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mercredi 20 avril 2022

Romain Dupuy, interné après un double meurtre et condamné à la folie


 



Par  Publié le 20 avril 2022

Cet homme de 39 ans, schizophrène, est interné depuis 2005 dans un centre de soins psychiatriques de Gironde, pour le meurtre de deux femmes à Pau en 2004. Selon le corps médical, il pourrait être transféré dans un service plus souple, mais la préfecture s’y oppose. « Le Monde » l’a rencontré.

Sous les pluies d’hiver, l’avenue Caussil invite sans ambiguïté le promeneur à presser le pas : un poste de gendarmerie, de hauts murs coiffés de barbelés et un cimetière abritant des « mutilés du cerveau » de la Grande Guerre… On ne s’attarde pas sans raison dans ce quartier de Cadillac, à une quarantaine kilomètres au sud-est de Bordeaux. Le porche de l’Unité pour malades difficiles, un centre de soins psychiatriques, se cache dans un renfoncement de l’avenue, surveillé par une guérite aux vitres-miroirs. Sur la porte d’entrée, alignées à la verticale, trois lettres noires : UMD. L’établissement, composé de cinq pavillons, est si bien gardé que la plupart des pensionnaires ont renoncé à l’idée de s’évader. Les quatre-vingts personnes accueillies ici, uniquement des hommes, sont trop agitées pour les services de psychiatrie conventionnels : patients violents sans antécédents judiciaires, détenus dont la santé mentale s’est dégradée en prison ou criminels et délinquants déclarés pénalement irresponsables.

Une fois franchi le sas d’entrée, il faut rallier un édifice désuet en forme de W pour se rendre dans une grande salle aux murs spartiates, privée de vue sur l’extérieur. Le mobilier est à l’avenant : une table grise, quelques chaises pliables. Précédée par un cadre de santé, une imposante silhouette se profile bientôt dans l’encadrement de la porte : Romain Dupuy, un schizophrène de 39 ans, responsable du meurtre d’une infirmière et d’une aide-soignante à l’hôpital psychiatrique de Pau, le 18 décembre 2004. Ce jour-là, à l’aube, deux corps sans vie sont découverts dans un pavillon de l’établissement. Lucette Gariod, une aide-soignante de 40 ans, a été poignardée. Chantal Klimaszewski, une infirmière de 48 ans, a reçu des coups de couteau, elle aussi, avant d’être décapitée. Sa tête repose à quelques mètres de là, sur un téléviseur.

« Prouver que j’ai changé »

Romain Dupuy s’avance à notre rencontre. Avec ses dreadlocks nouées en catogan et son bouc frisant sous le menton, il cultive une allure fantaisiste qui jure avec la sévérité des lieux. Pour cette rencontre – la première avec un journaliste en dix-sept ans de présence ici –, il a soigné sa mise : costume gris trois pièces, bretelles bleues, cravate. Le temps de l’entretien, un cadre de santé restera posté devant la porte.

Après les politesses d’usage, Romain Dupuy s’assied sans empressement. Puis il relève le buste avec gravité, confiant d’une voix légèrement nasale, comme s’il était enrhumé :« Tous les jours, je pense à ces femmes dont j’ai pris la vie, à elles et à leurs familles. Je ne me reconnais pas le droit de leur demander pardon, ni même de leur présenter des excuses, je veux juste qu’on me laisse une chance de prouver que j’ai changé. » Ce patient hors norme, dont l’histoire a redéfini en France les rapports entre psychiatrie et justice, est depuis longtemps l’objet d’enjeux politiques qui le dépassent. « J’ai l’impression d’être dans un wagon lancé à pleine vitesse, que personne ne peut plus arrêter. »

Juste après le drame, fin 2004, le ministre de la santé, Philippe Douste-Blazy, se rend à Pau. Devant une foule en colère, il dévoile un plan pour la santé mentale et annonce un renforcement de la sécurité dans les hôpitaux. Les victimes elles-mêmes se plaignaient souvent de leurs conditions de travail. Elles avaient récemment participé à des manifestations contre la réduction des effectifs et la vétusté des locaux.

La police, elle, s’intéresse à plusieurs patients ou anciens patients de l’établissement psychiatrique palois. Les enquêteurs commencent à recueillir leur ADN afin de le comparer à celui retrouvé sur la scène des crimes. Tandis que les prélèvements se poursuivent, la ville vit dans l’angoisse, suspendue aux résultats des investigations.

