Par Marine Miller Publié le 04 janvier 2022
La COP26 venait juste de s’achever à Glasgow, en Ecosse, en novembre 2021. Thomas (il ne souhaite pas donner son nom), 16 ans, élève en terminale dans un lycée de Seine-Saint-Denis, rentre chez lui. Il a en tête tous les devoirs à rendre et les prévisions de contrôle. La semaine s’annonce chargée. Mais la tentation est trop forte de voir le résultat de ces deux semaines de négociations marathoniennes pour lutter contre le réchauffement climatique. « Quand je lis le pacte de Glasgow pour le climat, je comprends que ça ne suffira pas, et je me désespère. Je me sens à nouveau tomber dans le gouffre de l’écoanxiété », confie le jeune homme.
Voilà presque deux ans que ce bon élève s’est autodiagnostiqué « écoanxieux », un mot inventé pour désigner une réalité nouvelle : la crainte ressentie face aux effets anticipés du dérèglement climatique. Cette angoisse, il l’a ressentie pour la première fois à l’âge de 14 ans. En 2018 et 2019, la crise environnementale fait irruption dans son monde : marches pour le climat, grèves scolaires et actions de désobéissance civile rythment une année de catastrophes climatiques. Thomas s’informe sur les réseaux sociaux, Instagram notamment, et sur les forums du service de messagerie instantanée Discord consacrés au sujet.
Très vite, pourtant, cela ne lui suffit plus : à 15 ans, il lit les « résumés pour décideurs » des derniers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), et dévore les articles de BonPote, un site d’information créé en 2018 par Thomas Wagner, ancien conseiller en finance devenu vulgarisateur scientifique. « C’est à ce moment-là que j’ai ressenti une forme d’inquiétude plus forte liée à l’ampleur du problème et aux innombrables difficultés à empêcher ce réchauffement »,déroule le lycéen au téléphone, entre deux heures de cours.
Combien sont-ils, comme Thomas, à être traversés par cette inquiétude ressentie face aux menaces présentes et futures ? Tout porte à croire qu’ils sont de plus en plus nombreux, même si l’expression et les manifestations de ce sentiment sont très variables. En septembre 2021, une vaste étude parue dans la revueThe Lancet Planetary Health révélait que 45 % des jeunes sondés étaient affectés par l’écoanxiété dans leur vie quotidienne. L’étude, qui a été conduite par des chercheurs d’universités américaines, britanniques et finlandaise en 2021, auprès de 10 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans dans dix pays (Australie, Brésil, Etats-Unis, Finlande, France, Inde, Nigeria, Philippines, Portugal et Royaume-Uni), dévoile une réalité sombre : 75 % des jeunes interrogés jugent le futur « effrayant », 56 % estiment que « l’humanité est condamnée », et 55 % qu’ils auront moins d’opportunités que leurs parents.
« J’ai du mal à me projeter »
En France, les quelques enquêtes qui abordent l’écoanxiété de la jeunesse – champ d’investigation nouveau – sont traitées par d’autres biais. L’étude de référence sur les « conditions de vie » des étudiants de l’Observatoire de la vie étudiante, en 2020, indique que 86 % se disent inquiets, voire très inquiets, par la crise écologique. En 2019, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) notait que, chez les moins de 25 ans, 30 % des enquêtés plaçaient en tête l’environnement (contre 12 % au-delà de 50 ans) parmi leurs préoccupations principales, et que le niveau de pessimisme chez les jeunes de 15 à 17 ans atteignait 75 %.
Dans cette tranche d’âge, les discussions avec les parents peuvent être houleuses ou douloureuses. « Je ressens de la distance entre ma vision de l’avenir et la leur, explique ainsi Carine (le prénom a été modifié à sa demande), 17 ans, lycéenne à Grenoble, dont les deux parents sont ingénieurs et pourtant très renseignés sur la crise climatique. J’ai souvent entendu des remarques d’adulte au sujet de mon pessimisme sur la situation, ça fait mal. » Pour éviter toute crise d’anxiété, elle se force désormais à rester très factuelle sur la situation climatique face aux personnes « dans le déni »,selon son expression, en donnant des arguments chiffrés, et sans jamais parler de son ressenti.
