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mardi 31 mai 2022

Alexandre Lacroix : «Arrêtons de faire l’amour comme on coche les cases d’une do-to list»

par Anastasia Vécrin et dessin Amina Bouajila  publié le 28 mai 2022 à

Préliminaires, pénétration, orgasme: faire l’amour n’est pas qu’une histoire de cul écrite à l’avance, c’est aussi une relation qui sollicite tous les sens et crée de la beauté, estime le philosophe.

Ce serait quoi un coup parfait, une relation sexuelle accomplie ? Comme les philosophes ont cherché à définir la vie bonne, Alexandre Lacroix, directeur de Philosophie Magazine, dresse, dans son dernier ouvrage, Apprendre à faire l’amour (Allary Editions), un tableau par touches de ce que pourrait être la bonne relation sexuelle. Aucun jugement de valeur ici, plutôt une invitation à réfléchir aux gestes que nous accomplissons trop mécaniquement dans l’étreinte, pour y trouver un plaisir plus intense. Pour éviter les ennuis, Alexandre Lacroix pose d’emblée le cadre de sa réflexion : «Non seulement je suis un mâle blanc hétérosexuel, mais je m’apprête à traiter surtout la sexualité “pot-au-feu”, celle qui se joue entre les personnes qui se plaisent et qui s’attirent.» Son but ? Vivre la sexualité comme une esthétique afin de remettre en question la vision consumériste qui domine et sortir la sexualité du schéma limité «préliminaires, pénétration, orgasme», promu par le porno mainstream. Un seul mot d’ordre : faut que ça swingue !

Pourquoi faut-il apprendre à faire l’amour ?

Mon idée est d’inviter chacun à s’interroger sur sa pratique et sur ce qui se passe dans la relation sexuelle. On croit à tort que c’est une affaire de corps, de pulsions et d’hormones, que c’est un acte naturel, instinctif. J’ai voulu montrer que, même si ce n’est pas un apprentissage avec des règles explicites comme l’enseignement des maths, nous avons bel et bien appris à faire l’amour, car il s’agit d’un acte culturel et social. Nous l’avons appris à travers les rencontres, les partenaires, des films, la pornographie, des livres. La manière dont on fait l’amour en 2022 est très normée et surprendrait à la fois un Anglais de l’époque victorienne ou un Grec du siècle d’or à Athènes. La sociologie de la sexualité et notamment la «théorie des scripts sexuels», élaborée en 1973 par les chercheurs américains John Gagnon et William Simon, montrent que le hasard et la spontanéité ont peu de place dans l’acte sexuel : nous nous conformons à des scénarios, il y a des comportements attendus. Pratiquer telle caresse implique telle autre caresse en retour, enlever le tee-shirt déclenche chez l’autre le même geste. De la séduction au rapprochement des corps, il y a des anomalies, des choses dérangeantes qui ne sont pas acceptées, un bricolage s’opère sur la base d’un script tacite.

Il y a plusieurs niveaux interdépendants à prendre en compte : il y a les «scripts intrapsychiques», ce sont mes préférences personnelles, être attiré par tel type de morphologie… Le «script interpersonnel», c’est ce qui se passe dans un couple qui a une certaine manière de procéder : on se connaît, on fait les choses dans un certain ordre. Et il y a les «scénarios culturels», qui sont véhiculés par l’époque.

Selon vous, tout le monde ferait l’amour de la même manière, selon un script dominant que vous appelez le «freudporn», cela consiste en quoi ?

Ce script dominant comporte un impératif de performance et d’efficacité, le processus est orienté vers le plaisir de l’homme, c’est un schéma dans lequel les femmes ne peuvent pas trouver leur compte. Il est établi par la psychanalyse et nourri par le porno mainstream. En 1905, Freud publie ses Trois Essais sur la théorie sexuelle, un livre réactionnaire et problématique par bien des aspects. Ce livre met en place l’idée d’un cycle sexuel progressif avec les préliminaires, qui sont tolérés pour déclencher l’excitation, puis la pénétration du vagin de la femme par l’homme, de plus en plus rapide, jusqu’à l’éjaculation de l’homme. Depuis Freud, ce cycle est repris dans toute la sexologie comme la base du rapport sain et complet.

