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mercredi 1 juin 2022

Mixité Sarcelles ou la mort du vivre-ensemble

par Eve Szeftel  publié le 31 mai 2022

La journaliste Noémie Halioua signe, avec «les Uns contre les autres», une enquête sur le délitement du modèle républicain à travers l’exemple de Sarcelles où elle a grandi. 

«Ça intéresse quelqu’un, ce qui nous arrive ?» : en 2018, après l’agression d’un garçon juif de 8 ans par deux adolescents, Noémie Halioua est envoyée par le Figaro en reportage à Sarcelles (Val-d’Oise), qu’elle a quittée quinze ans plus tôt. Cette interrogation, formulée par une mère habitant le «quartier juif», lui fait l’effet d’un «trou dans le cœur». «Une fois la confiance installée, elle consentit à décrire l’enfer dans lequel elle vivait. Un quotidien rythmé par la terreur et l’insécurité, la crasse et l’impression de vivre dans un monde qui s’effondre un peu plus chaque jour, un monde qu’elle n’avait pas les moyens de fuir», écrit-elle dans les Uns contre les autres, son deuxième livre après l’Affaire Sarah Halimi (2018). Ce «nous», précise celle qui travaille aujourd’hui pour la chaîne israélienne i24News, n’est pas communautaire : il inclut plus largement les banlieusards, ces «prolos postmodernes» qu’on voit rarement à la télé et sur lesquels la trentenaire aujourd’hui en vue, qui éditorialise sur C News et trolle sur Twitter, a choisi de braquer le projecteur le temps de ce livre hybride, qui balance entre récit d’apprentissage et enquête sur la faillite du modèle républicain.

«Qu’est-ce qui leur est arrivé ?» : pour répondre à cette question, la Sarcelloise replonge bien au-delà de son enfance, jusqu’aux fondations de cette ville nouvelle bâtie sur des champs de légumes dans les années 50. Il était une fois l’appel de l’abbé Pierre, l’hiver 1954. L’année suivante, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme lance le programme de logements économiques de première nécessité. Entre 1956 et 1974, plus de 12 000 logements sortent de terre à Sarcelles : c’est le plus grand chantier d’Europe. Les appartements sont spacieux et dotés de tout le confort moderne. Comparé au bidonville d’Argenteuil, «le logement social pour nous, c’était le Hilton», se souvient Fatima.

Exemple de «cohabitation heureuse» 

Au départ, le grand ensemble est peuplé d’ouvriers et d’employés, originaires de la petite couronne parisienne et de province, qui bénéficient du 1% patronal. Puis, au fil de la décolonisation et des tragédies de l’histoire, la ville nouvelle devient la «capitale refuge des déracinés» : juifs, Maghrébins, pieds-noirs, Antillais, Indiens, Turcs, Chiliens, Vietnamiens, puis Assyro-Chaldéens dans les années 80, chrétiens d’Orient plus récemment. «Chacun fuit la peur, la misère, la douleur.» Jusqu’aux années 2000, la communauté juive de Sarcelles, surnommé la «Petite Jérusalem», sera l’une des plus importantes au monde. Avant de décliner suite à des événements traumatiques : en 2012, une épicerie cacher est visée par un attentat à la grenade qui, heureusement, n’explose pas. Deux ans plus tard éclatent de violentes émeutes antijuives en marge d’une manifestation pro-palestinienne, précipitant le départ de nombreuses familles vers Israël.

En 1990, près de 100 nationalités y sont recensées, ce qui vaut à Sarcelles d’être érigée en symbole de mixité culturelle, en exemple de «cohabitation heureuse» entre les communautés. Pour Noémie Halioua, ce récit idyllique est quelque peu fantasmé : «Il n’y avait pas de cohabitation, mais une habitation côte à côte.» Elle sait de quoi elle parle, pour avoir fait toute sa scolarité à l’école juive Ozar-Hatorah, «bulle» aussi protectrice qu’étouffante «où l’endogamie l’emportait sur tout» et dominait la croyance que le monde extérieur était fondamentalement hostile aux juifs. Son bac en poche, la jeune fille, qui crève d’envie de voir ce qui existe «de l’autre côté», prend le bus 368, direction la capitale, sans billet retour.

Mais si les communautés s’ignoraient, au moins elles n’étaient pas en conflit : il y avait des communautés, mais elles n’étaient pas «communautarisées». La faute, selon elle, au clientélisme associatif, assumé par l’ancien maire PS François Pupponi, qui aboutit à une compétition malsaine entre les groupes ethniques ou religieux : c’est à qui décrochera la plus grosse subvention pour refaire le parvis de sa mosquée, de son église ou de sa synagogue. Mais l’enquête identifie une autre cause à ce «séparatisme» rampant, rarement citée : avec la fin de la banlieue rouge, c’est aussi la culture comme «ciment» social qui a disparu. A Sarcelles, la bibliothèque est désertée, un multiplex éloigné a remplacé le cinéma logé au cœur du grand ensemble, la MJC vit sous perfusion et le Forum des Cholettes, où Enrico Macias faisait salle comble et Ministère Amer rodera ses premiers textes, fermé pour cause d’amiante, vient d’être vendu à Bouygues. Désormais «il n’y a pas une, mais des cultures. Chacun part à la découverte de ses origines sans se rencontrer : l’action culturelle ne permet plus de sortir de son groupe mais de renforcer son appartenance à celui-ci».

On cherchera en vain dans la conclusion du livre une lueur d’espoir. «Sarcelles, c’est la fin. Dans dix ans, ce sera terminé» : même sans souscrire à l’opinion de ce responsable juif, Noémie Halioua refuse de se bercer d’illusions, ni de se payer de mots. «La République oui, mais laquelle ?» Elle était cet idéal vécu, «qui permet de transcender les différences pour créer du commun». Ne sera-t-elle bientôt plus que le nom d’une station de métro ?

Les uns contre les autres. Sarcelles, du vivre-ensemble au vivre-séparé, de Noémie Halioua aux éditions du Cerf, 208 pp.


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