Afin de vaincre les insomnies, la jeune fille s’est engagée auprès de Youth for Climate, mouvement de jeunes citoyens créé en janvier 2019 pour répondre à l’appel de Greta Thunberg. « Je compte augmenter le niveau des actions : si je lâche ça, j’abandonne l’espoir de faire changer les choses. » Une posture qui amplifie le désaccord avec ses parents, peu favorables à ce militantisme qui teinte de complexité la question de l’orientation dans le supérieur, un thème déjà angoissant pour de nombreuses familles.
Car ce trouble anxieux affecte aussi la capacité des jeunes lycéens à se projeter dans un futur proche. Quelles études choisir dans un monde en surchauffe ? Quel métier sera utile ? Faut-il opter pour un cursus long alors que le temps est « compté » ? Thomas veut faire médecine, la seule voie qui ait du sens à ses yeux. Carine tente d’arbitrer entre ce qu’elle considère comme utile dans les années à venir – l’agriculture – et les matières qu’elle aime – les maths et la physique. Malena Kirchacker, 17 ans, originaire d’Annecy, s’était inscrite en parcours d’accès spécifique santé, à la rentrée 2021, pour préparer médecine, avant de renoncer. « Trop de changements d’un coup » pour cette fille de médecins, tous deux sensibilisés au climat. « En ce moment, ça ne va pas très bien, j’ai du mal à me projeter. C’est pour ça que les dix années d’études en médecine, ça ne collait pas… » Rentrée chez ses parents, elle réconforte parfois son petit frère de 11 ans, qu’elle entend pleurer seul dans la chambre d’à côté « à cause de l’état de la planète ».
« Bulle de déconstruction perpétuelle »
Si l’écoanxiété s’invite à la maison, elle se manifeste aussi à l’école. Thomas estime que sa vision de l’éducation a été remise en cause. « Je suis dans une bulle de déconstruction perpétuelle. Je lis tellement d’autres rapports par ailleurs que je suis assez critique des enseignements. » Carine se souvient encore d’avoir été révoltée par un cours de géographie sur l’ouverture de nouvelles routes maritimes dans l’Arctique, un cours qui soulignait les formidables opportunités économiques de ce projet pour le commerce mondial. « On a l’impression que c’est une idéologie qui est enseignée : pas un mot sur l’empreinte carbone de la mondialisation, par exemple », s’indigne-t-elle.
Face à ces adolescents en plein doute, les enseignants sont en terra incognita. « On parle souvent du manque de formation scientifique, mais peu en matière de capacité à traiter de questions socio-scientifiques vives et de leur lot de controverses », analyse Ange Ansour, directrice de Savanturiers - Ecole de la recherche, au Centre de recherches interdisciplinaires rattaché à l’Université de Paris. Pour elle, les enseignants ne sont d’ailleurs pas assez formés à affronter d’autres questions sociales comme la laïcité, les religions à l’école, la mémoire collective… « Nous sommes des adultes au service des jeunes et de la société, et ce régime nous donne une boussole “éthique” pour interagir avec nos élèves : ne pas juger, ne pas faire du “catéchisme climatique”, développer l’esprit critique, nourrir la créativité », estime la chercheuse.
Dans son cabinet, à Montpellier, Charline Schmerber, psychothérapeute, spécialiste des troubles de l’écoanxiété et de la solastalgie – la souffrance liée à la perte de son environnement –, reçoit de plus en plus de jeunes de 19 à 30 ans, en particulier depuis l’apparition du Covid-19, en 2020. « La plupart de mes patients traversent une crise existentielle. Une fois qu’ils ont compris les problèmes écologiques, ils se sentent en décalage avec le monde actuel. » Les plus âgés s’interrogent sur le sens de leurs études supérieures, ceux qui travaillent déjà cherchent à sortir du sentiment de dissonance cognitive pour se rapprocher d’une forme de congruence – une adéquation entre les actes et la conscience.
Face aux troubles anxieux, la praticienne encourage ses patients « à se mettre en mouvement » et à « accepter qu’ils ne pourront pas sauver la planète ». « Ma crainte, conclut la psychologue, c’est qu’on pathologise des individus, alors que c’est avant tout un système qui dysfonctionne pour des raisons politiques. » En suivant ce raisonnement, les jeunes écoanxieux sont peut-être les enfants sains de l’anthropocène.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire