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jeudi 19 mai 2022

Norma McCorvey, le double visage de l’accès à l’avortement aux Etats-Unis

Par  le 19 mai 2022

Son pseudonyme, « Jane Roe », a donné son nom à l’arrêt de 1973 légalisant l’interruption volontaire de grossesse dans le pays. Norma McCorvey est pourtant devenue par la suite une fervente militante du camp anti-IVG. Aujourd’hui, la Cour suprême remaniée par Donald Trump pourrait revenir sur ce droit historique.

Norma McCorvey avec sa fille Cheryl, 23 ans, et sa petite-fille, en avril 1989.

Jane Roe. Si tous les Américains, ou presque, connaissent ce nom, plus rares sont ceux qui y associent un visage. Derrière ce pseudonyme s’est longtemps cachée Norma McCorvey, une Texane à l’origine d’une décision historique de la Cour suprême des Etats-Unis. En 1973, l’arrêt Roe contre Wade – la seconde partie fait référence au procureur de Dallas de l’époque, Henry Wade – a légalisé l’avortement dans le pays.

Depuis, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) y est autorisée jusqu’à ce que le fœtus soit considéré comme viable, soit environ vingt-quatre semaines. Véritable pierre angulaire du droit des femmes à disposer de leur corps, cette décision pourrait bientôt être remise en cause par une Cour suprême remaniée sous l’ère Trump.

Cinq ans après sa mort, en 2017, à l’âge de 69 ans, Norma McCorvey reste un personnage difficile à cerner, à l’héritage complexeSymbole du droit à l’avortement, passée ensuite dans le camp des anti-IVG, elle est cependant loin des caricatures dans lesquelles certains ont voulu l’enfermer.

« Je n’étais pas la mauvaise personne pour devenir Jane Roe. Je n’étais pas la bonne personne pour devenir Jane Roe. Je suis juste celle qui est devenue Jane Roe, de “Roe v. Wade”. Et l’histoire de ma vie, avec tous ses défauts, est un petit morceau d’Histoire. » Norma McCorvey dans son récit autobiographique, « I Am Roe », paru en 1994

Dans un récit autobiographique, I Am Roe (HarperCollins, non traduit), paru en 1994, elle écrit : « Je n’étais pas la mauvaise personne pour devenir Jane RoeJe n’étais pas la bonne personne pour devenir Jane Roe. Je suis juste celle qui est devenue Jane Roe, de “Roe v. Wade”. Et l’histoire de ma vie, avec tous ses défauts, est un petit morceau d’Histoire. »

Une enfance tourmentée

Née en 1947, Norma McCorvey grandit dans une famille pauvre, à Houston, au Texas. 
Sa mère est alcoolique ; son père, membre des Témoins de Jéhovah, a fichu le camp. Lorsqu’elle est adolescente, son cœur oscille entre filles et garçons – ce que ne supporte pas sa mère, très religieuse, qui la bat. Mariée à 16 ans, aussitôt séparée, elle a un premier enfant dont la garde est confiée à sa mère. Norma reconnaît qu’elle se drogue et abuse de l’alcool.

Deux ans plus tard, elle donne naissance à une autre fille, qu’elle fait adopter. A 22 ans, nouvelle grossesse. La brune aux cheveux courts ne veut pas du bébé, mais le Texas n’autorise toujours pas l’IVG. La jeune femme n’a pas les moyens de se rendre dans un autre Etat où elle pourrait légalement se faire avorter et craint de se retrouver dans une clinique clandestine sordide. Elle est adressée à deux avocates tout juste diplômées, Sarah Weddington et Linda Coffee, qui la convainquent de contester, devant les tribunaux, la loi interdisant l’avortement au Texas.

Afin de préserver sa vie privée, Norma McCorvey devient Jane Roe. « A cette époque, il y avait déjà un mouvement pro-life [“pro-vie”] et un autre pro-choice [“pro-choix”], mais l’avortement n’était pas encore le débat national qu’il deviendra une dizaine d’années plus tard », rappelle Mary Ziegler, professeure de droit à l’université de Floride.

Un électron libre

Le 22 janvier 1973, la Cour suprême s’appuie sur le 14eamendement pour énoncer, à sept juges contre deux, un droit constitutionnel à la vie privée qui inclut le choix d’interrompre une grossesse. Entre-temps, Norma a dû accoucher et faire adopter l’enfant. « Je n’ai jamais eu le privilège d’entrer dans une clinique, de m’allonger et de me faire avorter, confiera-t-elle au New York Times en 1994. C’est la seule chose que je n’ai jamais obtenue. »

Les temps qui suivent sont difficiles, même si elle rencontre Connie Gonzalez, avec qui elle partagera une grande partie de sa vie. Au début des années 1980, la trentenaire sort de l’anonymat et Jane Roe devient officiellement Norma McCorvey. Elle entend prendre sa part dans la bataille qui s’amorce. Mais, à la tête du camp pro-choice, on se méfie de cet électron libre, jugé peu fiable – elle a reconnu publiquement certains de ses mensonges.

