par Cécile Daumas publié le 3 juin 2022
Est-il possible d’échapper à son sexe de naissance ? Est-il envisageable qu’un enfant soit élevé par deux pères ou deux mères ? Peut-on concevoir le mariage de deux personnes de même sexe ? Depuis plus de quarante ans, ces demandes venues de la société civile divisent profondément le milieu de la psychanalyse. Des praticiens y voient au mieux des «effets de mode» au pire des perversions, redoutant une grave menace psychique pour ces enfants et ces jeunes adultes. Une autre génération de psys rappelle que la psychanalyse est au contraire une pratique qui évolue avec son temps comme Freud lui-même la concevait. Le psy n’est pas un expert en santé mentale, et la psychanalyse n’est ni de la psychiatrie ni une forme de normativité psychique.
Les études de genre, le féminisme, les mouvements LGBTQI + questionnent et bousculent les fondements de la théorie freudienne, notamment le concept de différence des sexes. Faut-il en rester ad vitam æternam au complexe d’Œdipe ou à l’envie de pénis pour expliquer les sexualités contemporaines ? La psychanalyse peut-elle entendre ces nouvelles voix ? C’est l’essence même de la discipline de lâcher son savoir pour mieux écouter son patient, estime Laurie Laufer, professeure au département d’études psychanalytiques de l’université de Paris, qui vient de publier Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion (La Découverte).
Un certain nombre de psychanalystes se sont montrés inquiets, voire franchement affolés face à la question des transidentités, craignant une fabrique de «l’enfant-transgenre», selon les mots de Caroline Eliacheff. Jacques-Alain Miller parle de «bazar» où tout serait désormais sens dessus dessous. Pourquoi une telle peur ?
Dès qu’il s’agit de sexualité, de famille, d’enfant, de filiation, il y a un affolement de certains psychanalystes qui parlent de «catastrophe anthropologique». Hier, c’était le pacs, le mariage pour tous et les couples homoparentaux, aujourd’hui, c’est la transidentité. Avant encore, les couples divorcés étaient stigmatisés. Freud a écrit que la monogamie et l’hétérosexualité n’allaient pas de soi, que ce n’était pas une évidence, que c’était une «morale» mise en place pour que le système social fonctionne. «Il y a des normes sociales faute de normes sexuelles», disait Lacan en résumant la pensée de Freud. Ce n’est pas à la psychanalyse de parler des personnes trans.
En revanche, ce que disent les personnes trans à la psychanalyse, c’est que la binarité sexuelle, l’hétéronormativité, la complémentarité entre les sexes ne fonctionnent pas si bien que ça non plus, que ce n’est pas le seul modèle. Par leur corps, elles rendent visibles et lisibles ces impensés qui contraignent, entravent, enferment, font souffrir. C’est bien cela qui crée une panique chez certains psys, cette peur que les corps deviennent incontrôlables.
Face à cette demande, la réponse de ces psychanalystes est de dire : «Mais c’est vous le problème !».
Jacques-Alain Miller, fondateur de l’Ecole de la cause freudienne, écrit que les gays ne peuvent pas analyser des gays, mais il ne se pose pas la question de savoir pourquoi les hétéros pourraient analyser des hétéros ! Il s’agit bien là d’une affirmation qui est de l’ordre d’un impensé. Or, que disent les personnes LGBTQI + à la psychanalyse ? Elles disent : «Apprenez de nos façons de vivre, de nos pratiques, de nos corps, de nos sexualités et “cessez de nous traduire”», selon l’expression de l’activiste Sam Bourcier. C’est-à-dire : «Cessez de savoir ou de parler pour nous».
Il y a aussi dans cette affaire une dimension politique. Dans les pays où l’extrême droite est au pouvoir, les premières cibles sont souvent les LGBTQI +. Au Brésil, Bolsonaro a supprimé les études de genre à l’université, la Hongrie de Viktor Orbán a fait de même,le droit à l’avortement est menacé aux Etats-Unis, conséquence de la présidence Trump. Zemmour aimerait «chasser le lobby LGBTQI+ des écoles», selon ses propos. Je pense que des psychanalystes sont aussi pris dans cette droitisation au nom de la défense de la famille et des enfants.
Mais ces praticiens parlent eux-mêmes d’idéologie à propos des études de genre !
L’idéologie, c’est de vouloir que tout le monde fasse la même chose. Une personne qui tente de trouver sa propre solution subjective dans les formes de sexualités qu’elle vit n’essaie pas d’imposer la même chose au reste du monde. Le praticien n’est pas en dehors de l’histoire ou de l’époque dans laquelle il se trouve. Il n’échappe ni à ses préjugés ni à ses propres normes. Il n’est pas en surplomb dans une clinique transcendante. C’est une pratique qui, dans son corpus théorique, est ouverte à la révision de ses concepts et de ses savoirs.
Pourquoi alors une telle fermeture concernant la sexualité au point qu’il est impensable qu’une personne trans soit psychanalyste ?
