Par Sandrine Cabut Publié le 4 janvier 2022
Si les personnes non vaccinées sont majoritaires dans les services de réanimation et soins intensifs, les patients avec une défaillance immunitaire sévère sont aussi surreprésentés. Cette population vulnérable pourrait être mieux protégée.
Ils sont pour la plupart triplement vaccinés – voire plus – contre le Covid-19, ont théoriquement accès à des traitements préventifs, mais restent parmi les plus exposés aux formes sévères d’infection du SARS-CoV-2. Transplantés, traités par des médicaments immunosuppresseurs puissants pour une tumeur ou une maladie auto-immune…, les patients avec des défenses immunitaires affaiblies sont de plus en plus inquiets, tout comme ceux qui les prennent en charge.
Ces dernières semaines, il est martelé que les personnes hospitalisées pour le Covid-19 en réanimation sont surtout des non-vaccinés. Mais ce message essentiel fait passer au second plan une autre réalité : les patients avec une immunodépression sévère y sont aussi surreprésentés. Alors que leur nombre est évalué à 230 000 en France, ils représentent actuellement, dans certains hôpitaux, jusqu’à 30 % des malades hospitalisés pour Covid-19 en réanimation ou en soins intensifs.
Pour nombre d’entre eux, qui prenaient déjà des précautions drastiques depuis le début de la pandémie, les craintes sont encore montées d’un cran avec l’apparition d’Omicron et sa contagiosité accrue. La situation est d’autant plus délicate que la plupart des anticorps monoclonaux ont perdu en efficacité contre le nouveau variant et que les nouvelles molécules attendues ne devraient être disponibles qu’en février. Dans un texte publié le 2 janvier dans LeJDD, six associations de malades en appellent au président de la République, Emmanuel Macron, pour éviter un « drame humain » en prenant des mesures pour protéger cette population.
Le virus pèse lourdement sur le quotidien
« La situation est angoissante », résume Tatiana Kaczmarek, 34 ans, transplantée rénale et infirmière dans une unité de soins de longue durée de gériatrie en Savoie. Après trois doses de vaccin, elle bénéficie depuis septembre d’injections mensuelles de Ronapreve (laboratoires Roche et Regeneron) à titre préventif. L’association de deux anticorps monoclonaux étant inefficace sur Omicron, elle va basculer, à partir du 11 janvier, sur l’Evusheld (AstraZeneca), une autre combinaison d’anticorps autorisée en accès précoce chez ces patients.
Depuis l’arrivée du nouveau variant, l’infirmière redouble de précautions et fait un test PCR par semaine. Elle ne prévoit pas d’arrêter de travailler dans les prochaines semaines, mais porte scrupuleusement un masque FFP2, qu’elle est d’ailleurs la seule à avoir adopté dans son service. Une chose est sûre : « Jusqu’à la prochaine injection, ma fille de 4 ans ne retournera pas à l’école », affirme Tatiana Kaczmarek. Un réflexe de prévention loin d’être exceptionnel dans un tel contexte. « Nous avons beaucoup de témoignages de personnes qui ont retiré leurs enfants de l’école avant les vacances de Noël et ne les remettront pas en janvier »,assure Yvanie Caillé, fondatrice de Renaloo, association signataire de la tribune parue dans Le JDD.
Après quatre injections de vaccin, qui ont induit un taux suffisant d’anticorps, Rodolphe Toletti, 60 ans, greffé des poumons depuis huit ans et demi, ne s’est, lui, pas vu proposer de traitement prophylactique. « Optimiste de nature », ce Breton d’adoption estime être plutôt dans des conditions favorables : « Je ne travaille pas ; et mon entourage, qui a pris conscience que je suis un miraculé, a fait une petite bulle autour de moi », raconte-t-il. Depuis le début de la pandémie, et plus encore depuis l’arrivée du variant Omicron, le virus pèse cependant lourdement sur son quotidien : Rodolphe Toletti ne fait plus les courses, limite au strict minimum ses contacts sociaux et a renoncé à sa séance hebdomadaire de piscine.
