par Elsa Maudet publié le 21 avril 2022
Pour Elise Richard, cela ne fait aucun doute : «Au-delà du cas Orpea et de ses dérives inacceptables, la maltraitance existe dans tous les établissements, quel que soit leur statut. C’est un problème systémique.» La journaliste a enquêté durant trois ans dans des Ehpad et des services d’aide à domicile et en a tiré un livre, Cessons de maltraiter nos vieux ! (Editions du rocher), sorti à l’automne. Ce qu’elle dénonce ne relève pas d’un système ultra sophistiqué mis au point pour engranger des profits, comme est accusé de l’avoir fait le groupe privé Orpea, mais de manquements répétés causés par un manque de salariés. Cette fameuse maltraitance institutionnelle.
En France, plus de 42 % des Ehpad sont publics (ils sont gérés par des hôpitaux ou des collectivités, généralement les centres communaux d’action sociale), près d’un tiers sont privés non lucratifs (chapeautés par des associations) et un quart sont privés commerciaux (administrés par des entreprises à but lucratif). Dans tous les types d’Ehpad, «il y a un sous-effectif chronique de personnels, avec 63 ETP [équivalents temps plein, ndlr] en moyenne pour 100 résidents, alors qu’il en faudrait 80 au minimum. Du côté du personnel soignant, c’est 30 pour 100 résidents alors que, selon le rapport Fiat-Iborra, il en faudrait le double», déroule-t-elle. «Nous sommes complices de maltraitance, nous prenons notre part de responsabilité», assumait quant à lui Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), qui représente des établissements tant privés que publics, lors d’une conférence de presse en février.
«Vous allez pas m’apprendre mon travail»
Les établissements privés lucratifs sont, il est vrai, moins-disants que les autres, avec 52 ETP pour 100 places en 2018, contre 72 dans le secteur public. Mais ce dernier n’est pour autant pas épargné par les dérives. «J’ai vraiment connu l’enfer avec ma maman. On peut écrire un livre avec tout ce que j’ai vu», souffle Nelly (1). C’était il y a onze ans, dans un Ehpad public de l’Yonne. «Elle était lavée tous les quinze jours, je ne vous raconte pas l’odeur.» La septuagénaire se souvient de cette fois où sa mère, prise de diarrhée, a été portée sur les toilettes, sa chemise de nuit intégralement remontée sous son menton. Un employé de maintenance est entré, découvrant la vieille femme nue, sans que ni lui ni les salariées qui s’affairaient autour de la mère de Nelly n’y voient le moindre problème. Comme s’il était communément admis que les résidents n’avaient droit ni à la pudeur ni à la dignité. Dans les espaces communs, «les petits vieux étaient nez au mur, tout seuls. Quand je tournais leur fauteuil, ils me disaient : Non madame, ne me touchez pas, je vais me faire disputer», poursuit Nelly.
Lorsque son père est entré dans un Ehpad public du Pas-de-Calais en 2018, Michèle Leys avait demandé que l’homme atteint de la maladie d’Alzheimer bénéficie d’un lit médicalisé le plus bas possible, car le risque de chute était élevé. «L’aide-soignante m’a dit : Vous allez pas m’apprendre mon travail. Ça n’a pas loupé, il est tombé, il s’est cassé le fémur», relate sa fille. Le vieil homme était attaché sur son fauteuil roulant toute la journée et envoyé en salle de restauration en fine grenouillère, sans pull, donc «gelé». «Alors qu’il n’avait aucun problème de santé, il est passé de 65 à 45 kilos», déplore Michèle Leys. Mais le pire est arrivé plus tard. En janvier, une porte de l’étage où résidait son père, censée être fermée toute la journée et ouvrable uniquement grâce à un badge, est restée ouverte. L’ancien cheminot s’y est engouffré et est tombé dans les escaliers, attaché à sa chaise roulante. Il est mort quatre jours après.
«Je veux défendre sa dignité»
Le jour de la chute, Michèle Leys découvrait sur place, effarée, qu’«il n’y avait pas d’infirmière, seulement des aides-soignantes complètement paumées». Elle a porté plainte pour homicide involontaire. «J’ai besoin de justice, je veux défendre sa dignité humaine, plaide-t-elle. Il y a eu mort d’homme, ce n’est pas juste qu’on n’a pas donné assez de biscottes !» Dans le courrier qu’elle a envoyé à l’agence régionale de santé (ARS), Michèle Leys a clairement établi un lien entre le manque de personnel et l’accident : «Le turn-over des aides ne permet pas de vigilance.»
Le nombre de personnels dont peut bénéficier un Ehpad, public ou privé, dépend du contrat d’objectifs et de moyens (CPOM) signé tous les cinq ans entre l’établissement, le département où il est installé et l’ARS. Les dotations peuvent donc varier d’un territoire à un autre. «Les Ehpad publics se sont paupérisés depuis quinze ans parce qu’on a eu une stratégie de décentralisation», juge Pierre Gouabault, directeur de trois Ehpad publics dans le Loir-et-Cher, très engagé dans les questions de bientraitance. Lui brocarde ces présidents de département fiers d’afficher des prix de journée (payés par les résidents et qui concernent la partie hébergement) les plus bas possibles, même si cela se traduit parfois par des prestations de piètre qualité. «Bien entendu que des pressions sont faites par les pouvoirs publics sur les directeurs, bien entendu que l’on dit aux directeurs «vos histoires de qualité vous gardez ça pour vos colloques de l’AD-PA, en attendant ici on parle de choses sérieuses, c’est-à-dire de finances» !», s’emporte Pascal Champvert.
«On ne trouve personne pour faire le job»
L’argent public reçu, «je ne dis pas que c’est confort, mais ça me permet de fonctionner», dit Pierre Gouabault. Pour autant, «est-ce que ça correspond à nos standards de prise en charge ? Non». Dans ses établissements comme dans la plupart des Ehpad français, tous statuts confondus, il est admis que les résidents ont droit à une douche par semaine, et une toilette au gant le reste du temps. «Ils n’ont pas les moyens suffisants pour pouvoir faire plus», constate la journaliste Elise Richard. D’autant que s’ajoutent aux faibles dotations de fortes difficultés de recrutement. Le secteur, qui propose des conditions de travail difficiles et de bas salaires, n’attire pas, une situation accentuée par le Covid puis la sortie du livre les Fossoyeurs de Victor Castanet. «On ne trouve personne pour faire le job», souffle Pierre Gouabault. Depuis plusieurs années, il passe par différents dispositifs pour attirer et former des volontaires. Cette fois, «on commence à être à bout de solutions. C’est la première fois que je constate qu’il n’y a plus de vivier». Dans ces conditions, difficile d’accompagner correctement des personnes jusqu’à la fin de leur vie.
«Ça arrange quelque part le gouvernement qu’on pointe du doigt Orpea et le secteur privé lucratif parce que ça le désengage de toute responsabilité, mais le problème est systémique», rappelle Elise Richard. Pour Pierre Gouabault, on prend de toute façon le problème à l’envers. «Si on pose seulement la question des ratios de personnels, ça ne sert à rien. Il faut d’abord se demander quel choix de société on fait : quelles personnes âgées on veut accueillir dans les Ehpad ? Est-ce qu’on concentre la plus grande dépendance dans nos établissements ?» Si le sort des vieux a fait les gros titres durant quelques semaines, la guerre en Ukraine a logiquement enfoui le sujet. Mais la dernière ligne droite de la présidentielle n’a pas permis de le ressortir des cartons, faisant craindre un énième rendez-vous manqué.
(1) Le prénom a été modifié.
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