« Norma racontait toutes ces ­histoires parce qu’elle voulait coller à son pseudonyme de Jane Roe et se présenter comme une victime », souligne Joshua Prager, un journaliste qui a passé plus de dix ans à écrire The Family Roe : An American Story (W. W. Norton & co., 2021, non traduit). La reconnaissance tant espérée ne viendra pas et Norma McCorvey en souffrira.

Un revirement et des déclarations chocs

En 1995, à 48 ans, elle passe dans l’autre camp. La Texane travaille alors dans une 
clinique de Dallas qui pratique l’IVG quand Operation Rescue, un mouvement pro-life parmi les plus radicaux, s’installe à côté. Son directeur, Flip Benham, un pasteur évangélique, devient son ami. « Il a vu qu’elle voulait de l’attention, raconte Joshua Prager. Norma avait un désir insatiable d’amour et d’attention. » 

« Etre Jane Roe, c’était une carrière pour elle, indique Mary Ziegler. Elle l’utilisait pour gagner de l’argent avec les pro-choice puis les pro-life. Mais il ne faut pas non plus tout ramener à une histoire de sous, car ses ­positions sur l’avortement ont toujours été compliquées. » Mary Ziegler, professeure de droit à l’université de Floride

La bascule se fait en quelques mois. Ce revirement choque une partie de l’Amérique qui découvre à la télévision les images de sa conversion politique et religieuse. On y voit Norma McCorvey, salopette bleue sur tee-shirt blanc, entrer pieds nus dans une ­piscine de jardin pour se faire baptiser. Le mouvement pro-life exulte. En face, l’annonce est ressentie comme un coup de poignard dans le dos. Sa conversion a un prix : Norma est priée de renier son homosexualité.

Elle multiplie les déclarations chocs. « Je suis déterminée à consacrer le reste de ma vie à défaire la loi qui porte mon nom », affirme-t-elle. Elle finit par s’éloigner d’Operation Rescue, se convertit au catholicisme mais reste dans le giron des pro-life. Cela devient pour elle un gagne-pain. « Etre Jane Roe, c’était une carrière pour elle, indique Mary Ziegler. Elle l’utilisait pour gagner de l’argent avec les pro-choice puis les pro-life. Mais il ne faut pas non plus tout ramener à une histoire de sous, car ses ­positions sur l’avortement ont toujours été compliquées. »

En témoigne sa première interview en tant que convertie, en 1995, sur ABC News. Ses nouveaux amis ont beau répéter qu’un fœtus est viable dès sa conception, Norma McCorvey déclare être favorable, sous conditions, à une IVG durant les trois premiers mois de grossesse. « Les pro-life étaient furieux, relate Joshua Prager. Ils expliquaient qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait. Mais elle savait pertinemment ce qu’elle disait. »

Le journaliste a passé tant de temps à enquêter sur elle que c’est lui qui annonce son décès aux médias, en 2017. « Elle estimait, comme une majorité d’Américains, que l’avortement devrait être légal uniquement pendant le premier trimestreC’est ce qu’elle affirmait en privé. Elle était mal à l’aise sur le sujet aussi bien quand elle était avec les pro-choice que quand elle était avec les pro-life. En ce sens, elle incarnait à la perfection les contradictions et les ambivalences de ce pays. »

En 2020, un documentaire, Aka Jane Roe, est revenu sur son ­histoire. On y voit une Norma McCorvey sous oxygène, les sourcils dessinés au crayon, un turban rose dans les cheveux. « Ceci est ma confession sur mon lit de mort », dit la sexagénaire, dans un petit rire. Interrogée sur ses années dans le mouvement pro-life, elle répond : « J’ai pris leur argent, ils m’ont mise devant les caméras, m’ont dit quoi dire et c’est ce que je disais. » « Tout cela, c’était une mise en scène ? », la relance le réalisateur. « Oui (…), j’étais une bonne actrice. »

Après tant de détours, difficile de savoir où est la vérité. Elle ajoute pourtant : « Si une jeune femme veut se faire avorter, très bienCe n’est pas mon problème. » Comme un ultime pied de nez pour tenter de remettre ses pas dans ceux de Jane Roe.


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