par Sandra Onana publié le 12 juillet 2022
Quand elles ne crèvent pas les yeux, c’est bien connu, les évidences rendent aveugles. La Nuit du 12 met en face d’une de ces évidences telles qu’on ne les voit plus, arpentant l’espace infime entre la banalité et l’impensable. On sort sonnés d’y avoir appris, comme pour la première fois, que la misogynie est le sujet fondamental du polar. Qu’à travers nos films policiers, nos romans noirs et nos faits divers, s’écrit encore et toujours l’effarante biographie de la gent masculine. Des hommes y enquêtent sur les meurtres commis majoritairement sur des femmes, par des hommes – leurs semblables. On est déjà à la fin du film lorsque le personnage subtilement interprété par Mouna Soualem, nouvelle recrue et seule femme de la brigade criminelle, verbalise cette vérité au nez de ses collègues. C’est comme une porte entrouverte qu’on enfonce. Pas à grands fracas, mais avec un bruit mat, amorti.
Logique des tripes
Dominik Moll signe un film d’enquête discret, tenu et économe dans sa méditation politique sur le féminicide, l’inverse d’une démonstration par l’outrance. Un meurtre, une victime, rideau. Mais il envisage une réponse en tout point radicale au slogan «not all men» («pas tous les hommes»), brandis par les contradicteurs zélés du féminisme lorsqu’il s’agit de dénoncer le système des violences masculines. A ceux qui dénoncent une culture castratrice du repentir, s’offusquent d’être cités à comparaître dans le procès de leur sexe chaque fois qu’un mauvais ambassadeur commet l’irréparable, le film oppose et délire une vue de l’esprit, qui dirait grosso modo : «Yes, all men.» Même si c’est irrationnel, même si cela ne se peut pas, même si c’est injuste. L’hypothèse ne tient à aucune autre logique que celle des tripes. Et cela laisse une impression térébrante, plus encore que lorsque Hercule Poirot s’écrie, à la fin de l’Orient-Express, «ils l’ont tous fait !» Se pourrait-il que l’horrible meurtre d’une jeune femme aspergée d’essence et immolée par le feu une nuit d’octobre, alors qu’elle rentrait chez elle dans un bled de l’Isère, soit le fait de tous les hommes de son entourage, voire de tous les hommes de la Terre ? Ceux qui ont secrètement rêvé de la violenter un jour, ceux qui n’ont même jamais croisé sa route, mais auraient pu ? Tous les hommes peuvent-ils être coupables d’un crime commis par un seul, en porter la honte par procuration ? Non, évidemment. Non, mais…
Dominik Moll retrace ici, avec des libertés de fiction, une enquête adaptée du livre de Pauline Guéna 18.3. Une année à la PJ, immersion dans les services de la police judiciaire de Versailles. Empruntant des chemins de frustration et d’impuissance, le film s’attache à l’idée que chaque enquêteur se mesure un jour à l’affaire insoluble qui devient sa malédiction. Ce sera ici le meurtre impuni de Clara (solaire Lula Cotton-Frapier), brûlée vive en pleine rue, façon crime rituel ou d’honneur. D’emblée présenté comme une affaire non résolue, son martyre obsède les deux flics chargés de sa résolution. Rondeur bourrue du premier, le vétéran Marceau, sentimental sous ses airs d’ours. Concentration impénétrable du second, Yohan, promu jeune chef de brigade, se forgeant des attitudes de détachement jusqu’à flancher progressivement. C’est à lui que la meilleure amie de la victime, assommée de chagrin, lui reprochera de lister les conquêtes de Clara comme pour la prendre en faute, et lui faire porter tacitement la responsabilité de son meurtre. Celle-ci, «pas compliquée» en amour, comptait en effet une myriade de types louches dans son historique sexuel et sentimental, qui sont autant de suspects.
Banalité du mâle
Le constat le plus terrible, arendtien à cet égard, vient de ce que rien de monstrueux ni de hors-norme ne se manifeste dans la plupart des spécimens qui se succèdent en garde à vue. Au fil des interrogatoires, s’imposent plutôt la médiocrité ordinaire et l’inconséquence de dadais mal dégrossis, la vulgarité de réactions qui déréalisent la gravité du crime, en considèrent l’horreur à un degré bizarrement anodin. L’un des suspects, planqué dans sa chambre d’adolescent, ne peut réprimer un fou rire nerveux en s’entendant décrire les circonstances de la mort de son «plan cul». Un autre se repent vaguement d’avoir fantasmé l’immolation de son ex-petite amie dans des paroles de rap inqualifiables. Banalité du mal ou du mâle, à en pleurer.
Ainsi donc, le récit s’enclenche par le supplice d’une jeune femme, mais c’est celui des hommes happés par l’épaisseur de l’énigme qui devient la grande affaire du film. Pauvres flics hantés. Et Clara, alors ? Ce paradoxe, cette indécence typique de la fiction de détective qui ne faisait plus ni chaud ni froid à qui que ce soit, Dominik Moll ne cesse de la problématiser. Personne ne colle ici à l’imaginaire du flic ténébreux et écorché qui peuple les polars «hard boiled». Jusque dans sa description anti-spectaculaire du quotidien de la police – ce cortège d’observations prosaïques sur les restrictions budgétaires, heures sup ou pannes de la photocopieuse –, la Nuit du 12 conteste les effets virils du polar qui en a dans le caleçon. Et la sobriété du binôme Bouli Lanners et Bastien Bouillon étincelle. Une enquête non résolue, c’est un voyage de l’incompréhension vers la vérité qui n’arrive jamais à destination. Ne reste plus qu’un poste d’observation duquel observer, dans le noir, ce qui s’écrase contre le mur de l’entendement. Soit le gâchis que représentent ces existences de femmes saccagées vives, à nous rendre malades de ne pas savoir pourquoi, ou d’en savoir déjà trop.
La Nuit du 12, de Dominik Moll, avec Bastien Bouillon, Bouli Lanners, Théo Cholbi (1h54)
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