Par Yann Chavance Publié le 16 mai 2022
La France rassemble une communauté particulièrement active de chercheurs qui décryptent scientifiquement les différents systèmes de vote et leurs conséquences sur notre démocratie. L’élection présidentielle leur a donné de nouveau l’occasion de tester leurs hypothèses.
Le 10 avril, lors du premier tour de l’élection présidentielle 2022, plusieurs centaines d’électeurs strasbourgeois ont pu voter… deux fois. A la sortie de deux bureaux de vote officiels se trouvait en effet un second dispositif quasi identique, avec urne, isoloirs et bulletins de vote. Celui-ci présentait cependant une différence de taille, proposant aux citoyens de voter grâce au système classique – le scrutin uninominal majoritaire à deux tours – mais aussi à travers d’autres modes de scrutin, à base de notes, de choix multiples ou encore de mentions à attribuer aux candidats.
Cette opération est le fait de l’équipe Voter autrement, un groupe de chercheurs du CNRS en sciences économiques issus de quatre universités françaises, qui livre aujourd’hui au Monde les premiers résultats de cette expérimentation en conditions réelles. De quoi apporter de nouveaux enseignements sur le choix – loin d’être neutre – d’un système de vote.
L’équipe élabore ce type de protocoles pour chaque présidentielle depuis vingt ans, inspirant d’autres initiatives similaires à travers le monde. « L’étude des systèmes de vote, ce que l’on appelle la théorie du choix social, rassemble des centaines de chercheurs venus d’horizons divers : science politique, économie, mathématiques, informatique…, énumère la professeure de sciences économiques Antoinette Baujard (université de Saint-Etienne), l’un des piliers de l’équipe Voter autrement. Les communautés scientifiques les plus denses se trouvent en France, où ce champ de recherche a connu un véritable essor dans les années 1970. »
La question des modes de scrutin trouve en réalité ses origines dès le XVIIIe siècle, avec notamment le mathématicien des Lumières Nicolas de Condorcet. Celui-ci fut l’un des premiers à décrire scientifiquement les problèmes liés aux systèmes de vote uninominaux (où chaque électeur ne choisit qu’un nom parmi les candidats, comme dans les élections françaises). Par exemple, un candidat capable de battre n’importe quel autre en face à face, désigné comme le « vainqueur de Condorcet », peut dans certains cas se retrouver éliminé. Un biais majeur loin d’être juste théorique. Lors de l’élection de 2007, le centriste François Bayrou se trouvait être, selon différents sondages de l’époque, le « vainqueur de Condorcet ». Autrement dit, devant n’importe quel autre candidat élu président de la République, une majorité de Français aurait préféré voir à la place François Bayrou… pourtant éliminé par ces mêmes Français dès le premier tour. A noter que, lors du premier tour de cette présidentielle 2007, l’équipe Voter autrement avait testé deux autres modes de scrutin dans six bureaux de vote français, qui donnaient systématiquement François Bayrou vainqueur.
Pas d’expression de la nuance
« L’un des problèmes de fond de notre système actuel, c’est le manque d’information. Chaque électeur ne donne un avis que sur un candidat, en plus de manière assez binaire, en ne pouvant exprimer aucune nuance derrière ce choix, résume Antoinette Baujard. L’idée est donc de trouver des systèmes qui permettent de recueillir plus d’informations, en sachant que cela complique aussi le traitement des résultats et entraîne parfois de nouveaux problèmes. » Une manière très simple de « rajouter de l’information » consiste par exemple à pouvoir mettre non pas un seul, mais plusieurs bulletins de vote dans l’enveloppe. C’est le principe du système de vote par approbation, qui suscite un intérêt croissant aux Etats-Unis. Concrètement, les citoyens sont invités à cocher sur un bulletin de vote les noms des candidats qu’ils approuvent (autant de noms qu’ils le souhaitent, un seul ou même aucun). Celui cumulant au final le plus de soutiens est alors déclaré vainqueur. Avec ce système, les électeurs donnent ainsi une opinion sur chaque candidat, mais cet avis reste très binaire. Impossible de savoir ce qui se cache derrière une approbation : un soutien massif, un choix par défaut, un vote stratégique…
D’autres systèmes permettent de nuancer chaque choix, comme le vote par note. Aussi appelé vote de valeur, ce mode de scrutin consiste à attribuer une note sur un barème donné (par exemple de 0 à 4) à chaque candidat, celui obtenant le plus de points totaux étant alors élu. Autre possibilité proposée en 2007 par deux chercheurs français : le jugement majoritaire. Chaque candidat se voit attribuer par chaque votant non pas une note mais une mention (très bien, passable, à rejeter…), obtenant au final une « mention majoritaire », celle donnée par une majorité de votants ayant décerné la mention en question (ou une meilleure mention). Cette méthode se voit régulièrement mise en avant en France dans la société civile, et a été utilisée par la gauche, en janvier, dans le cadre de la Primaire populaire.