Pour l’instant, c’est un tabou, c’est vrai. Freud et Lacan disent pourtant que la psychanalyse n’est pas un système. En 1953, dans son premier séminaire, Lacan affirme que l’enseignement de la psychanalyse est un «refus de tout système», en premier chef le sien. Pour Lacan, ce n’est pas un savoir transmissible car c’est une approche subjective au cas par cas, singulière. Voilà pourquoi certains ne la considèrent pas comme une science, elle n’est pas duplicable. Cette spécificité pose donc la question essentielle : «Comment transmet-on la pratique psychanalytique, comment former des praticiens ?». Aujourd’hui, ce sont principalement des écoles et des associations de psychanalyse qui assurent ce travail. Cela entraîne parfois de l’autoréférence et une réticence à réviser les concepts, à se laisser traverser par le présent.
Or, selon vous, cette pratique est contraire à l’esprit même de la psychanalyse… Vous citez cet exemple célèbre : une patiente suivie par Freud, Emmy von N., lui demande de «la laisser raconter ce qu’elle a à dire» et non de lui asséner des concepts qui ne correspondent pas à son histoire !
C’est ça l’invention de la psychanalyse, produire un savoir à partir de sa propre parole plutôt que d’écouter le savant sachant. Un des points fondamentaux de la méthode analytique est que le praticien lâche son savoir. Il s’agit de ne pas exercer le pouvoir que peut procurer ce savoir. L’analyste va créer les conditions pour que cette personne accède à son propre savoir sur elle-même.
Cela veut dire que le pouvoir n’est pas du côté du praticien…
Exactement. Il est du côté de l’analysant. Que font les analystes qui vont dans les médias ? Ils font souvent de leur savoir un pouvoir. Mais comment un praticien sait-il quelle est la bonne sexualité ou la bonne façon de penser pour son patient ?
Dans cette inversion du pouvoir et du savoir, les femmes ont joué un rôle important auprès de Freud.
Il y a Emmy von N. mais aussi cette jeune femme, désignée comme «le cas de la jeune homosexuelle». Elle dit à Freud que toute sa théorie sur le complexe d’Œdipe est très intéressante mais ne la concerne pas. Ces femmes tiennent devant ces hommes de pouvoir, médecins dans la Vienne patriarcale et bourgeoise du début du XXe siècle, une position essentielle quand elles affirment : «En fait, c’est moi qui sais des choses sur moi et j’ai besoin que vous m’écoutiez!». C’est ainsi qu’est née la psychanalyse. Si justement Freud n’avait pas mis son savoir de côté, on serait resté au temps de Charcot qui présentait ses patientes hystériques en parlant pour elles, sans leur laisser le moindre espace subjectif. En somme, Freud a inventé la psychanalyse avec les outils de son propre dépassement.
Alors ce serait quoi l’intérêt pour une personne LGBTQI + d’aller voir un psy ?
Comme pour tout le monde ! Elle a des problèmes dans son travail, dans sa famille, avec son, sa partenaire, ou que sais-je, elle souhaite dépasser certaines entraves et retrouver la possibilité d’aimer, de penser, de vivre. Dans une cure, il y a une intensification des affects. Cette intensification de l’amour ou de l’angoisse permet de déplacer le sujet de l’endroit où il était enfermé. Dans cette approche, la sexualité devient «anodine», selon le mot juste del’anthropologue américaine Gayle Rubin. Le discours sur la sexualité hiérarchise, catégorise alors qu’elle devrait être sans histoire dans sa variété. Au sens freudien, il ne faut pas oublier que le sexuel est élargi : c’est la libido, l’éros, le mouvement, ce désir d’accomplir des choses. C’est précisément cet élan qu’on veut trouver.
En quoi la psychanalyse, qui donne l’image d’une discipline déconnectée de son temps et repliée sur ses concepts fondateurs, serait-elle pertinente aujourd’hui ?
Le travail analytique n’est pas seulement un travail thérapeutique dans le sens où il s’agirait «d’aller mieux». C’est aussi une approche critique, une façon d’analyser sa propre construction et son propre désir. Sur le divan, s’acquiert un savoir sur soi-même qui a des effets dans le social. Etre analysé, c’est être moins dupe des enjeux de pouvoir. On interroge les modèles comme ceux de la binarité sexuelle qui participent du contrôle social. Ce sont comme des petits foyers de résistance politique. Comme le dit Foucault, on essaie de ne pas «se laisser tellement gouverner». Ces nouveaux savoirs ou ces nouvelles demandes dans le domaine des sexualités et des genres sont donc une chance pour la psychanalyse. Plus nous sommes pris dans des dispositifs où tout est calcul, rentabilité, maîtrise, plus il y a la nécessité de la psychanalyse, car tout ce qui échappe au calcul, à la maîtrise, tout ce qui n’entre pas dans des cases est le sujet même de la psychanalyse. Je pense que les gens ont besoin d’un autre espace pour savoir, pour parler, avec une certaine forme de liberté.
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