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samedi 23 avril 2022

Dans un Ehpad public du Puy-de-Dôme : une «maltraitance institutionnelle» admise par tous

par Elsa Maudet, Envoyée spéciale au Cendre (Puy-de-Dôme)  publié le 20 avril 2022 

A l’établissement Ambroise-Croizat, près de Clermont-Ferrand, salariées et direction reconnaissent l’existence de graves dysfonctionnements, mais s’en renvoient la responsabilité, entre manque d’effectifs, autoritarisme et négligences. Dans ce contexte, les personnes âgées trinquent.

Madeleine (1) ne fait pas dans la demi-mesure : «En prison, ils sont mieux qu’ici. Comment on peut vivre comme ça ? Des fois, j’ai envie de pleurer.» L’octogénaire répète souvent que ce qu’elle vit et voit donne «envie de pleurer». Elle réside depuis quelques années à l’Ehpad public Ambroise-Croizat au Cendre (Puy-de-Dôme) et n’y trouve plus guère de motifs de réjouissance. «Les soins sont vite faits, on est lavés une fois tous les 36 du mois. Elles [les aides-soignantes] t’attrapent comme une merde, quand elles te font la toilette il faut serrer les dents», déroule-t-elle. Elle s’est retrouvée avec le corps tuméfié à cause de manipulations indélicates, doit parfois réclamer pour être essuyée aux toilettes, a déjà passé deux semaines sans douche. «Si l’effectif n’est pas là, on ne fait pas de douche pendant quinze jours, facile», confirme Pauline, une salariée, qui a demandé un strict respect de son anonymat, à l’instar de toutes ses collègues, par peur de représailles.

«Ce n’est pas une boîte à fric, et pourtant il y a de la maltraitance institutionnelle», lâche Sandrine, la fille de Madeleine, qui s’acquitte d’environ 1 400 euros par mois pour sa chambre. Les dysfonctionnements ne sont pas uniquement le fait de «sociétés cotées en bourse qui doivent faire du profit», comme le groupe Orpea, au cœur des révélations du livre les Fossoyeurs«le secteur public est quand même soumis à des obligations de gestion optimisée des dépenses. Il faut que ça change, et pas que pour ma mère».

La situation au Cendre a ceci d’étonnant que personne ne cherche à cacher que les problèmes y sont nombreux. Pas même la direction qui déroule les manquements aussi aisément que le font les salariées ou ex-salariées que nous avons interrogées. Mais deux camps s’opposent : d’un côté, des employées accusent la directrice d’être tyrannique, de l’autre celle-ci taxe un petit groupe de manque de professionnalisme. Et chacun renvoie à l’autre la responsabilité des dysfonctionnements. L’ambiance est telle que les plaintes pleuvent. La directrice, Aïcha M., en a déposé huit pour«intimidation» contre des salariées, après les avoir vues débouler ensemble pour lui demander des comptes, et une pour «injure raciale», une aide-soignante l’ayant critiquée auprès d’une collègue en précisant «c’est une Arabe». Une salariée a porté plainte contre la directrice pour «harcèlement» et la famille d’une résidente en a déposé une fin janvier auprès du procureur pour «mise en danger», «non-accès aux soins» et «maltraitance institutionnelle». Au milieu de tout ça, les personnes âgées trinquent.

«Sur une personne alitée, elle ne lave que ce qu’elle voit»

Morgane a travaillé trois ans à l’Ehpad Ambroise-Croizat et a fini par craquer et en partir il y a quelques mois. «Les résidents avaient des plaies comme je n’en avais jamais vu auparavant, dues à des soins mal faits, assure l’infirmière. Sur la fin, j’avais peur de perdre mon diplôme», si jamais un problème grave survenait. Sarah, encore en poste aujourd’hui, affirme qu’«il y a des états cutanés lamentables. Les personnes qui viennent ne sont pas formées à la prévention des escarres», ces impressionnantes plaies dues à une mauvaise irrigation sanguine. «On s’en est plaint à plusieurs reprises auprès de la direction, ils ont répondu qu’ils n’avaient personne d’autre, qu’il fallait faire avec», affirme Morgane.

