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jeudi 2 juin 2022

Numérique Mails, WhatsApp, Twitter … le retour de l’écrit

par Fabien Benoît  publié le 1er juin 2022 

Pierre angulaire de la communication numérique, l’écrit rythme nos vies connectées parfois au point de les envahir. Derrière cette profusion de mots, se cache une refondation des échanges, de plus en plus privatisés et marchandisés. Décryptage.

C’est un sentiment diffus, une impression. Celle de passer ses journées à rédiger des courriels, à remplir des formulaires, à nourrir des correspondances diverses et variées, à tapoter sur l’écran de son smartphone, à alimenter des flots de textos, conversations WhatsApp et autres messages sur Facebook, Twitter ou le Bon Coin. «C’est une situation assez surprenante, constate la philosophe Valérie Charolles, autrice de Philosophie des écrans. Dans le monde de la caverne (Fayard, 2013) et Se libérer de la domination des chiffres (Fayard, paru le 2 mars). Quand sont apparus les écrans d’ordinateurs, on prophétisait la disparition de l’écrit, remplacé par la vidéo et les communications orales. Or, c’est tout l’inverse qui s’est produit, nous avons assisté à une démultiplication de l’écrit sous tout un tas de formes.»

Ce sont 1,4 milliard de mails qui sont envoyés chaque jour en France (33 en moyenne par personne), 380 millions de SMS sont échangés quotidiennement (chiffres de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, l’Arcep), sans évoquer les centaines de millions de posts publiés sur les réseaux sociaux et autres applications de messagerie. Avec la pandémie, WhatsApp a, lui, enregistré une hausse de 40 % de son utilisation. Des chiffres qui défient l’entendement mais rendent compte d’une indiscutable explosion des écrits numériques. «Nous avons des téléphones pour écrire, plus que pour téléphoner», résume Michel Marcoccia, enseignant en sciences de l’information et de la communication à l’université de Troyes.

Une tendance à l’oralisation

Mais quand on parle «d’écrits numériques» de quoi parle-t-on ? Cette question est pour beaucoup un sacerdoce. Le philosophe Pierre-Antoine Chardel, professeur à l’Institut Mines-Télécom Business School, distinguerait volontiers les «écrits d’écran», ceux-là mêmes qui prendraient désormais toute la place dans nos vies professionnelles, de «l’écriture à l’écran», qui embrasserait, elle, l’acte de création, redéfini par l’usage des ordinateurs et interfaces connectées. Pour d’autres, il faudrait surtout souligner la pluralité des écrits numériques. On n’écrit pas à son patron ou aux impôts comme on écrit sur Facebook ou Snapchat. D’où une source de confusion et un nécessaire travail d’adaptation que tout le monde ne maîtrise pas à la perfection et qui génère son lot de quiproquos.

Michel Marcoccia, auteur d’Analyser la communication numérique écrite (Armand Colin, 2016), différencie, lui, les «écrits conversationnels» et les écrits «commentaires», qui sont autant de réactions à des articles de presse, informations ou publications sur les réseaux sociaux, une «mise en conversation des informations»,selon l’expression du sociologue Dominique Cardon. Mais ce qui sous-tend finalement l’ensemble de ces communications numériques, et se signale comme une lame de fond, c’est bel et bien une tendance à l’oralisation, «de l’écrit pour faire quelque chose qui ressemble à de la conversation», selon Michel Marcoccia. «Nous avons basculé dans une civilisation de l’écrit oralisé, confirme Béatrice Fracchiolla, professeure des sciences du langage, à l’université de Lorraine. C’est très nouveau à l’échelle de l’humanité.»

Dès lors, se pose la question du jeu entre la norme de l’écrit, académique, enseignée et apprise à l’école, et l’oralité, qui relève, elle, davantage de la sociolinguistique, d’un contexte culturel et du type de relations que l’on entretient avec son interlocuteur. «Les anciens savoir-faire de l’écriture sont dépassés, estime Eric Guichard, maître de conférences à l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib). Nous devons tous réapprendre à écrire, nous sommes dans une situation de semi-analphabétisme généralisée. Stabiliser une culture de l’écrit, cela prend trente ans, et nous n’en sommes pas encore arrivés là.»

«L’écrit numérique est hyper-instable»

Dès lors, peut-on apprendre l’écriture numérique et surtout, qui fixe les règles du jeu ? Dans les années 90, autrement dit la préhistoire d’Internet, des pionniers des réseaux avaient tenté de fixer quelques règles informelles dans un document, publié en 1995, intitulé «Netiquette Guidelines». Un ensemble de principes, essentiellement typographiques, pour converser en ligne. Ainsi était-il conseillé de formuler de «vraies» phrases, sans abréviations, d’éviter les majuscules considérées comme une parole criée, de signer ses correspondances ou bien encore de rester poli. Mais l’époque des pionniers, c’était celle du logiciel libre, d’un modèle qui ne reposait pas sur l’exploitation des données personnelles et d’une écriture, pratiquée essentiellement sur des forums, pensée pour être archivée et lue plus tard. Avec l’arrivée des messageries instantanées, puis celle des réseaux sociaux et des smartphones, tout a changé.