Six semaines plus tard, à la fin du mois de janvier 2005, la Brigade anticriminalité de Pau aborde un jeune homme qui fume un joint assis sur un muret, devant son domicile. Au moment où les policiers approchent, il sort un Browning 7,65 mm et tente de faire feu. Sans succès : l’arme date de 1910, les munitions sont défaillantes… Romain Dupuy a 21 ans. Son père est militaire, sa mère assistante sociale. Il a suivi une formation de cuisinier et enchaîné les emplois précaires, avant de se marginaliser dans les rues de Pau. C’est un patient connu des services psychiatriques locaux, où il a déjà effectué trois séjours sans consentement, à la demande de sa famille.

Placé en garde à vue au commissariat, il est vite suspecté d’être impliqué dans le double homicide. Vérification faite, son ADN correspond à celui retrouvé dans le pavillon. Entre-temps, trois médecins l’ont examiné. Relevant des troubles psychotiques graves, ils recommandent à l’unisson une hospitalisation d’office. Mis en examen pour « meurtres sur professionnels de santé » et « tentative d’homicides sur fonctionnaires de police » –, le jeune homme est transféré au centre hospitalier de Cadillac en tant que « D398 », statut réservé aux détenus « atteints de troubles mentaux ».

« À cette époque, j’étais un zombie, un sauvage au bord du néant, se souvient-il. J’avais déjà fait plusieurs séjours en psychiatrie, je trouvais ça humiliant… » Une fois à Cadillac, il est rapidement interné à l’UMD de l’hôpital, un centre de soins intensifs réservé aux patients « difficiles ». « Je me montrais conciliant, poursuit-il, mais, au fond, je ne reconnaissais pas ma maladie, je voulais aller en prison… »

Discernement « altéré »

Parallèlement à l’information judiciaire s’ouvre alors une longue et sinueuse enquête médicale. Après l’avoir examiné, un expert psychiatre extérieur à l’UMD, le docteur Jean-Claude Chanseau, remet un premier rapport au juge d’instruction. Il y décrit Romain Dupuy comme une personne « calme », admettant sans difficulté les faits reprochés. D’après le médecin, il aurait agi sans choisir ses victimes, du seul fait qu’elles travaillaient au centre hospitalier. Le docteur Chanseau mentionne également ses séjours dans le même établissement psychiatrique. Au cours de ces hospitalisations, les médecins avaient tous décelé chez ce jeune patient les symptômes d’une schizophrénie. L’expert conteste néanmoins le diagnostic de ses confrères, que ce soit dans ce premier rapport ou dans ceux qu’il rendra par la suite au magistrat instructeur. Selon lui, le discernement de Romain Dupuy était seulement altéré – et non aboli – lors de son passage à l’acte. La distinction n’est pas neutre : l’abolition du discernement conduit à l’irresponsabilité pénale quand son altération est simplement prise en compte par la juridiction au moment de fixer la peine.

Dans les mois suivants, trois collèges d’experts, composés au total de huit psychiatres, contredisent à leur tour les observations du docteur Chanseau. Pour eux, Romain Dupuy souffre bien d’une « schizophrénie de type paranoïde ». N’a-t-il pas coupé la tête de l’infirmière parce qu’il voyait en elle une « mort vivante qui allait se transformer en serpent » ? A les entendre, il a agi dans un délire amplifié par la consommation de cannabis et le visionnage de jeux vidéo ultra-violents. Autant d’éléments qui, d’après eux, auraient aboli son discernement au moment des faits. Les familles des deux victimes, voyant les expertises pencher en faveur de l’irresponsabilité pénale, protestent contre l’issue prévisible de l’instruction : l’absence de procès.