L’unification des pratiques sexuelles est également liée à la globalisation. Le site Pornhub est présent dans le monde entier, on voit qu’il y a des préférences par zones culturelles mais quand même c’est un outil d’unification des représentations de la sexualité qui a une puissance incroyable. Ce site est parmi les plus fréquentés, même dans les pays où la pornographie en ligne est illégale ; en France, il se range juste après Google et YouTube. Si les femmes représentent 30% à 40% de l’audience de ces sites, on y visionne des séquences où les femmes n’ont pas de plaisir. C’est très problématique. On voit bien que dans ce cadre, il y a une lassitude qui s’installe, les gens n’arrivent pas à renouveler leur désir dans ce freudporn.

Comment s’émancipe-t-on de ce schéma dominant ?

Heureusement, on vit une époque intéressante où l’homosexualité a appris plein de choses aux hétérosexuels ! Cassons les codes. La pénétration n’est pas une obligation. On peut l’arrêter, y revenir ou pas. Ma proposition pour prendre de la distance avec ces normes qui cadenassent le moment sexuel est aussi philosophique. Il faut distinguer les activités qui ont leur finalité à l’extérieur d’elles-mêmes, que l’on entreprend en vue d’un résultat, comme réparer un robinet, remplir sa déclaration d’impôts, et les activités qui ont leur finalité en elles-mêmes, que l’on fait pour le plaisir du temps passé à les faire, comme prendre l’apéro.

La sexualité est une activité qui a sa finalité en elle-même. Dans les phases de découverte à l’adolescence, on voit bien qu’on ne vise pas forcément l’orgasme, mais l’exploration des possibles, la connaissance de soi, la découverte de l’autre. C’est ça, faire l’amour. Tout est à savourer et pas seulement les quinze secondes de «petite mort». C’est une activité qui relève de l’esthétique, sollicite tous nos sens et peut créer de la beauté, mais aussi du lien affectif. On vit dans une société tellement utilitariste qu’on est en train de réduire le sexe à un acte comme un autre, avec une obligation de résultat. Déployons le plaisir, allons explorer toute la surface de la peau, l’orgasme, c’est presque un plus.

Vous proposez aussi d’en finir avec les préliminaires, c’est-à-dire ?

Je propose de remplacer la notion de «préliminaires» par celle d’«intermèdes» : ces caresses sont à essaimer tout au long de l’acte, et non à confiner au début. La question des variations de rythme est importante, il y a ainsi une voie alternative à la répétition mécanique : le swing. C’est une manière d’introduire de l’aléa et de l’élasticité à l’intérieur de la répétition, du va-et-vient, qui l’empêche de se résumer à un morne pilonnage. L’un des problèmes du modèle freudporn est sa linéarité, sa monotonie. On fait l’amour comme on coche les cases d’une to-do list. C’est comme les process en entreprises, on en souffre et en même temps on en est friands car ils ont quelque chose de rassurant. On déroule un protocole rationnel sans se poser de question sur le sens de l’action.

Il y a aussi une pression de l’orgasme pour soi comme pour l’autre. Comment se défait-on de cela ?

Oui, la pression est énorme de nos jours : il faudrait à chaque fois que les deux amants atteignent l’orgasme et si possible de manière synchrone ! On se lance dans l’acte sexuel avec un pistolet sur la tempe. Depuis le Rapport Hite, livre de 1976 qui contient de nombreux témoignages de femmes, on sait que les femmes déclenchent un orgasme aussi vite que les hommes quand elles se masturbent, elles ne sont pas plus lentes contrairement à ce que prétend une légende urbaine, c’est simplement qu’elles trouvent peu de plaisir dans le rapport hétérosexuel standard.

Le problème est que cette étude envoie aussi aux femmes une injonction de jouir. La femme est vue comme soumise et dominée si elle ne jouit pas. Elle devient un objet pour l’homme, sans être un sujet qui jouit. Le propos de Shere Hite est libérateur autant qu’il est inhibant. Il est trop orgasmo-centré. Je ne dis pas que l’orgasme n’a aucune importance, mais cessons d’en faire une exigence obsessionnelle et tyrannique. Si l’on considère que la finalité n’est pas l’orgasme mais la relation sexuelle elle-même, on ouvre la fenêtre, l’air entre dans la chambre !

Pourquoi ne pas avoir traité un problème qui taraude tous les couples : la baisse du désir ?