La directrice évoque elle aussi spontanément les problèmes d’escarres. Comme chez cette femme amputée sur qui elle a découvert une plaie sur son seul pied restant. «Personne ne savait, ça veut dire que [les aides-soignantes] ne font pas les soins. La soignante a reconnu que, sur une personne alitée, elle ne lave que ce qu’elle voit», dénonce la directrice. Qui cite également cette résidente contrainte de se couper les ongles «avec des ciseaux pour les poils de nez» parce que personne ne s’en est chargé, ceux qui se rendent à table en chemise de nuit, voire «avec une protection souillée», ceux que l’on douche sur les toilettes. «J’ai marché sur un dentier parce qu’elles ne mettent pas de colle», complète-t-elle.

«Il y a de la maltraitance institutionnelle, il ne faut pas se leurrer, reconnaît elle aussi sans détour Carole, une ancienne infirmière de l’établissement, qui a aussi fini par claquer la porte. Quand vous êtes moins nombreux, vous prenez moins le temps d’expliquer aux résidents et à leurs familles ce que vous faites, les médicaments ne sont pas donnés en temps et en heure, les pansements sont faits à la va-vite. Par exemple, on ne met pas le bon type de pansement sur la bonne plaie, donc la personne ne cicatrise pas correctement ou ça peut s’infecter.»

Six soignants en pause cigarette, depuis plus d’une demi-heure

Le manque de personnel n’a rien d’exceptionnel dans ce secteur peu attractif où les conditions de travail sont difficiles et les salaires bas. Mais la directrice l’assure : avec une «soixantaine d’équivalents temps plein» pour 80 résidents, l’établissement «est au-dessus des effectifs du CPOM», le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens, signé avec l’Agence régionale de santé et le département tous les cinq ans. «J’ai fait le choix de ne pas prendre de directrice adjointe, pour prioriser le soin», détaille Aïcha M. «On a du matériel, on a du personnel, il faut juste que les gens aient envie de travailler. C’est simplement un problème de conscience professionnelle», balaie de son côté Fabienne M., l’infirmière coordinatrice. Qui garde en travers de la gorge cette fois où elle a découvert six soignants en pause cigarette, tous ensemble, depuis plus d’une demi-heure.

Plusieurs salariées racontent pourtant s’être déjà retrouvées seules pour gérer des dizaines de résidents. «Dans ce cas, on les installe dans leur lit pour le petit-déjeuner. Je n’aime pas ça parce que j’ai toujours peur qu’ils fassent une fausse route, confie Marie-Annick.On fait en sorte que le résident ne se rende pas compte qu’on n’est pas assez, donc on s’épuise.» Comme cette femme à qui Marie-Annick a annoncé qu’elle n’aurait pas de douche car elle devait gérer l’étage seule et qui lui a rétorqué qu’elle n’en avait déjà pas eu la semaine passée. «Je suis repassée lui donner sa douche avant de partir. Je me suis ajouté du travail, je ne peux pas le faire avec tous», avance-t-elle. La directrice, elle, déplore des «plannings de douches pas forcément respectés», non pas en raison d’un sous-effectif, mais à cause de «pauses à tire-larigot» de certaines salariées.

«La directrice disait que plus on était, plus on faisait de pauses, donc qu’il fallait réduire le personnel, assure Carole, partie il y a quelques mois. Il n’y avait pas assez de volonté de trouver des gens. On allait sur Pôle emploi et sur Indeed [un moteur de recherche d’emploi, ndlr], il n’y avait pas d’annonce. Quand on appelait l’agence d’intérim, ils nous disaient «on n’a pas de demande de chez vous».» Faux, rétorque la directrice : «On bosse beaucoup avec Pôle emploi. Elles [certaines employées] nous sabotent de l’intérieur, quand on recrute elles font tout pour mettre les nouvelles en difficulté. Des agents viennent me voir en cachette ou m’appellent parce qu’ils ont peur des représailles dans les couloirs.»

