par Camille Nevers publié le 1er janvier 2022
Un nouveau genre est né, que Maggie Gyllenhaal, adaptant le best-seller d’Elena Ferrante, vient révéler : le film de plage. Pas de hasard à ce que la comédienne joua dans un des plus beaux exemples du genre, Casa de los Babys de John Sayles (2003), déjà mère parmi les mères à la recherche égarée d’un enfant. Est-ce parce que ç’aura été le second film de plage cette année avec Old, la méditation sur la mort de M. Night Shyamalan ? The Lost Daughter, très loin très proche, est une étude sur la maternité, pas plus radieuse que la mort mais au soleil de Méditerranée. Scène de plage, huis clos à l’air libre, illusion d’Eden où battre en retraite par temps d’épidémie, s’isoler au beau fixe, ce sont pourtant deux œuvres parcourues d’étrangeté maladive, également contaminées.
C’est le temps en réverbération sur la plage qu’on voudrait annuler (la vacance) et ce récit qu’on préférerait laisser au-dehors (les flash-back) qui s’invitent, infestent l’île paradisiaque d’un mal étrange et crescendo. The Lost Daughter se présente sous les auspices d’une «mise en disponibilité» de la professeure de lettres en voyage, Leda l’opaque, la lectrice de Camus, Ricœur, Weil et Yeats. Sur l’île grecque sans nuage, corps disponible, étranger, bientôt la marée remonte d’un passé qui tourmente. Les flash-back se glissent entre les rayons qui aveuglent Leda et parmi ce groupe de vacanciers, intrus qui s’incrustent entre elle et le plane horizon. La fiction, irruption de temps indésirable dans le farniente espéré, est donc ce qui rend malade un film durablement affecté. Cette manie de «faire des histoires», pour rien, pour une place sur le sable que Leda ne veut pas quitter – déclic en pente douce, et le paradis se délite.
Film d’horreur réaliste
Les points de vue sous le soleil s’éparpillent. La mise en scène impressionne dans son dispositif, jeu de regards où passent des éclairs indiscernables, confrontations myopes, hostilité, menace, fascination, de désir larvé. Les échanges muets, d’alanguissement impressionniste, sont d’abord entre les femmes qui tuent le temps en s’apprivoisant, se jaugent, à commencer par Leda (Olivia Colman) et Nina (Dakota Johnson) cette jeune mère flanquée d’un mari brutal et d’une fille à la poupée perdue. Récit subjectif et fluctuant dont Leda est le point d’observation central, autant voyeuse que scrutée. Le film égraine l’angoisse comme du sable, la paranoïa, les flashs du passé, les reflets changeants que lui renvoient ces autres corps de mères ou femmes enceintes : de film de plage, The Lost Daughter devient un film d’horreur mais réaliste, contrairement à Old au fantastique accéléré, ici le temps dure longtemps.
Gyllenhaal fait le tour du mystère, cherchant moins à en comprendre le désordre qu’à lui donner légitimité, une voix. Elle dresse le portrait incommode d’une femme assaillie par son ombre, ces éclats démultipliés d’elle-même qu’elle épie dans chaque femme. Le film fait se relayer Leda à deux époques de la vie, la jeunesse passée et la maturité actuelle, et deux actrices – Jessie Buckley en ardente intellectuelle, mère fébrile, Olivia Colman, solaire et avachie, confondante de malaise –, dans un jeu d’interstices en plein air dont le dispositif patient se referme comme un piège. L’unisson de bord de mer laisse place au borderline, à l’anomalie. La platitude du décor, le poster touristique assumé, permet au film sans relief de se creuser d’une aberration intérieure, à l’image de cette poupée dérobée, rembourrée d’on ne sait quoi de visqueux, de pourri. Tissé d’étrangeté misanthrope, c’est un film château de sable où passé et présent, dès le malaise initial de Leda, son effondrement philosophique, s’enchâssent grain à grain en un continuum unique. La raison se perd, en sablier. A la suite de Rebecca Hall et son beau Passing, naissance d’une actrice autrice, Maggie Gyllenhaal offre la dernière flambée de l’année, l’hiver échoué en plein été.
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