Ma démarche a été d’isoler la relation sexuelle. Il s’agit de construire un modèle philosophique de la relation accomplie, non du couple idéal. Je consacre quand même un chapitre à l’habitude, dont on a une vision trop négative. L’habitude n’est pas que routine. Le philosophe Félix Ravaisson, qui a beaucoup inspiré Bergson, pense que l’habitude est en rapport étroit avec la nouveauté. Dans un couple, on installe une habitude parce que quelque chose a surgi dans le présent, un geste, une position qui nous a plu. Chaque couple à son «plat signature», comme on dit dans le domaine de la gastronomie.

L’habitude est une tentative pour faire resurgir un enchantement passé dans le présent. Lors d’une première fois, on ne sait pas s’y prendre. L’habitude a donc du positif. Mais parfois, l’habitude perd sa sève. On peut faire une chose, aimer une position pendant trois ans et passer ensuite à une autre, on ne sait pas très bien pourquoi. On n’en a pas parlé, c’est une sorte de tectonique des plaques de l’intimité. Dans un couple, le script évolue, s’enrichit, s’appauvrit par moments, l’important est que ça bouge, que ça reste vivant.

Sur les rapports de domination dans l’acte sexuel, vous ne croyez pas à un rapport sexuel égalitaire, pourquoi ?

Le script dominant valide et renforce la domination de la femme par l’homme. Cette distribution figée des rôles n’est pas seulement le fait des hétéros, on la retrouve parfois dans le monde gay et lesbien (avec les top et bottom, les butch et fem). Quoi qu’il en soit, la domination masculine dans la sphère sexuelle est la continuité exacte de la domination dans les sphères politique ou économique. Evidemment, la fin du patriarcat permettrait d’imaginer une sexualité plus libre. Malheureusement, nous n’y sommes pas. En l’état actuel des choses, on a deux possibilités. Une sorte d’égalitarisme sexuel, auquel je ne crois guère, qui demanderait une extrême vigilance de la part de chacun des partenaires, afin d’éviter toute position de domination. Cela ne ferait que multiplier les interdits, donnerait une sexualité de Casques bleus en mission de pacification.

Je crois davantage à la circulation du pouvoir dans l’acte sexuel. Imaginez une danse, où parfois c’est l’un qui mène, parfois l’autre. Tout le monde peut y trouver de la satisfaction, cela laisse à chacun la possibilité d’amener l’autre à un endroit où il n’était pas allé auparavant. La domination alternée permet un déploiement des potentialités de chaque partenaire. «Je suis baisé chaque fois que je baise», disait le philosophe Jean-Luc Nancy. Cette formule, on peut en faire un slogan politique au lit !

Comment former les plus jeunes, surexposés au porno, à l’art érotique que vous prônez ?

Il y a une tradition des arts érotiques qui remonte à Ovide et au Kamasutra. Ces textes sont très anciens et peu adaptés à notre époque. Ce qui est intéressant, c’est leur démarche, qui consiste à valoriser la dimension esthétique de l’acte sexuel. C’est pour cela que j’emploie le terme «faire l’amour». On n’est pas toujours amoureux, mais on engage toujours une immense part de soi dans le sexe : ses souvenirs, ses affects, ses émotions. Même dans des pratiques plus directes comme dans les backrooms, où l’on pourrait croire qu’on est totalement dans la réification, j’ai l’intime conviction que l’affectivité des uns et des autres fonctionne à plein. L’acte sexuel remue des choses, il trouble ce que je suis. On ne laisse pas sa conscience au vestiaire quand on baise.

La sexualité est une œuvre d’art vivante. Dans une improvisation en danse ou en jazz, je vais m’allouer un temps pour mener une activité créatrice sur la base de schémas connus, afin de trouver des choses nouvelles et belles. C’est l’opposé de ce que véhiculent des applications comme Tinder. Notre époque est très consumériste, il y a une réduction du sexe à une forme de marchandise : je clique, j’ai un partenaire, je jouis – ou pas. Ce qui me frappe, c’est la ressemblance entre les applications de rencontres et l’achat en ligne. J’ai un «match» sur Tinder comme je commande une pizza sur Deliveroo, sur un coup de tête au milieu du week-end ! J’en sors rassasié, mais un peu écœuré. Cette réduction de l’acte sexuel à une marchandise accessible en quelques clics, ce n’est pas sur le plan moral qu’elle pose problème, mais elle procure des plaisirs de courte durée, sans résonance. La rencontre ne peut pas s’opérer sur la base d’un cahier des charges. Laissons à l’expression du désir une part d’imprévu.


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