Ces différents systèmes de vote, tous trois testés à Strasbourg par les chercheurs de Voter autrement, sont loin d’être les seuls imaginés par les spécialistes de la théorie du choix social : la littérature scientifique identifierait quelque cent soixante-dix modes de scrutin. Alors, comment choisir le bon ? « Chaque système de vote présente plusieurs propriétés, comme sa capacité à éviter le recours au vote utile ou encore à faire élire systématiquement le “vainqueur de Condorcet”, quand il existe, décrit le directeur de recherche au CNRS Rida Laraki (université Paris-Dauphine), co-inventeur du jugement majoritaire. Aucun système ne pouvant cocher toutes les propriétés, la question est donc de savoir lesquelles sont les plus importantes et c’est là que les divergences apparaissent entre les chercheurs. »
« Aucun système ne [peut] cocher toutes les propriétés, la question est donc de savoir lesquelles sont les plus importantes et c’est là que les divergences apparaissent entre les chercheurs » Rida Laraki, université Paris-Dauphine
Ce docteur en mathématiques met, depuis des années, toute son énergie à promouvoir le système de vote qu’il a créé, notamment à travers son association Mieux voter. Du côté de l’équipe Voter autrement, la posture se veut plus neutre, comme l’explique Antoinette Baujard. « Notre démarche est avant tout scientifique et non militante. Notre but est de présenter différents systèmes de vote avec chacun ses propriétés associées, ce sera ensuite au débat public de trancher. Vous pouvez par exemple estimer qu’un système doit uniquement suivre l’avis d’une majorité de votants, ou au contraire considérer que la voix de tous doit être prise en compte dans le résultat final. En fonction des critères qui vous semblent importants dans une démocratie, mais aussi de la nature du scrutin en question – présidentielle, primaire d’un parti, législatives… –, vous choisirez un système de vote différent. » A condition d’avoir au préalable identifié les propriétés des principaux modes de scrutin, notamment grâce à des expériences en conditions réelles comme celle menée à Strasbourg en avril.
Les premiers résultats 2022 dévoilés au Monde par les chercheurs de Voter autrement révèlent tout d’abord un point crucial : lorsqu’on propose aux citoyens une palette plus large d’expression, ils l’utilisent. Au vote par approbation qui permet de faire plusieurs choix, moins d’un votant sur cinq s’est ainsi rangé derrière un candidat seulement, les électeurs cochant en moyenne deux à trois noms sur leur bulletin de vote. « C’est l’un des enseignements majeurs de nos recherches : ces autres modes de scrutin révèlent une information très riche qui passe totalement sous les radars du système de vote actuel, constate Herrade Igersheim, la directrice de recherche CNRS en économie à l’université de Strasbourg qui a chapeauté cette expérimentation du premier tour. Par rapport aux résultats officiels des deux bureaux testés, classés plutôt à gauche, nous avons par exemple observé une adhésion très forte en faveur de Yannick Jadot et de Philippe Poutou avec ces autres modes de scrutin. Il y avait là un soutien invisible à l’œil du scrutin officiel. » Un soutien clairement masqué par le phénomène du vote utile – ce que les spécialistes de la théorie du choix social préfèrent appeler vote stratégique –, bien moins présent dans la plupart des systèmes de vote alternatifs.