Irresponsabilité pénale

A la fin de l’été 2007, l’affaire prend soudain une autre ampleur. Nicolas Sarkozy, élu président au printemps, apporte publiquement son soutien aux familles. Mieux : il entend réformer les procédures judiciaires encadrant les malades mentaux. Quelques jours après son intervention, le 27 août, le juge d’instruction rend enfin son ordonnance : un non-lieu déclarant l’irresponsabilité pénale de Romain Dupuy. Les proches de Lucette Gariod et Chantal Klimaszewski font aussitôt appel de cette décision. Les termes « non-lieu » et « irresponsabilité » leur paraissent inacceptables. Détachés du sens juridique, ils laissent entendre que les meurtres n’ont pas existé et que personne ne les a commis. « Sans véritable procès, avec une ordonnance de non-lieu pour seule explication, les parties civiles ne pouvaient que s’interroger sur la fiabilité des expertises psychiatriques », se souvient l’avocat Yves Darmendrail, qui représentait alors le mari de l’aide-soignante.

En novembre 2007, une audience publique se tient à la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Pau, en présence des familles. Les experts y exposent à nouveau leurs divergences. Le docteur Chanseau assure que la « cruauté de l’acte ne signe pas la pathologie mentale » et continue d’opposer son point de vue à celui de ses huit confrères, lesquels réitèrent leurs conclusions. Parmi eux, le psychiatre Michel Dubec explique que Romain Dupuy incarne pour lui le « fou parfait ». A l’entendre, il ne serait pas « le sujet de ses actes mais l’objet de sa pathologie ». Irresponsable, donc.

Après avoir délibéré, la cour confirme l’ordonnance de non-lieu. Cette décision modifie aussitôt le statut de Romain Dupuy. Désormais, son sort ne dépend plus de la justice, mais du corps médical et de l’administration préfectorale. Charge à eux, et non aux juges, de définir la surveillance dont il doit faire l’objet. Dans son arrêt, la cour prend tout de même soin de rappeler que les « souffrances des parties civiles », dressées contre la notion d’irresponsabilité pénale, « méritent reconnaissance » : « Certains juristes et psychiatres, souligne-t-elle, préfèrent à cette notion le concept de non-punissabilité, qui présente l’avantage de responsabiliser l’auteur des faits. »

Cette réforme marque un tournant sécuritaire dans l’approche de la folie, davantage perçue comme une menace que comme une maladie. Symbole de ce basculement, Romain Dupuy devient l’« ennemi public numéro un », selon l’expression du magistrat et essayiste Denis Salas.

« Les Unités pour malades difficiles sont des milieux fermés et très surveillés, mais les patients n’ont pas vocation à y purger une peine », Olivier Tellier, psychiatre, président des UMD

La sœur de l’infirmière tuée à Pau, Maria Moulédous, qualifie cette procédure de « mascarade »« Les experts ont été incapables d’expliquer ce qu’était le discernement, la psychose…, déclare-t-elle à la presse. C’était insultant pour les victimes. » En réponse à l’indignation des parties civiles, Nicolas Sarkozy demande à la garde des Sceaux, Rachida Dati, de travailler à une réforme de l’irresponsabilité pénale. C’est ainsi qu’une nouvelle loi voit le jour en février 2008. Le terme de « non-lieu » y est remplacé par celui d’« irresponsabilité pénale pour trouble mental ». Dorénavant, les familles de victimes seront mieux associées à la procédure judiciaire, avec la possibilité d’obtenir une audience publique en présence de la personne mise en examen. Quant aux juridictions, elles pourront imposer elles-mêmes une hospitalisation sans consentement assortie de mesures de sûreté portées au casier judiciaire.

Le pensionnaire de Cadillac a suivi ces événements de loin, derrière les murs de l’UMD, où les patients peuvent – sous réserve d’une autorisation médicale – écouter la radio et regarder la télévision. Avec le recul, il a le sentiment d’avoir servi de caution au déploiement d’une nouvelle politique.« On a fait de moi un exemple, assure-t-il, un jouet pour nourrir les gens d’émotions… » D’autant que la loi de 2008 a trouvé un prolongement quelques mois plus tard, avec le meurtre, à Grenoble, le 12 novembre, d’un étudiant par un patient psychotique en fugue. Dans la foulée, le président Nicolas Sarkozy annonce un plan de sécurisation des établissements psychiatriques et la création de quatre nouvelles UMD, dans le Rhône, la Marne, le Tarn et en Seine-Maritime. Actuellement au nombre de dix sur l’ensemble du territoire, ces unités offrent une capacité d’accueil de 650 lits, un niveau qui ne rattrape en réalité que celui du début des années 1980.

