par Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste publié le 20 avril 2022
On ne sort pas indemne de la lecture de ce livre. Non seulement en raison des histoires tragiques de néonaticides (homicide d’un nouveau-né dans les vingt-quatre heures qui suivent sa naissance, une vingtaine de cas par an sont jugés en France mais on ignore les chiffres exacts) que l’autrice, sociologue expérimentée, raconte et analyse de manière bouleversante. Mais aussi parce que les représentations que tout un chacun pense avoir sur ce sujet sont mises à mal, dont les clichés sur les «mères monstrueuses» dénuées d’instinct maternel ou sur le déni de grossesse, ou sur le non recours – incroyable de nos jours ! – à la contraception ou à l’IVG ou enfin sur l’ignorance de l’abandon réglementé, dit accouchement «sous X». Ces représentations sont aussi celles des «acteurs et actrices judiciaires» qui ont eu à juger de ces affaires.
Faible estime de soi
L’enquête approfondie de Julie Ancian, réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat, a pour titre, de manière significative, Des grossesses catastrophiques. Une sociologie des logiques reproductives dans les mises en récit judiciaires et biographiques de néonaticide. L’intitulé définit au plus près la notion «d’insécurité cumulative» qui souligne que ces femmes, jeunes ou moins jeunes, se sont retrouvées psychiquement et souvent matériellement abandonnées par leur entourage conjugal et familial face à des situations inextricables, avec des pères ou des géniteurs en plein déni ou dénégation de ces grossesses… Mais le facteur majeur, très impressionnant, qui ressort des entretiens approfondis avec ces mères (ces femmes ont souvent des enfants et même des petits-enfants) est leur faible estime de soi tout au long de leur vie. Cela a induit en retour une situation de précarité et de dépendance vis-à-vis de leur entourage, levier privilégié de la domination masculine. Nulle argumentation féministe dans ce constat. Un exemple parmi d’autres : Christine, la quarantaine, détenue depuis plusieurs années, verse presque intégralement son salaire gagné aux ateliers de la prison à son ancien compagnon reconnu par la justice victime d’un préjudice de privation de paternité (elle avait tué le nouveau-né à la suite d‘une septième grossesse sous pilule et après une IVG antérieure imposée par ledit compagnon alors qu’elle-même voulait garder l’enfant).
Accoucher seules, n’importe comment, n’importe où
Au détour de ces pages magistralement écrites relatant des parcours de vie chaotiques mais en même temps presque ordinaires, on se prend à penser qu’ils se sont déroulés au XIXe siècle ou dans la première moitié du XXe. A la lecture des jugements (15 ans de réclusion en moyenne), les acteurs judiciaires ont peut-être aussi pensé eux-mêmes que ces femmes s’étaient trompées de siècle (pourquoi n’ont-elles pas recouru aux moyens qu’«offre» la société aujourd’hui ?). A lire et à tenter de comprendre, on verra d’abord qu’elles avaient peur, une peur terrible, très loin du déni de grossesse mais «étayée» au contraire par une urgence de grossesse vis-à-vis du déroulement d’un calendrier inexorable ; au point d’accoucher seules, n’importe comment, n’importe où.
On découvre aussi que, tant avec leur entourage qu’au tribunal, ces femmes ne disposaient pas de mots pour expliquer leur geste, y compris à elles-mêmes. Quand elles trouvaient des mots, ils n’étaient pas entendus. C’est grâce aux entretiens avec la sociologue, et après plusieurs années, que certaines sont arrivées à nommer l’indicible, l’inaudible, l’impensé, termes qui reviennent en boucle dans ces pages inoubliables.
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