le personnel. « Aucun des médecins, même parmi les plus âgés, n’a connu l’époque d’avant Roe. On saute tous dans l’inconnu. On a le sentiment que tout peut arriver. On a déjà en Louisiane l’un des plus forts taux de mortalité maternelle, surtout chez les Noires. Parmi celles que je vois, beaucoup ignorent les options qui s’offrent à elles, ou n’ont pas les moyens. Il existe une forte culpabilité et des pressions familiales dès qu’il s’agit d’avortement. »
La clinique spécialisée de la Nouvelle-Orléans, une des trois de Louisiane à pratiquer l’avortement, a fermé ses portes quelques jours après l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis renvoyant aux Etats le droit de se prononcer sur l’IVG. À la Nouvelle-Orléans, le 1er juillet 2022. KASIA STREK POUR « LE MONDE »
Cette angoisse et l’insécurité juridique qui se dessine ont été au cœur d’une conférence en ligne, organisée par la direction de l’hôpital, avec un avocat. Les questions ont fusé. Faut-il dénoncer une patiente arrivant aux urgences, lorsqu’il y a un simple soupçon d’avortement provoqué ? Absolument pas, a dit l’avocat, secret médical. Et la pilule du lendemain, pourra-t-on encore la prescrire ? Oui, rien dans la loi ne l’interdit. Amelia Reeves a été soulagée, un peu. Mais le brouillard demeure épais. Sur Instagram et WhatsApp, infirmiers et médecins dans les Etats du Sud échangent des anecdotes, expriment leurs peurs. Pour traiter une femme enceinte arrivant aux urgences avec une hémorragie, faudra-t-il d’abord consulter un avocat ? Sera-t-il encore possible de traiter les grossesses extra-utérines, dont la rupture peut entraîner un risque mortel ?
« On retient tous notre respiration. Tout cela peut aussi avoir un impact économique, explique la conseillère municipale Lesli Harris. Des habitants risquent de partir d’ici, et des entreprises pourraient refuser d’investir en Louisiane à cause de notre législation. »
La marge de manœuvre est limitée pour les « pro-choix ». L’une des pistes était, selon l’élue, d’établir une clinique sur un terrain fédéral, celui de la base navale aérienne. Mais Washington rechigne à alimenter la confusion juridique ambiante. Les sept membres du conseil municipal de La Nouvelle-Orléans, tous démocrates, ont adopté une résolution – à la portée symbolique – pour inviter les autorités à ne pas se consacrer à la répression des avortements. La police municipale a immédiatement répondu : personne ne sera arrêté pour un avortement classique. La police de l’Etat de Louisiane, elle, a gardé le silence. Les lignes de fracture se dessinent donc au sein même des institutions locales. Le républicain Jeff Landry, procureur général, a défendu la législation répressive. « Si vous n’aimez pas la Constitution de la Louisiane, vous pouvez déménager dans un autre Etat », a-t-il dit.
Petrice Sams-Abiodun, vice-présidente des services extérieures du planning familial de Louisiane, pose dans une salle conçue pour pratiquer l’avortement, mais dont l’Etat de Louisiane n’a jamais validé la licence d’utilisation, et qui de fait s’est transformée en zone de stockage. À la Nouvelle-Orléans, le 8 juillet 2022. KASIA STREK POUR « LE MONDE »
« Encore une couche de traumatisme »
Petrice Sams-Abiodun, 60 ans, est née à l’hôpital public Charity de La Nouvelle-Orléans. Elle prend aisément le pouls de sa ville. Cela ne va pas bien. De son poste, en tant que vice-présidente des services extérieurs du Planning familial, elle voit la précarité croissante, en matière de santé, qui frappe les femmes. « On dit toujours qu’à La Nouvelle-Orléans, on est résilient. Mais cette décision de la Cour suprême, c’est encore une couche de traumatisme. Des femmes seront obligées de mener à terme [leur grossesse]. Ce sera catastrophique pour elles et les enfants. Nos politiciens se disent pro-vie, mais que font-ils pour ces vies ? Où sont les moyens pour aider, pour éduquer ? » Tout a changé depuis l’époque où Petrice étudiait. De nos jours, les cours d’éducation sexuelle ne sont plus obligatoires dans les lycées de Louisiane. Lorsqu’ils ont lieu, ils ne reposent que sur l’idée d’abstinence.