Favoriser le retour en psychiatrie générale

Romain Dupuy, lui, n’a pas changé d’endroit depuis 2005. A Cadillac, ses journées se ressemblent : lever à 9 heures, retour en chambre à 20 heures, extinction des feux à 22 heures. Les gestes se répètent sous la surveillance permanente du personnel : petit-déjeuner sur table scellée, entretien avec un psychologue, cigarette dans la cour, atelier poterie, sieste, entretien avec le médecin traitant… Ici, les patients doivent demander l’autorisation d’accéder à leurs affaires, placées sous clefs dans un placard. Entre ces murs, tout le monde sait qui est Romain Dupuy, du moins parmi les soignants. « Les pensionnaires, entre eux, évitent de parler de leurs passages à l’acte, souligne-t-il. En tout cas, moi, je ne pose jamais ce genre de questions, ça ne me regarde pas… » Il s’est lié un temps avec un patient qui avait tué son codétenu en prison et démembré sa mère lors d’une permission de sortie, mais sans jamais trouver de « véritable ami », selon son expression.

Illustration réalisée à partir de différents portraits de Romain Dupuy.

« Le rôle de ces unités est d’aider les patients à recouvrer un jour la liberté, précise le docteur Olivier Tellier, président de l’Association française des UMD. Une fois l’état des malades stabilisé, ils peuvent rejoindre un service classique. Ensuite, s’ils poursuivent leurs progrès, ils réintègrent la société. Les UMD sont des milieux fermés et très surveillés, mais il est important de comprendre que les patients n’ont pas vocation à y purger une peine : on les soigne pour favoriser leur retour en psychiatrie générale, en moyenne au bout d’une dizaine de mois. » Romain Dupuy rappelle volontiers que son bail à Cadillac excède nettement cette moyenne. Pour autant, il n’est pas le plus ancien patient de l’unité. L’homme avec lequel il partage sa chambre, coupable d’avoir étranglé ses trois enfants, vit ici depuis plus de deux décennies.

« Si Romain Dupuy sort d’UMD, je doute de l’absence de risque en termes d’ordre public. Dans ce genre de situation, quand on a un doute, c’est déjà une réponse », Fabienne Buccio, préfète de Gironde

Dix-sept ans ont passé depuis le drame de Pau. Romain Dupuy a le sentiment d’être un autre homme. « J’ai beaucoup changé, insiste-t-il, mais l’administration ne considère pas l’être que je suis devenu. » Pour prendre la mesure de cette évolution, il faut, selon lui, revenir à ses premières années à Cadillac. A l’époque, il est privé de sorties thérapeutiques, quand la plupart des pensionnaires ont droit à ces échappées de quelques heures en ville, encadrées par des soignants. Il accepte toutefois les médicaments qui lui sont prescrits, malgré de lourds effets secondaires. « Ces molécules étaient une tortureLe simple fait de me lever le matin me paraissait une tâche insurmontable. » Sans perspective, il sent monter en lui un sentiment de révolte. Avec d’autres patients, il parvient à s’approvisionner en cannabis – chose extrêmement rare en UMD. Plusieurs fois par semaine, il fume du haschisch. « J’étais perdu, en souffrance, dit-il. On m’imposait un état d’exception qui me semblait injustifié. »En 2011, un médecin s’inquiète de l’absence d’horizon, notant dans son rapport d’expertise : « Il me semble opportun de (…) proposer au sujet une possibilité d’ouverture, en l’occurrence une possibilité de sortie accompagnée (…) afin d’éviter l’installation dans une démarche stérile de protestation. »

Un événement précipite bientôt son transfert dans un autre pavillon de l’UMD : l’équipe soignante découvre en 2013 une boulette de haschisch dans un courrier destiné à Romain. Contre toute attente, ce changement est l’occasion de redéfinir son traitement et ouvre la voie à des sorties thérapeutiques. « À partir de là, j’ai compris que j’avais peut-être une chance de m’en sortir, analyse-t-il. Une forme d’avenir était enfin envisageable. La perspective d’une vie décente, peut-être un jour un travail, une femme, des enfants… J’ai complètement arrêté de fumer du shit et me suis investi à fond dans les activités thérapeutiques. » Les rapports médicaux témoignent de cette amélioration. Son traitement, limité à l’injection d’un neuroleptique tous les quatorze jours, devient vite l’un des plus légers de l’UMD. Quant à son comportement envers l’équipe soignante et les autres patients, il demeure irréprochable : pas une heure passée en chambre d’isolement ni aucun lien de contention imposé.