Car la difficulté principale pour saisir la pratique de l’écrit numérique réside dans l’évolution perpétuelle des sites et plateformes qui, chacune à leur manière, tentent d’inventer de nouvelles façons d’écrire. «L’écrit numérique est hyper-instable car il est privatisé, industrialisé, soumis au pouvoir des ingénieurs et des codeurs», souligne Eric Guichard. «L’écriture numérique n’est pas une écriture sur une feuille blanche, complète Serge Bouchardon directeur du laboratoire Connaissance, organisation et systèmes techniques (Costech) de l’université de technologie de Compiègne (UTC). Nous devons utiliser des logiciels, des environnements d’écriture, des plateformes et des médias sociaux qui imposent leurs codes.»

Les supports de production, ce que l’on nomme «l’architexte», sont déterminants. Friedrich Nietzsche, en son temps, en avait fait l’expérience. Sur ces vieux jours, alors en proie à des problèmes de vue, il s’était ainsi fait fabriquer une «boule à écrire» par l’ingénieur danois Rasmus Malling-Hansen et avait constaté que ses pensées, le rythme de ses phrases avaient été modifiés par l’usage de la machine. Sur Twitter, on condense son message en 280 caractères maximum, on l’accompagne de hashtags pour qu’il soit plus visible et ce faisant on se livre également à un travail d’archiviste. Par mail, on fait court et efficace pour bien se faire comprendre. «Sujet, verbe, complément, concis et direct, des normes très managériales et anglo-saxonnes en somme», constate Michel Marcoccia.

Une «tyrannie de la production»

Désormais, nous écrivons non seulement sur des machines mais également pour être lus par des machines, avant d’être lus par des humains. Ce faisant, nous nous plions à leurs injonctions et à leur rythme, au point de confondre temps des hommes et temps des machines. Le temps long, dont nous avons besoin pour assimiler des connaissances, créer de la confiance ou se confronter à des points de vue contraires aux nôtres, nous fait défaut. «Nous en venons à confondre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, pointe Béatrice Fracchiolla. Nous n’avons plus de temps de repos ou de pause. Et, comme nous devons répondre toujours plus vite, nous nous laissons guider par nos émotions au risque de créer des malentendus ou de basculer dans la violence.» Une invitation ressemble vite à une injonction et peut rapidement dégénérer en conflit. Les signes corporels sont absents et ne peuvent apporter de nuances. Le message est lui, par essence, décontextualisé. On ne sait plus d’où on nous écrit et dans que état d’esprit se trouve notre interlocuteur. La prise de parole est tournée vers soi – «quand moi je suis disponible» – et moins vers l’autre.

De plus, les algorithmes des réseaux sociaux valorisent les contenus les plus tapageurs, qui seront les plus commentés et plébiscités. «Les plateformes ne sont pas exemptes de responsabilité,a pu constater Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information, dans un article consacré à la “brutalisation du débat public”. Leur design, comme leurs modèles économiques favorisent la propagation de contenus violents, voire haineux.» Un constat partagé par Michel Marcoccia qui explore, lui, les forums du site jeuxvideo.com : «Il faut que ce soit trash pour être repris, résume-t-il, parfois ce pourrait être du finlandais, je ne comprendrais pas mieux !» L’adaptation devient un atout indispensable et à peine parvient-on à saisir ce qui se passe sur Facebook ou Snapchat qu’ils sont déjà ringardisés par d’autres, TikTok par exemple.

L’écrit, plus largement, est devenu une marchandise, «un minerai», pour les réseaux sociaux et autres Gafam. «Un substrat», selon la philosophe Valérie Charolles qui voit surtout dans l’écriture numérique l’avènement d’une domination des chiffres, du quantifiable, «comme témoin de la place prise par l’économie dans nos vies. Ce n’est pas tant une tyrannie de l’écrit qu’une tyrannie de la production, résume Béatrice Fracchiolla, il y a trop de communications écrites. Nous sommes noyés». D’où un épuisement généralisé, une explosion des burn-out et le sentiment d’être en permanence au travail.

Développer «une intelligence des contextes»

Face à ces bouleversements, souvent naturalisés sous le signe du progrès et dont bon nombre de travailleurs ont fait la rude expérience avec l’avènement du télétravail, Béatrice Fracchiolla promeut l’éducation et réfléchit à la création d’une charte pour les écrits par écran. Serge Bouchardon plaide, lui, pour une distanciation face aux outils qui nous entourent et le développement d’une capacité à décoder les codes. «Le poisson qui évolue dans l’eau voit à travers l’eau mais ne voit pas l’eau elle-même,affirme-t-il. De même, notre milieu numérique, qui est notre nouveau milieu d’écriture et de lecture, nous est souvent invisible.» Ne pas simplement maîtriser les outils mais également comprendre leur fonctionnement, développer «une intelligence des contextes»,rempart face à la «montée de l’insignifiance», selon l’expression de Pierre-Antoine Chardel, ou «l’accoutumance à la valorisation des interactions au détriment des échanges par les signes».

Dès la fin des années 90, dans un livre précurseur intitulé Internet et après ? (Flammarion, 1999), le sociologue Dominique Woltonnous avait déjà mis en garde : une inflation d’informations, transmises toujours plus rapidement, n’est pas synonyme de meilleure communication. «Vient toujours un moment où il faudrait éteindre les machines et commencer à parler», écrivait-il. Là réside sans doute une autre piste à suivre.


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