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jeudi 21 avril 2022

Au Japon, des femmes nues dans le couloir de la mort

par Agnès Giard  publié le 23 avril 2022

A la Halle Saint-Pierre, à Paris, l’exposition HEY ! Le Dessin fait la part belle à des œuvres de condamnés à mort au Japon, dont celles, crues et contestataires, de Masashi Hara. Une première en France.

Au Japon, les condamné.es à mort ignorent le jour de leur pendaison. Pour empêcher les suicides (c’est la raison officielle), on ne les prévient qu’au dernier moment. Détenus en isolation pendant six ou dix ans – sans savoir si le lendemain sera le dernier –, ils attendent. Depuis 2005, grâce à la Fondation Sachiko Daidoji & Akahori Masao, ils peuvent combler cette atroce attente en écrivant des poèmes ou en dessinant. Pour la première fois, leurs œuvres sont exposées en France.

Parmi ces artistes improvisés, le plus étonnant s’appelle Masashi Hara. Depuis la prison de Fukuoka, il reproduit de mémoire des revues érotiques dont il compose lui-même les pages, au gré de fantasmes entremêlés de rage. Ses dessins imitent des photos de playmates ou d’actrices de cinéma porno. Ses textes – inspirés par des brochures d’extrême gauche – saturent l’espace vacant de cris figurés par des caractères de toutes tailles : «Je suis contre la peine de mort, la guerre et le nucléaire», «N’oublie pas Hiroshima», «Vive la dictature prolétarienne !» Parfois, une prière au bouddha Amida se mêle à la notice nécrologique d’un voisin de cellule réduite à la seule phrase : «Monsieur X exécuté le Y/Y/Y».

Dans la vie de Masashi Hara, chaque jour commence ainsi : réveil à 7 heures du matin. Puis attente. S’ils doivent mourir ce jour-là, les condamnés sont prévenus avant ou après le petit-déjeuner. «Si à 9 heures du matin, aucun gardien n’est venu leur annoncer l’exécution, ce ne sera pas ce jour-là.» Pour Masakuni Ota, chercheur indépendant spécialisé dans l’histoire des dissidences et activiste au sein de la Fondation Sachiko Daidoji & Akahori Masao qui milite contre la peine de mort, rien n’est plus cruel que cette situation. Ne pas savoir le jour de son exécution. Pire encore : devoir l’attendre sans rien faire, enfermé dans un cube de cinq mètres carrés, sous l’œil d’une caméra qui filme en permanence, surveillé par des gardiens, sans possibilité de communiquer avec eux, ni avec ses voisins de prison…

Anticapitalisme radical

«Dans ce pays, les détenus du couloir de la mort sont traités durement, explique Ota. C’est comme s’ils n’étaient maintenus en vie que pour qu’un matin leurs gardiens puissent soudainement leur dire : “Aujourd’hui, vous serez exécuté.” Ils sont isolés et privés de la possibilité, si importante pour la vie humaine, de communiquer avec les autres. La Fondation a entrepris de changer cela.»

Créée en 2005, la Fondation porte le nom d’une femme dont le fils appartenait à un groupuscule radical anticapitaliste. En 1974, une bombe posée dans un immeuble Mitsubishi avait tué huit personnes. Son fils ayant été condamné puis exécuté, Sachiko Daidoji avait voué sa vie à l’abolition de la peine de mort. Après son décès en 2004, il fut décidé que sa fortune serait mise au service de ce combat et offrirait aux prisonnier.es du couloir de la mort le droit de s’exprimer en écrivant des poèmes, des essais, ou en peignant.

La Fondation organise aussi un concours, ouvert seulement aux condamné.es : chaque année, leurs travaux sont examinés par un jury constitué d’experts qui récompense les œuvres les plus significatives et envoie aux candidats des évaluations constructives afin de les encourager. Les œuvres recueillies par la Fondation ne sont pas destinées à être vendues mais précieusement gardées jusqu’au jour, hypothétique, où elles pourront constituer des «témoignages de cette période horrible durant laquelle la peine de mort était encore autorisée», ainsi que l’explique Ota. En 2005, lorsque la toute première exposition organisée par la Fondation avait eu lieu à Tokyo, c’est déjà lui – Masakuni Ota – qui s’exprimait devant les médias pour défendre la démarche de cette Fondation.

L’urgence vitale de s’exprimer

Presque vingt ans ont passé. Des centaines d’œuvres ont été recueillies. La plupart de leurs auteurs sont morts, tués parfois en plein milieu de leur travail. A cette heure-ci, Masashi Hara est-il même encore vivant ? «Même en ayant fait traduire quelques uns des textes lisibles dans ses dessins, les motivations de Hara conservent tout leur mystère», explique Anne Richard, commissaire invitée de l’exposition et fondatrice de la revue d’art HEY ! modern art & pop cultureMasashi Hara semble montrer une puissante agitation militante au milieu de laquelle des images de femmes nues trouvent une place naturelle. Car toutes ses frustrations éclatent au grand jour. Ce qui lui manque le plus cruellement – le besoin de communiquer – avec des mots, avec son corps… Le côté obsessionnel de son travail, cette profusion de pensées tout d’un coup figées dans un dessin qui délivre en bloc et sans distinction… Ses dessins sont extrêmement sonores.»

Pour Anne Richard, cette forme d’art est par essence celle d’une production libre qui retranscrit sans filtre l’urgence vitale de s’exprimer (catalogue de l’exposition). Elle insiste : «Quand on donne à des gens de quoi créer – dans un environnement où il n’y a rien – on voit éclore quelque chose de confondant, la forme tangible de cette pulsion graphique qui habite, pénètre et exprime notre nature insondable d’être humain.» Le travail de Masashi Hara – parmi les 400 œuvres rassemblées à la Halle Saint-Pierre – est particulièrement représentatif de cette idée. «Hara est fascinant, avoue Anne Richard, parce qu’étant exclu du monde, il trouve tout de même le moyen de vivre en créant de la beauté.»

HEY ! Le Dessin, commissaire invitée Anne Richard, à la Halle Saint-Pierre (75018), jusqu’au 31 décembre 2022.


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