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vendredi 3 juin 2022

Intérimaires «mercenaires» à l’hôpital : «C’est le résultat de quinze ans de politiques néolibérales»

par Estelle Aubin   publié le 2 juin 2022

Martin Hirsch a fustigé lundi 30 mai ces soignants qui, à un poste stable, préfèrent être intérimaires et toucher plus d’argent en comblant les absences dans les hôpitaux. Mais pour le sociologue spécialiste des questions de santé Frédéric Pierru, il est logique qu’à force de maltraiter les soignants, ils deviennent moins loyaux.

L’hôpital public français se porte mal. C’est peu de le dire. Il craque de toutes parts. Partout, les infirmiers, médecins, directeurs d’hôpital se disent à bout de souffle, éreintés par des conditions de travail de plus en plus délicates. Nombre de soignants désertent les couloirs de l’hôpital. Pour combler le manque de personnel, la solution est toute trouvée par les chefs d’établissement : embaucher des intérimaires çà et là, au gré des besoins, et les payer plus cher. «1 500 euros par exemple pour une garde de week-end, contre 300 maximum pour un médecin expérimenté», dénonçait lundi Martin Hirsch, le directeur de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) au micro de France Inter, avant de qualifier ces intérimaires de «mercenaires». Un phénomène hérité de «dizaines d’années de réformes néolibérales», qui «détériore la qualité des soins», déplore le sociologue Frédéric Pierru, chercheur au CNRS, à l’EHESP à Rennes, spécialiste des questions de santé.

Constatez-vous, comme le déclarait lundi le directeur de l’AP-HP, Martin Hirsch, que de plus en plus d’intérimaires sont embauchés au sein de l’hôpital public français ?

C’est un phénomène qui explose. Mais ce n’est pas nouveau. Comment certains peuvent-ils encore s’en étonner ? Cela fait bien quinze ans que le phénomène gagne du terrain. Mais cela fait sauter la banque des hôpitaux. Chaque jour, les employés qui font les plannings dans les hôpitaux sont partagés entre le besoin de tenir les budgets et celui de faire tourner les services, en ayant recours aux intérimaires pour combler les trous. On estime qu’il y a entre 10 % et 12 % d’absentéisme à l’hôpital. Par exemple, dans un grand service de chirurgie orthopédique d’un hôpital parisien – dont je tairai le nom –, des infirmières démissionnent et reviennent dans l’unité en tant qu’intérimaires. Ailleurs, un anesthésiste-réanimateur me disait qu’il préférait être contractuel pour mieux gagner sa vie et moins travailler. Des exemples comme cela, j’en ai des dizaines.

Pourquoi voit-on actuellement surgir ce type de contrats dans l’hôpital public ?

A force de martyriser la fonction publique hospitalière – créée au début du XXe siècle – et de dégrader les conditions de travail des soignants, il n’est guère étonnant que le personnel ne soit plus loyal envers l’institution hospitalière. Bien sûr, je n’encourage pas ce genre de pratique. Mais il ne faut pas s’attendre à autre chose. Le développement de l’intérim et du mercenariat n’est que le résultat des politiques hospitalières néolibérales menées depuis quinze ans par l’Etat. Quand une institution maltraite ses employés, les paie mal, ne leur permet pas de délivrer des prestations de soins de qualité, elle ne génère plus de loyauté ni de sentiment d’appartenance. Elle rompt le pacte de confiance. Et laisse la place à l’émergence de comportements opportunistes et rationnels.

Quelles sont précisément ces politiques hospitalières dont vous parlez ?

Les décideurs de ces deux dernières décennies, avec leurs réformes néolibérales et court-termistes, ont conduit l’hôpital public dans le mur. Martin Hirsch en première ligne. Il peut déplorer ce qu’il veut aujourd’hui, mais en tant que directeur de l’AP-HP et en tant qu’ancien membre du gouvernement de Nicolas Sarkozy – il était haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté au sein du deuxième gouvernement Fillon –, il est responsable du fiasco actuel. Depuis quinze ans, l’Etat a instauré la concurrence de tous contre tous au sein de l’hôpital, avec la prime au mérite, l’instauration de la tarification à l’activité (T2A) en 2003, le numerus clausus, la loi HPST de 2009 qui donne les pleins pouvoirs aux directeurs des hôpitaux et, coup de grâce, la diète budgétaire après la crise financière de 2008. Et ce seulement pour rentrer dans les clous européens. Si vous instillez des logiques marchandes, vous récoltez des comportements marchands et stratèges. Mais il faut arrêter de dire que la génération Y est plus volatile. J’en ai rencontré, des jeunes soignants, ils recherchent l’intégration à une équipe, la sécurité, peut-être même plus qu’avant au vu du sombre paysage économique actuel.

En quoi ces contrats intérimaires sont-ils problématiques pour l’hôpital ?

Ce type de contrats flexibles détériore la qualité des soins. Pour prendre en charge dignement les malades, il faut de la continuité, les suivre sur de longues durées. Il faut de la solidarité, de la confiance entre les équipes. Il y a un apprentissage collectif. Le mercenariat est la négation même de l’essence de la médecine.

Pourtant, des lois existent et encadrent les contrats intérimaires. Par exemple, un décret de 2017 fixe à 1 170 euros maximum la rémunération pour une garde de vingt-quatre heures…

Ces montants plafonds ne sont malheureusement plus respectés. Face à l’hémorragie inédite de soignants, les digues ont sauté. Le personnel hospitalier est devenu une ressource rare… Mais comme les chefs d’établissement ne veulent surtout pas fermer des services, ils recrutent à tour de bras des intérimaires, les paient grassement et explosent les budgets. C’est un rapport de force marxiste banal. Et une vision court-termiste des politiques de santé.

Tous les soignants sont-ils concernés de la même manière par l’intérim ?

Dans chaque service de l’hôpital, partout en France, on a de plus en plus recours aux contractuels. Mais plus vous montez dans la hiérarchie, plus vous êtes une ressource rare. Votre pouvoir dans la négociation est plus important, et vous êtes donc mieux rémunéré.


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