Petrice Sams-Abiodun se bat pour lutter contre les idées reçues. Non, le Planning familial ne pratique pas d’avortement. Il pourrait, il dispose des équipements nécessaires, mais pas de la licence. Au lieu de cela, il propose la vasectomie aux hommes à la recherche d’une solution définitive. Les appels sont en forte hausse à ce sujet depuis deux semaines. Mais l’activité essentielle de l’organisme consiste à informer et à fournir des moyens contraceptifs. En espérant que le front réactionnaire ne se déplace pas sur cette question.
Le bâtiment jouxtant le Planning familial semble désert, lorsque nous y passons. Il s’agit de la Woman’s New Life Clinic. Son site Internet est riche en mots doux – compassion, écoute, accompagnement – et annonce la gratuité de ses services. Ceux-ci consistent essentiellement à dissuader les femmes d’avorter, en insistant sur les « possibilités que peuvent offrir les événements imprévus ». De nombreux lieux alternatifs de cette sorte, à forte connotation religieuse, ont essaimé dans l’Etat, sans disposer de structures médicales sérieuses. On les appelle les centres de crise de grossesse. Au printemps, l’organisation Lift Louisiana, qui défend les droits des femmes, avait estimé à plus de 11 millions de dollars depuis 2011 l’argent consacré à ce réseau, sur fonds fédéraux et ceux de l’Etat de Louisiane.
Le plus grave est la désinformation que pratiquent de nombreux centres : « Des gens de chez nous se sont fait passer pour des patientes afin de poser des questions, explique la codirectrice de Lift Louisiana, Michelle Erenberg. On leur a expliqué par exemple que l’avortement augmentait le risque de maladie mentale ou de cancer du sein. Ces centres prolifèrent dans tout le pays, travaillant main dans la main avec le mouvement anti-avortement, qui se démène pour leur financement. Il y en a une trentaine rien qu’en Louisiane. »
Une clinique de fertilité dirigée par un mouvement anti-avortement se situe juste à côté de la clinique spécialisée où pouvait être pratiquée l’opération. À La Nouvelle-Orléans, le 1er juillet 2022. KASIA STREK POUR « LE MONDE »
Rôle prescripteur des figures religieuses
Dans ce Sud très croyant, le rôle prescripteur des figures religieuses est décisif. Le pasteur Troy Bohn ne ressemble pas à un pasteur. Les dents d’une blancheur immaculée, crâne rasé luisant, il porte un tee-shirt moulant qui met en valeur une musculature impressionnante pour ses 56 ans. Il a changé d’hygiène de vie lorsqu’il a découvert qu’il était diabétique. Avant cela, il y a trois décennies, il avait changé de vie tout court, en abandonnant le milieu de la finance pour consacrer son temps sur terre à Jésus.
Le pasteur évangélique s’est installé à La Nouvelle-Orléans en 2003. Il avait eu « une épiphanie » quelques années plus tôt, en découvrant le centre-ville, autour de Bourbon Street et de Canal Street. La décadence en short. Les filles tatouées en débardeur trop court. L’odeur de haschisch. Les flots de bière. « C’était une occasion à saisir. » Il y avait des âmes à sauver. « Pastor Troy », comme on l’appelle, réside et œuvre dans un centre de formation, au bord d’une route à quatre voies, où il loge des internes engagés pour un an. Avec eux, il fournit des centaines de repas chaque semaine aux sans-domicile. Le pasteur a adopté cinq enfants, en plus des siens. Tous les vendredis et samedis soir, depuis trois ans, il arpente les rues du centre-ville, proposant le chemin de Dieu à ceux qui marchent en biais.
Evidemment, la décision de la Cour suprême l’a réjoui. « Roe vs Wade avait privé le peuple d’une décision majeure. Elle vient de lui être rendue. » Il ne croit guère à une interdiction de l’avortement dans tout le pays, mais se reconnaît dans la lecture dite originaliste du juge de la Cour suprême Clarence Thomas, prêt à réviser d’autres libertés individuelles. « Je crois que le mariage homosexuel au niveau fédéral devrait être renversé, mais il ne le sera pas, dit-il. De toute façon, seul l’avortement implique la mort de quelqu’un d’autre. Je veux donc qu’il soit le plus difficile possible pour une femme d’y avoir recours. » On lui parle de viol, on lui parle d’inceste. « Je connais des adultes qui sont le produit de viols et qui ne regrettent pas la chance d’être en vie. »
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