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jeudi 19 mai 2022

François Crémieux: «L’hôpital n’est pas le problème. C’est la digue qui continue de tenir comme elle peut»

par Eric Favereau  publié le 18 mai 2022 

Le directeur général des hôpitaux de Marseille s’élève contre les généralités qui font porter le poids de la crise aux seuls hôpitaux et empêchent de prendre des mesures pragmatiques et efficaces. 

François Crémieux, qui dirige depuis un an les hôpitaux de Marseille, est un des hauts fonctionnaires de la santé les plus en vue. Ancien adjoint de Martin Hirsch à Paris, l’homme est atypique, apprécié des médecins comme des associations de malades. Il est aussi membre de la revue Esprit, et a été Casque bleu en ex-Yougoslavie.

Les urgences de la Timone, les plus grandes de Marseille, sont dans la tourmente à deux mois de la période estivale. Depuis le début de la crise sanitaire, le service est passé de 30 urgentistes à seulement 16. La situation ne fait-elle qu’empirer ?

En un an, il est exact que les problèmes se sont aggravés aux urgences. Nous avons deux grands services, les urgences Nord, où l’on a moins de difficultés, et les urgences de la Timone, où la situation est plus tendue. Pourquoi ? On manque de médecins urgentistes et on a des difficultés à les retenir. Et il y a d’autres secteurs où la tension est forte : on manque d’infirmiers en pédiatrie, d’infirmiers spécialisés ou de psychiatres notamment pour les activités d’hospitalisation ou de garde.

Pourtant, nous sommes ici dans une région où l’on a plus de psychiatres, plus de médecins généralistes, y compris compétents en urgence, et plus d’infirmiers que partout ailleurs en France. Cela interroge : alors que l’on a plus de professionnels qu’ailleurs, pourquoi en manque-t-on à l’hôpital ? Les raisons sont certainement multiples : valorisation du travail de nuit, organisation ou conditions de travail, contraintes horaires et travail le week-end, rémunération… Mais surtout, ces raisons sont différentes d’un hôpital, voire d’un service, à l’autre. A Paris, les rémunérations et les conditions de logement ou de transport quotidien sont déterminantes. A Marseille, c’est la concurrence avec le secteur libéral et les cliniques lucratives qui déstabilise le plus les équipes alors que les professionnels de santé ne manquent pas. Les urgences de la Timone ne devraient pas être en difficulté !

Mais elles le sont…

En France, les médecins généralistes ou urgentistes qui pourraient participer aux urgences choisissent d’autres modes d’exercice professionnel pas forcément mieux rémunérés au global mais avec des conditions de vie plus favorables. Ils partent exercer en libéral, dans des cabinets à horaires élargis. L’immense liberté des médecins libéraux est devenue un tabou dans notre pays. Mais il y a un paradoxe à faire le procès constant des dysfonctionnements de l’hôpital qui s’épuise à compenser, et de s’interdire les questions de fond.

Quelle est votre réponse à cette situation ?

Soit on renforce la régulation pour limiter les excès, soit on renforce la souplesse de l’hôpital pour s’adapter. Mais la limite de cette option est que toute la souplesse du monde n’empêchera pas les urgences de la Timone de voir le nombre de patients augmenter. Alors assouplissons ce qui peut l’être, statuts, rémunérations, mais renforçons aussi la régulation : il faut des observatoires régionaux des rémunérations et rendre publics les écarts par métiers ou discipline et donner des leviers aux ARS [agences régionales de santé, ndlr] ou à l’assurance maladie afin d’imposer la modération. La course aux rémunérations n’est par ailleurs pas tenable dans un secteur de la santé qui a aussi d’autres priorités. Il faut aussi renforcer la régulation de l’installation des professionnels de santé. Il existe des leviers qui sont mal mobilisés. Si des hôpitaux craquent cet été à cause de lits fermés par manque d’infirmiers ou d’urgences en manque de médecins, il sera aussi facile qu’inutile de faire le procès de l’hôpital. L’hôpital n’est pas le problème mais la digue qui continue de tenir comme elle peut.

D’accord, mais comment réguler ? Quelle méthode imaginer, des contraintes nouvelles ?

Première chose, arrêter avec les théories générales qui expliqueraient tout et cesser avec les sophismes sur l’hôpital entreprise, l’hôpital bureaucratique, la gouvernance des technocrates ou la T2A [la tarification à l’activité, méthode de financement des établissements de santé mise en place à partir de 2004] qui expliqueraient tout. Ces généralités alimentent les débats mais empêchent d’aborder la diversité des situations, la complexité des causes et donc des solutions pragmatiques et efficaces. L’AP-HM pourra rouvrir ses blocs opératoires si nous formons plus d’infirmiers de bloc et les reconnaissons mieux ; nous assurerons la psychiatrie si nous redonnons envie aux jeunes psychiatres de prendre en charge les urgences et les patients les plus lourds hospitalisés ; l’hôpital tiendra l’été avec des lits ouverts si moins d’infirmiers partent renforcer un secteur libéral qui compte déjà deux fois plus d’infirmiers par habitant qu’en moyenne en France. Je respecte le projet de chacun mais ces infirmiers quittent l’hôpital pour gagner autant ou plus avec moins de contraintes. Malgré le Ségur de la santé et les augmentations importantes de salaires, il faut continuer à faire évoluer par exemple la rémunération du travail de nuit, et améliorer l’accueil et les conditions de travail de tous les personnels (places en crèches, parking, offres de temps de travail à la carte, n’en sont que quelques exemples). Mais les observatoires régionaux devront garantir la cohérence, l’équité et la soutenabilité financière des décisions.