Une « non-décision » inédite

Au début de l’année 2018, la commission de suivi médical recommande son transfert en service classique fermé, où les mesures de sécurité sont beaucoup moins strictes qu’en UMD. Romain Dupuy rassemble ses affaires. « Mon sac est prêt, dit-il à sa mère. Je vais enfin être transféré ! » Mais les démarches pour trouver un établissement d’accueil sont plus longues que prévu. Il devra encore attendre pour « déménager ».

Son départ de Cadillac semble à nouveau se concrétiser en mai 2019, lorsque le médecin-chef de l’UMD et les représentants de plusieurs hôpitaux bordelais se réunissent à la préfecture de Gironde afin de discuter des modalités de son transfert en service fermé. Mais le projet est soudainement laissé de côté. Les commissions médicales renouvellent leur avis positif d’une année à l’autre. La préfecture ignore pourtant ces « feux verts » successifs, s’enfermant dans un silence assumé. Une « non-décision » de l’État inédite pour la plupart des psychiatres officiant en UMD. Romain Dupuy défait sa valise. « Quand j’ai compris qu’il y avait un blocage, j’ai vécu mes pires moments dans l’unité… », avoue-t-il en promenant un regard suspicieux sur les murs de la salle.

Ce blocage de l’administration correspond à l’arrivée de Fabienne Buccio à la préfecture de Gironde. Interrogée par Le Monde sur la situation de Romain Dupuy, elle reconnaît que ce « cas de non-réponse de l’État est peu courant », tout en précisant : « C’est en mon âme et conscience que j’assume cette position administrative. En service classique fermé, la disponibilité du cannabis et les possibilités de fugues risquent de favoriser un passage à l’acte chez ce patient. » Si l’on en croit Romain Dupuy, en UMD, les patients qui s’en donnent la peine peuvent eux aussi se procurer du cannabis. Quant aux fugues, il y en aurait entre 8 000 et 10 000 par an en psychiatrie conventionnelle, selon l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Ce phénomène répandu, et le plus souvent sans danger, a récemment attiré l’attention des médias, après l’échappée chaotique de Jérémy Rimbaud, jeune schizophrène ayant mangé le cœur d’un agriculteur nonagénaire en 2013.

Des expertises inexistantes

« Si Romain Dupuy sort d’UMD, poursuit la préfète de Gironde, je doute de l’absence de risque en termes d’ordre public. Dans ce genre de situation, quand on a un doute, c’est déjà une réponse. Romain Dupuy est le patient du département qui a les antécédents les plus lourds. Avant de me décider, j’ai attentivement étudié son parcours, en particulier les expertises psychiatriques. » À y regarder de plus près, Mme Buccio semble pourtant avoir une connaissance approximative du dossier. Ainsi fait-elle référence à des « expertises de confirmation » demandées par son prédécesseur – expertises inexistantes, selon nos informations – et affirme que Romain Dupuy « n’a jamais reconnu ses crimes » – quand il a constamment renouvelé ses aveux depuis le 1er févier 2005.

Une quinzaine de psychiatres – membres des commissions médicales inclus – se sont prononcés sur son transfert depuis cinq ans. Un seul, le docteur Jacques Bertrand, a émis un avis défavorable. La préfète s’appuie justement sur cette expertise pour définir Romain Dupuy comme un individu « dissimulateur et manipulateur », susceptible, sous l’effet du cannabis, de porter atteinte à l’ordre public. D’ordinaire, dans la perspective d’une sortie d’UMD, la préfecture s’en remet à l’avis de la commission médicale. Une trentaine de patients de l’unité de Cadillac ont ainsi bénéficié de cette procédure en 2021.