Dans les services de réanimation destinés aux malades du Covid-19, les immunodéprimés sont loin d’être exceptionnels. A l’échelle de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), leur proportion est actuellement de 10 % à 15 %. « Sur l’ensemble de nos hôpitaux, les malades atteints du Covid-19 en réanimation ou en soins critiques sont, dans 70 % des cas, des non-vaccinés. Parmi les 30 % de personnes vaccinées par au moins deux doses, les immunodéprimés représentent 40 % des cas, les autres étant principalement des patients avec des comorbidités sévères, détaille le professeur Matthieu Schmidt, du service de médecine intensive réanimation (hôpital de la Pitié-Salpêtrière). Parmi les malades ayant eu trois doses de vaccin, cette proportion d’immunodéprimés est encore plus importante avec plus de 70 % des cas. » Au début de la pandémie, Matthieu Schmidt avait coordonné un registre national des formes graves de Covid-19, mais cette base prospective n’a pas été poursuivie après la première vague, faute de moyens humains et logistiques.
« Ce sont les seuls malades vaccinés que nous avons »
A Marseille, le docteur Jean-Marie Forel (chef de service de réanimation pulmonaire de l’hôpital Nord), fait, lui, état de 10 % à 15 % d’immunodéprimés dans son service, dont beaucoup de greffés (rénaux, pulmonaires…). « Ce sont les seuls malades vaccinés que nous avons », précise le réanimateur. S’il a en tête, comme ses confrères, de rares cas d’immunodéprimés non vaccinés voire antivax, la plupart ont un schéma vaccinal complet.
Au CHU de Lille, le service de communication évoque, en date du 3 janvier, 44 patients infectés par le SARS-CoV-2 en soins intensifs ou en réanimation, dont 20 % sont immunodéprimés – les autres étant principalement des non-vaccinés (60 %) ou n’ayant pas reçu de troisième dose (20 %). Dix jours plus tôt, dans ces services lillois, la proportion d’immunodéprimés avait atteint 30 %.
Dans d’autres grands hôpitaux, la part de ces malades semble un peu plus modeste. A Lyon, « une soixantaine de patients Covid sont hospitalisés dans les huit services de réanimation du CHU. Dans l’immense majorité des cas, ce sont des non-vaccinés, on décompte quatre à cinq patients avec immunodépression sévère », explique Céline Guichon, chef de service adjointe au département d’anesthésie réanimation de l’hôpital de la Croix-Rousse.
A Nice, le professeur Jean Dellamonica, chef du service de médecine intensive et réanimation de l’hôpital de l’Archet, ne dispose pas de décompte précis, mais dit, lui aussi, prendre en charge surtout des non-vaccinés, et dans une moindre proportion des vaccinés immunodéprimés. « Dans quelques cas, c’est au cours du séjour en réanimation pour Covid-19 qu’est découverte l’atteinte immunitaire. Cela a été récemment le cas chez une patiente guérie d’un cancer du sein chez qui on a diagnostiqué une myélodysplasie[pathologie de la moelle osseuse] post-chimiothérapie », ajoute-t-il.
Problème organisationnel
Au CHU de Grenoble, le 28 décembre 2021, il y avait un seul patient immunodéprimé parmi les 27 hospitalisés pour Covid-19 en réanimation, explique Lionel Rostaing, néphrologue dans cet établissement. Mais ce spécialiste se dit inquiet pour ses malades transplantés ou dialysés, vu leur fragilité et leur faible protection par la vaccination. Il déplore aussi la sous-prescription du Ronapreve, autorisé depuis août en prévention chez les immunodéprimés non répondeurs au vaccin. « Certains médecins ne l’ont pas utilisé, car ils n’y croyaient pas, d’autres pensaient que leurs patients étaient protégés par la vaccination, même si leur sérologie restait négative. Et puis, la prescription de ce médicament, uniquement en milieu hospitalier, est très lourde administrativement… C’est dommage », analyse le professeur Rostaing, en précisant que sur la quarantaine de malades qu’il a ainsi traités préventivement aucun n’a, pour l’instant, déclaré de Covid-19.
A l’Agence nationale de sécurité du médicament, on explique qu’environ 5 800 demandes d’ATU (autorisation temporaire d’utilisation) ont été accordées au Ronapreve dans ce contexte prophylactique. Soit environ 10 % des 57 000 patients jugés éligibles, estime l’association Renaloo.
« Dans mon groupe hospitalier, on avait évalué à 1 500 le nombre de patients relevant d’une thérapie par Ronapreve en accès précoce, ceux qui y ont eu accès se comptent seulement en dizaines », pointe aussi Gilles Pialoux, chef du service de maladies infectieuses de l’hôpital Tenon (AP-HP) . Il y a, selon lui, un vrai problème organisationnel, qui a limité l’accès à ces anticorps monoclonaux, en préventif mais aussi comme traitement du Covid-19.