Une évolution préoccupante du vote utile
Contrairement aux systèmes uninominaux, où l’entrée en lice d’un « petit » candidat n’ayant factuellement aucune chance de l’emporter peut changer radicalement le résultat final, le fait de donner une opinion sur chaque candidat offre la possibilité à plusieurs sensibilités politiques proches de cohabiter, sans se porter préjudice électoralement. Pour Herrade Igersheim, ce vote stratégique, qui a pris une place inédite lors de cette présidentielle 2022 en touchant aussi bien gauche, droite qu’extrême droite, suit une évolution préoccupante. « Lors de nos premières expérimentations sur le terrain, les participants étaient presque en colère contre ce vote utile qui les poussait à ne pas choisir sincèrement leur candidat. Mais depuis quelques années, on observe un glissement vers une sorte d’acceptation fataliste de cette contrainte, ce qui me semble dangereux pour l’expression démocratique. »
Un autre élément régulièrement pointé du doigt pour expliquer la crise démocratique actuelle et ses records d’abstention : la non-prise en compte du vote blanc. Et cet aspect pourrait s’effacer en changeant de système de vote. Ne cocher aucun nom sur un bulletin de vote par approbation ou attribuer la moins bonne note à chaque candidat est en effet bien pris en compte dans le résultat final. Mieux : dans les faits, confrontés à un système de vote plus riche, les adeptes du vote blanc finissent généralement par s’exprimer. « Sur les neuf cent trente-trois bulletins de vote que nous avons recueillis à Strasbourg, seuls trois étaient totalement blancs pour les différents modes de scrutin étudiés, relève Herrade Igersheim. Les personnes ayant voté blanc au scrutin officiel ont pour la plupart utilisé les autres systèmes de vote, avec cependant un enthousiasme modéré : le nombre moyen d’approbation comme la moyenne des notes attribuées s’avèrent très en dessous de la moyenne. »
Au-delà de ces mesures du vote blanc ou du vote stratégique, cette expérimentation strasbourgeoise fournit aux chercheurs une myriade de données qui nécessitera encore des années de travail d’analyse. En revanche, difficile d’en tirer des conclusions au niveau national, si l’élection avait eu lieu avec d’autres modes de scrutin. Pour cela, mieux vaut se tourner vers un autre dispositif mis en œuvre par la même équipe de recherche : un sondage basé sur un échantillon représentatif de près de 2 000 personnes, effectué juste avant le premier tour et simulant différents modes de scrutin. Contrairement à d’autres résultats obtenus lors de précédentes présidentielles, le cru 2022 montre peu de différences entre scrutin officiel et systèmes alternatifs, avec un podium inchangé. A une exception près : le jugement majoritaire sacre, lui aussi, Emmanuel Macron, mais renvoie Marine Le Pen à la septième position, plaçant Jean-Luc Mélenchon second et Jean Lassalle troisième. « Cette troisième place a été une grosse surprise pour nous, avoue Herrade Igersheim. Cela peut être dû au fait que nous avions dans ce sondage sept candidats avec la même mention majoritaire. Or le départage, dans ce cas précis, peut être problématique avec la méthode du jugement majoritaire, c’est en tout cas une critique qui a été pointée par certains chercheurs. »
Cette troisième place de Jean Lassalle, crédité de 3,13 % au scrutin officiel, s’avère d’autant plus surprenante qu’un autre sondage utilisant le jugement majoritaire, mené presque dans le même temps par OpinionWay pour l’association Mieux voter, le plaçait en septième position. « Il faudra du temps pour comparer précisément nos résultats et méthodologies afin d’expliquer cette différence, mais il est possible qu’elle soit liée aux coefficients de redressement utilisés par l’institut de sondage, peut-être moins bien adaptés au jugement majoritaire, avance Rida Laraki, à l’origine de ce mode de scrutin et cofondateur de Mieux voter. Quoi qu’il en soit, il y a peu d’intérêt à comparer les données de deux instituts de sondage, c’est surtout l’évolution dans le temps des résultats obtenus par un même institut qui peut nous en apprendre beaucoup. »
C’est justement ce qu’ont fait Rida Laraki et son association, avec pas moins de quatre sondages menés entre le mois de décembre 2021 et le second tour de la présidentielle, soumettant les sondés à l’épreuve du jugement majoritaire mais aussi du vote par approbation, qui permet plusieurs choix. « Nous avons par exemple pu observer au fil des semaines la montée de l’adhésion aux idées de Marine Le Pen, avec un premier sondage la plaçant huitième au jugement majoritaire, puis quatrième et enfin en seconde position avant le premier tour, avec de moins en moins de rejet et de plus en plus d’adhésions. C’est tout l’intérêt d’un tel mode de scrutin, nous pouvons observer, non pas uniquement un classement, mais aussi une opinion fine des citoyens sur tel ou tel candidat grâce aux mentions données », souligne le directeur de recherche au CNRS. Ce dernier se concentre désormais sur les données de la Primaire populaire, dont il vient de faire l’acquisition, espérant tirer de cette montagne de résultats en conditions réelles de nouveaux enseignements sur les propriétés du jugement majoritaire.