A vous entendre, ce n’est jamais la faute de l’hôpital, alors que bon nombre de médecins disent vouloir le quitter en raison de la bureaucratie, du poids de l’administration… En tout cas ils pointent la question du pouvoir étouffant à l’hôpital, de sa gouvernance…

L’hôpital ne manque ni de critiques venues d’ailleurs, ni d’autocritique en interne, et nous ne cessons d’évoluer. L’organisation du pouvoir est un sujet, surtout dans les grands hôpitaux comme à Marseille. Nous héritons d’un fonctionnement très hiérarchique et nous devons évoluer vers plus de coopération, plus d’interdisciplinarité, plus de partage des pouvoirs entre administratifs, médecins et paramédicaux, entre universitaires et non-universitaires, entre les seniors et les plus jeunes, entre les femmes et les hommes. Et je pense que nous allons dans le bon sens, l’hôpital est moins caricatural et plus «démocratique» qu’on ne le dit. Mais c’est long : les chirurgiens étaient habitués à piloter assez seuls. Les décisions sont aujourd’hui beaucoup plus partagées avec les anesthésistes, les réanimateurs, les cadres paramédicaux. Dénoncer l’excès de pouvoir administratif est évidemment parfois juste, mais c’est aussi parfois une manière de critiquer le partage du pouvoir entre médecins.

Certes, mais c’est l’administration qui applique la tarification à l’activité (T2A)…

La T2A a cristallisé des conflits, mais souvent à tort. Pendant le Covid, nous n’avons pas été sous la T2A. Est-ce que cela a changé la vie ? Pas tant que cela. Ce qui nous a changé la vie, c’est de ne plus avoir de contrainte financière, pas la manière dont elle était mise en œuvre. La question est la contrainte économique qui est mise sur nos systèmes de santé. Que l’on appelle cela la T2A, le budget global, l’Ondam [Objectif national de dépenses d’assurance maladie], il y a des contraintes. L’argent que nous dépensons n’est pas la somme de ce dont chaque hôpital ou chaque malade aurait besoin, mais la part du budget de la nation que parlementaires et gouvernement choisissent d’octroyer à la santé. La question n’est pas la T2A, mais de redonner des marges de manœuvre…

Ce terme de «marge de manœuvre» n’est-il pas un peu fourre-tout ?

C’est pour moi essentiel. Il y a nécessité à ce que les acteurs hospitaliers reprennent la maîtrise de leurs projets. Pour partie en raison de la contrainte économique où plus personne n’avait de capacité à agir, nous sommes dans un monde, où chacun – infirmier ou médecin «de base», chef de service ou chef de pôle, directeur… – a l’impression de ne plus avoir de marge de manœuvre pour agir et d’être empêché par le système. L’enjeu est de redonner de la puissance d’action ; il faut qu’un chef de service de pédiatrie retrouve de la marge de manœuvre pour piloter son service sans avoir à demander d’autorisation à la moindre prise de décision. Il faut que les cadres de santé puissent organiser le travail avec leurs équipes dans des schémas horaires plus souples. Il faut redonner de la marge au binôme directeur-président de commission médicale d’établissement, pour qu’il puisse avancer. Le plus souvent, nous sommes d’accord sur ce qu’il faudrait faire, mais nous sommes empêchés d’agir. C’est cela qui m’apparaît comme prioritaire, presque plus que des questions de rémunérations. Il faut sortir de cette impression que l’on ne peut rien faire et que le système est toujours dirigé sans vous, voire contre vous.

Pour vous, 90 % de l’hôpital va bien, c’est le discours qui reste négatif…

Je ne dis pas que l’hôpital va bien, je dis que l’hôpital cristallise tous les débats autour de la santé. Dès que notre système a des difficultés, comme avec les déserts médicaux, on va accuser l’hôpital, pointer les urgences, même quand elles n’y sont pour rien. Dans beaucoup de situations, l’hôpital n’est pas la source des problèmes, mais l’hôpital est devenu la solution palliative à des dysfonctionnements du système. Comme on l’a vu lors de la canicule, puis lors du Covid, les problèmes n’étaient pas à tant à l’hôpital mais en amont, notamment en termes de prévention. La réanimation a été une caricature de ce mauvais débat : le sujet n’était pas le nombre de lits qu’on ne pouvait augmenter que par des additions mais le nombre de malades qui se multipliaient au plus fort des vagues. Il fallait faire de la prévention et vacciner et non attendre l’impossible de l’hôpital.

Bref, les hôpitaux ne vont pas toujours bien, et parfois ils vont vraiment mal. Certains services seront en grande difficulté cet été. Mais la dramaturgie sur la fin de l’hôpital public et son incompétence sont une constante du débat français et finissent par contribuer au statu quo en rendant impossible de comprendre les causes multiples et parfois très locales aux difficultés, et donc d’inventer les réponses adaptées.


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