«La mise en danger des résidents est réelle»

Des salariées, de leur côté, font état de brimades et d’humiliations de la part de leur supérieure. Parmi les propos rapportés : «Vous n’êtes bonne à rien» ou encore «j’en ai fait plier d’autres, je vous ferai plier». «Elle fait régner la terreur et maltraite son personnel», assure une professionnelle paramédicale. La directrice s’en défend fermement, estimant qu’on veut lui faire payer sa volonté de remettre certaines personnes au travail.

Certains week-ends, l’Ehpad tourne sans infirmières. «On passe pour des cons à appeler le Samu pour des broutilles mais on n’a pas le choix, il n’y a pas d’infirmière, pas de cheffe, rien», peste Sarah. Ce manque de bras pèse aussi le reste de la semaine. «On m’a demandé de préparer les médicaments, j’ai dit non. S’il y a des erreurs, je ne suis pas complice de ça, c’est hors de question», tempête une salariée qui n’a aucune qualification médicale et n’est donc pas autorisée à le faire. «Des médicaments ont été préparés par une AMP [aide médico-psychologique], une animatrice, une élève infirmière… S’il y a un souci, qui est responsable ?», interroge Carole. «La mise en danger des résidents est réelle», assure une autre salariée.

L’infirmière coordinatrice se défend d’avoir fait prendre des risques à quiconque. Non, assure-t-elle, jamais une animatrice ou une AMP n’ont eu à préparer des médicaments. En revanche, faute de bras, elle a bien demandé à une élève infirmière et à une aide-soignante «qui entrait à l’école d’infirmière» de le faire, «sous [sa] supervision». Les difficultés pour trouver des infirmiers sont telles que «quand on a eu quelqu’un, on l’a pris», dit la directrice. Un infirmier, aujourd’hui unanimement décrit comme incompétent, a ainsi rejoint l’équipe il y a quelques mois. «On fait avec ce qu’on a. On est conscients qu’on a des problèmes infirmiers, mais comment on fait ?», interroge l’infirmière coordinatrice. Par ailleurs, parce que les intérimaires parfois appelés en renfort ne seraient pas correctement formés, des cachets pour Parkinson ont été oubliés, des pansements saturés pas changés.

Les salariées qui n’ont pas encore claqué la porte craquent

Les autorités de tutelle sont au courant de ces problèmes, qui courent depuis des mois. Un audit a d’ailleurs été réalisé à l’automne auprès des salariés de l’Ehpad, dont les conclusions, confidentielles, ont été présentées en début d’année et doivent désormais mener à «une phase de préconisations d’améliorations à la fois de la qualité de la prise en charge des résidents et des conditions de travail des agents», indique Hervé Prononce, le maire (UDI) du Cendre, qui est à ce titre aussi responsable de l’Ehpad public de sa commune. Une réunion hebdomadaire est par ailleurs organisée depuis le mois de février pour faire dialoguer la direction et les agents et tenter de dénouer la situation.

En attendant, l’ambiance reste délétère et celles qui n’ont pas encore claqué la porte craquent. Des salariées évoquent leur perte de poids, leurs troubles du sommeil, leur anxiété constante. «Toutes mes collègues étaient très mal, elles pleuraient au boulot, moi j’y allais la boule au ventre», relate Morgane, partie il y a quelques mois. «On a des collègues qui sont psychologiquement détruites», résume Sarah. En janvier, une quinzaine de salariés se sont simultanément mis en arrêt maladie. «On est beaucoup à venir à reculons parce qu’on se dit «qu’est-ce qui m’attend ?»», dit quant à elle la directrice.

Marie-Annick a eu envie de partir, mais refuse de «lâcher les familles et les résidents» : «Je vais me battre, parce que si je pars, rien ne sera résolu et ça sera peut-être encore pire.» «Tout ce qu’elles veulent, c’est que je parte. Je suis une tête à abattre parce que je suis un gros caillou dans la chaussure, estime la directrice. Je me suis beaucoup posé la question de partir, de sauver ma peau. Je continue à venir pour les résidents et pour les agents qui ont envie, et c’est la grosse majorité.» Quant à Madeleine et sa fille, elles sont résignées. «Changer d’Ehpad ? Oui si je trouvais mieux, mais est-ce que c’est mieux ailleurs ?, interroge la vieille dame. Les vieux, ils payent et c’est tout.»

(1) Tous les noms ont été changés.

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