Pour mettre fin à l’exception visant leur client, les conseils de Romain Dupuy ont saisi les ordres judiciaire et administratif. Aucun d’entre eux ne s’est déclaré compétent. « Nous considérons ce renvoi de balle comme un déni de justice, indiquent maîtres Hélène Lecat et Serge Portelli. La préfète de Gironde profite de cette contradiction pour tenir une position qui nous paraît abusive. Il s’agit à nos yeux d’une perpétuité psychiatrique qui ne dit pas son nom. »

« L’absence de décision administrative rejaillit incontestablement sur la santé du patient », note la cour d’appel de Bordeaux en 2021

Romain Dupuy écarte les bras en signe d’impuissance : « À quoi servent dix-sept ans de soins intensifs s’il n’y a rien au bout, aucune perspective ? » Le personnel soignant de Cadillac redoute les conséquences d’un enfermement prolongé sans justification médicale. La cour d’appel de Bordeaux elle-même partage cette appréhension : « L’absence de décision administrative perdure depuis plusieurs années et rejaillit incontestablement sur la santé du patient », note-t-elle dans un arrêt de mai 2021. Quant aux proches des victimes de Romain Dupuy, ils préfèrent ne plus prendre de positions publiques sur le sujet. « Ça ne sert à rien de parler de tout ça,les médias déforment nos propos, regrette Maria Moulédous, la sœur de l’infirmière tuée à Pau. Mais remettre Romain Dupuy en liberté, pour moi, ce n’est pas la solution…  »

Les familles de victimes de malades mentaux ne sont pas toutes opposées aux sorties d’UMD. À l’image de Christian Stawoski, dont la fille a été tuée en 1998 par un schizophrène septuagénaire. Aujourd’hui retraité, il préside l’Association Delphine-Cendrine, à laquelle appartient Maria Moulédous. Cet homme inconsolable, qui a depuis longtemps surmonté sa volonté de vengeance, milite pour un renforcement du suivi des personnes déclarées irresponsables. « Un “juge d’application des soins” pourrait assurer l’encadrement des patients, précise-t-il. Une fois leur état stabilisé en UMD, ce magistrat superviserait leur sortie vers des centres de travail fermés, en collaboration avec des médecins et des éducateurs. Le suivi s’assouplirait en fonction de leurs progrès. Au terme de ce processus, les malades qui le méritent pourraient revenir dans le giron de la société. »

Confronter l’accusé à ses actes

Christian Stawoski réclame aussi, outre une vaste réforme des expertises psychiatriques, la comparution en cour d’assises de tous les auteurs de crimes souffrant de troubles mentaux. Selon lui, les familles de victimes bénéficieraient ainsi d’un véritable procès, au cours duquel l’accusé serait confronté à ses actes. « À la fin, expose-t-il, les jurés pourraient, s’ils le souhaitent, se prononcer en faveur de l’abolition du discernement, car il existe de vrais fous. » Les réformes visant à limiter le champ d’application de l’irresponsabilité pénale sont pour lui autant de « mesurettes ». Idem pour la loi promulguée en janvier dans le prolongement de l’affaire Sarah Halimi – cette femme tuée en 2017 par un voisin déséquilibré –, qui exclut de son périmètre les malades mentaux ayant délibérément consommé des substances psychoactives en vue de passer à l’acte.

Dans l’affaire Romain Dupuy, la justice a estimé qu’aucune preuve exclusive ne pouvait être apportée au sujet de ce mystérieux sursaut de violence. Comment y démêler, en effet, ce qui relève de la pathologie, de la prise de stupéfiants ou du libre arbitre ? Quand on l’interroge sur sa responsabilité dans les meurtres de Pau, l’intéressé, lui, ne semble pas avoir de doutes : « Je me souviens du drame, c’est donc bien moi qui ai commis ces atrocités, mais j’étais poussé par une force étrangère à moi-même. J’étais un autre, une somme de souffrances sans limites… Depuis, j’ai décidé de me battre et de me soigner.  »

Le reclus de Cadillac fait valoir ses avancées : il reconnaît sa maladie, a obtenu la levée de sa curatelle et est dispensé des séances d’éducation thérapeutique et des exercices d’habilités sociales – les équipes de l’unité estimant qu’il n’a plus rien à y apprendre. Il regrette à présent d’être freiné dans ses progrès par les autres patients, dont l’état de santé n’est plus en phase avec le sien. « Il n’y a aucune intimité en UMD, ajoute-t-il. On ne peut pas aller aux toilettes sans surveillance. De quoi devenir insupportable aux autres et à soi-même… » À l’UMD de Montfavet, dans le Vaucluse, on se souvient d’un patient qui avait passé quarante-trois ans dans les murs de l’unité. Quelques jours après sa sortie, il s’était donné la mort.


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