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mardi 17 mai 2022

Pourquoi certains ne veulent surtout pas devenir chef

Samuel Lacroix  publié le 

Emmanuel Macron semble avoir quelque peu peiné à trouver son Premier ministre. Selon plusieurs sources, il a même essuyé des refus, notamment de la part de Véronique Bédague et Valérie Rabault. Comme elles, nombreux sont les individus qui ne cèdent pas à l’appel des sommets, qu’ils soient politiques ou économiques.

De quoi ces refus sont-ils le nom ? Faut-il y voir de simples divergences idéologiques, un rejet plus général du pouvoir ou encore autre chose ? Quatre philosophes nous expliquent pourquoi on peut désirer ne pas trop s’élever dans la hiérarchie – sans pour autant avoir à culpabiliser.


  • Parce que nous préférons nous consacrer à d’autres tâches plus nobles (Platon). Il est des individus (beaucoup !) avides de pouvoir et des honneurs qu’il offre. Et d’aucuns qui le fuient, lucides au sujet de cette vraie nature de la politique, triviale et corruptrice. Or, ces derniers seraient malheureusement les plus indiqués pour gouverner, dans une cité idéale : eux, les philosophes qui ont connaissance du Vrai et du Bien. « S’il n’arrive pas ou bien que les philosophes deviennent rois dans les États ou que ceux auxquels on donne maintenant le nom de rois et de princes ne deviennent philosophes, authentiquement et comme il faut […], alors il n’y aura pas de trêve aux maux dont souffrent les États », lit-on dans La République de Platon. Le philosophe déplore qu’« aucune organisation parmi les constitutions politique actuelles ne soit digne du naturel philosophe ». Trop occupés par leurs ambitions, les gouvernants se détournent de la Vérité pour préférer les honneurs. Au contraire, les philosophes véritables ne contemplent que le ciel des Idées et ne se préoccupent pas de la médiocrité des affaires politiques. Au risque de se retrouver "perdus dans les nuages" ?
  • Parce que nous ne voulons pas dépendre de ceux que l’on gouverne (Hegel). Gouverner, c’est être obéi par ses administrés, être un maître. Si cette position peut paraître enviable, elle n’est pas exempte d’un risque inhérent à toute relation dominant/dominé : celle de la dépendance mutuelle des deux parties et de la potentialité du retournement de cette relation. Le maître a toujours conscience d’une forme de dépendance vis-à-vis de ses sujets : Bernard Arnault, dit-on, fait vivre des milliers de personnes en les employant, mais ce sont tout aussi bien, si ce n’est davantage, ces milliers de personnes qui, par leur travail, le font vivre. On n’est pas loin du motif hégélien de la dialectique du maître et du serviteur, exposé dans la Phénoménologie de l’esprit (1807) : le dominant a sans cesse besoin de l’assentiment du dominé, si bien que « c’est une autre conscience qui fait advenir la reconnaissance du maître, qui fait qu’il est reconnu ». Le serviteur, lui, dans le travail qu’il accomplit pour le maître, peut se reconnaître dans le produit de son labeur et s’accomplir, ce à quoi le maître n’a plus accès. À terme, « la servitude de l’asservi se renversera en autonomie véritable ». On peut ne pas vouloir du pouvoir pour ne pas risquer de tomber de haut…
  • Parce que nous ne voulons pas nous retrouver seul (Pierre Clastres). Tout gouvernant occupe de facto une place à part au sein de la société. C’est comme s’il en sortait pour la surplomber. Or, toute société est travaillée par une forme d’ostracisation du pouvoir. C’est l’enseignement de l’anthropologue Pierre Clastres dans La Société contre l’État (1974) : qu’il s’agisse des chefferies au sein des sociétés traditionnelles ou des États dans la plupart des sociétés que nous connaissons, tout pouvoir se situe en dehors du circuit des échanges qui rythment la vie sociale, il est solitaire (Alain dirait que « tout pouvoir est triste »). Plus encore, il y a une méfiance constitutive de tout groupe vis-à-vis de ce qui s’en détache en vue de lui imposer une coercition. Si les sociétés primitives sont parvenues à conserver des pouvoirs dénués de coercition, avec des chefs qui se contentent de rappeler les lois – de seulement incarner le pouvoir sans l’exercer à proprement parler – les sociétés à État demeurent en proie à une tendance anti-coercitive des multitudes. Vouloir le pouvoir, c’est donc se placer à la marge et sentir la force de rejet du groupe.
  • Parce que nous ne voulons pas jouer la partition de la « masculinité toxique » (Françoise d’Eaubonne). Vouloir du pouvoir revient à désirer perpétuer le cycle de la domination et des inégalités. C’est en commençant à exploiter la nature qu’on a laissé place à l’asservissement des femmes par les hommes puis, par suite, des prolétaires par les bourgeois. La logique du pouvoir est, fatalement, celle de l’injustice. C’est là le point de vue de la fondatrice de l’écoféminisme Françoise d’Eaubonne. D’après cette doctrine, il y aurait effectivement une continuité logique entre prendre le pouvoir sur la nature, vue comme un simple réservoir de biens exploitables, et prendre le pouvoir sur le corps des femmes, puis des ouvriers. Si je veux le pouvoir, je veux dominer et exploiter. Pour mettre fin à l’injustice, il faut en finir avec tout pouvoir. « Le seul objectif, écrit d’Eaubonne, est de détruire jusqu’à la notion de pouvoir ; alors, et alors seulement, le prolétariat pourra se nier en tant que prolétariat, et les femmes s’assurer en tant qu’universalité : la race humaine. » (Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, 1978)

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