Conservatisme bien ancré
Meilleure mesure de l’opinion publique, meilleure expression démocratique, limite du vote utile… Les nombreux avantages des différents systèmes de vote alternatifs amènent inévitablement une question : pourquoi gardons-nous un système dont les biais ont été largement démontrés ? L’utilisation, en janvier, du jugement majoritaire par la Primaire populaire a pourtant été accompagnée d’un certain scepticisme de la part des observateurs politiques. « Une note n’est pas un vote », avait notamment commenté François Hollande. « Il y a eu quelques moqueries, mais cela a eu au moins le mérite de lancer le débat autour des modes de scrutin, de faire comprendre au grand public que le choix d’un système de vote plutôt qu’un autre n’était pas quelque chose de neutre », estime Chloé Ridel, l’autre cofondatrice de l’association Mieux voter.
Pour cette énarque, directrice adjointe du think tank Institut Rousseau, le mauvais accueil fait à ces scrutins d’un autre genre par une partie du personnel politique démontre un conservatisme bien ancré. « Ces gens-là se sont construits autour du scrutin majoritaire à deux tours, qui met en scène des plébiscites avec une majorité artificielle. Nous voulons passer à une démocratie tournée vers l’évaluation et le jugement, évidemment plus inconfortable pour les politiques, mais qui donnerait plus de pouvoir aux citoyens. Cela forcerait les partis à changer radicalement leur façon de faire campagne, non plus en s’adressant seulement à une petite base de militants mais bien à l’ensemble des électeurs. »
Un constat partagé par le monde de la recherche, qui a décrit depuis longtemps à quel point notre système actuel façonne un paysage politique tranché. « Les scrutins uninominaux favorisent les candidats dits exclusifs, qui provoquent des sentiments forts d’adhésion comme de rejet. Pour gagner, un candidat doit faire le vide autour de lui, n’avoir personne d’autre qui lui ressemble, décrit la professeure de sciences économiques Antoinette Baujard. A l’inverse, avec des scrutins plurinominaux comme ceux que nous avons testés, le rejet se paie, ce qui favorise alors des candidats inclusifs à même de rassembler, au-delà de leur propre parti. »
Pour certains chercheurs, changer de mode de scrutin présenterait aussi un intérêt pour les hommes et les femmes politiques, leur permettant de bien mieux comprendre leur base électorale. Contrairement au système actuel, avare en informations sur les motivations des votants, les modes de scrutin alternatifs fournissent des résultats détaillés particulièrement précieux pour définir une stratégie politique. Le vote par note ou le jugement majoritaire, par exemple, mesurent précisément le degré d’adhésion de l’ensemble des citoyens à un candidat. Avec le vote par approbation, il devient possible de calculer des taux de coapprobation : autrement dit, quels autres candidats sont soutenus par les partisans d’un candidat donné. De quoi, par exemple, mesurer l’adhésion transpartisane aux idées écologistes ou encore les porosités électorales entre divers courants politiques.
En attendant de convaincre politiques et citoyens, les promoteurs d’autres modes de scrutin continuent de débattre entre eux sur les propriétés que devrait réunir un système idéal : résistance au vote stratégique, bonne compréhension de la part des votants… « Depuis quatre ans, nous mettons en avant le jugement majoritaire avec Mieux voter, mais nous réfléchissons actuellement à proposer d’autres systèmes pour la présidentielle, comme le vote par approbation, plus simple et donc peut-être plus adapté dans un premier temps », révèle Chloé Ridel. Du côté de la recherche scientifique, le débat n’est pas non plus tranché en faveur d’un mode de scrutin plutôt qu’un autre. Un constat, cependant, semble faire consensus : la plupart des pays, dont la France, ont fait le choix d’un des moins bons systèmes de vote existants, scientifiquement parlant.
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