Isolement complet
« Avec l’arrivée d’Omicron, sur lequel le Ronapreve est inefficace, et en attendant les nouvelles molécules, on va être limités. Il va falloir protéger ces patients autrement, et notamment prendre des mesures pour prévenir les contaminations nosocomiales, chez les immunodéprimés hospitalisés pour un autre motif », dit encore le professeur Pialoux.
Point positif, le nombre de cas de Covid-19 chez les greffés du rein ou dialysés (soit, au total, plus de 90 000 personnes en France) est plutôt à la baisse ces derniers mois, selon les données du registre REIN de l’Agence de biomédecine (ABM) arrêtées au 13 décembre 2021. Ces chiffres sont toutefois à prendre avec prudence, estime le docteur Benoît Averland, directeur adjoint de l’ABM. « Les équipes ont appris à gérer et ces patients à mieux se protéger, mais il faut voir l’évolution avec Omicron. Avec une contagiosité aussi importante, il est nécessaire que les transplantés se mettent en isolement complet », dit-il.
Les hématologues, qui gèrent des patients avec les immunodépressions parmi les plus sévères, sont, eux aussi, préoccupés. Depuis le début de la pandémie, près d’une centaine de malades suivis dans le service d’hématologie de l’hôpital Lyon-Sud, un des plus gros de France, sont ainsi passés en réanimation pour un Covid-19 sévère, dont plus d’une dizaine sur la cinquième vague, évalue le professeur Emmanuel Bachy, chef de service adjoint. « Beaucoup des thérapeutiques utilisées en hématologie, comme le rituximab ou les CAR-T cells [des thérapies cellulaires récentes] entraînent, du fait de leur mode d’action, une forte baisse des défenses immunitaires, explique-t-il. Et certains patients sont immunodéprimés avant même le début du traitement, c’est le cas notamment pour ceux atteints de leucémie lymphoïde chronique. »
Contrôler la sérologie après vaccination
Au total, parmi près de 40 000 nouveaux cas d’hémopathies par an en France, plusieurs dizaines de milliers sont donc potentiellement fortement immunodéprimés, selon le professeur Bachy. « Pour ces patients hyper à risque, chez lesquels la vaccination est souvent moins efficace, la protection passe aussi par celle de l’entourage, insiste-t-il. La notion de gestes barrières et de vaccination par solidarité est souvent évoquée dans les médias de façon abstraite, mais pour nos malades, c’est du concret. »
Son collègue Sébastien Couraud, chef du service de pneumologie à Lyon-Sud, spécialiste des cancers du poumon, insiste aussi sur la nécessité d’une vaccination des proches. Il souligne, par ailleurs, la grande diversité des déficiences immunitaires, tant dans leurs causes, multiples, que dans leur expression, d’où la difficulté d’estimer le niveau de risque chez certains patients. « Même au sein d’une pathologie donnée, l’immunodépression est variable selon la personne, le traitement, le moment… », poursuit le professeur Couraud. En pratique, selon lui, une bonne approche est de contrôler la sérologie après vaccination, pour savoir si celle-ci a induit suffisamment d’anticorps (séroconversion). Tout en sachant que l’interprétation n’est pas toujours évidente et que la sérologie ne mesure pas l’immunité cellulaire, qui participe aussi à la protection vaccinale.
« Avec la diffusion d’Omicron, nous sommes plus attentifs, pour proposer, si besoin, un rappel. Il est possible que cela relance l’utilisation de plasma de convalescents [un traitement en cours d’évaluation], assure le pneumologue. Aujourd’hui, nos patients sont légitimement inquiets, ils ont peur d’un tri en réanimation. C’est bien que les associations s’organisent pour alerter. »
Leurs appels au secours au président Macron seront-ils entendus ? « Il ne faut pas être fataliste, les immunodéprimés peuvent être protégés », appuie Hélène Rossinot, médecin de santé publique, elle-même traitée par immunosuppresseurs pour une maladie rhumatismale. Parmi les mesures qu’elle estime les plus urgentes : la prise en charge des masques FFP2, dont le prix est prohibitif pour certains. Et une communication plus active des autorités de santé sur la problématique des immunodéprimés, auprès de ces patients, de leur entourage et même de la population générale. « Il faut sensibiliser sur ce handicap parfois invisible », insiste la docteure Rossinot.
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