par Anastasia Vécrin publié le 1er janvier 2022
Et si en 2022, on arrêtait de se charger ? Mauvais parent, employé pas assez performant, piètre partenaire sexuel, pas assez sportif, pas assez sociable, pas assez écolo, pas assez politisé, etc. Et maintenant, inconséquent face aux risques de contamination du virus… Vous aussi, vous avez laissé la culpabilité vous accompagner partout, tout le temps ? Jacques Lacan écrivait : «La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir.» Comment sommes-nous arrivés à céder souvent, trop souvent, sur nos désirs, pour accepter l’air de rien une tutelle morale ?
C’est ce qu’explore la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, dans En finir avec la culpabilisation sociale (éd. Albin Michel), ouvrage dans lequel elle décrypte la façon dont les discours culpabilisants agissent, faisant de nous des «égarés moraux». Pas de panique, elle propose aussi des pistes d’émancipation. Coupables de tout, parlez-vous et unissez-vous !
Vous décrivez une société de la culpabilisation permanente, qui agit à travers des injonctions incessantes donnant le sentiment de ne jamais faire assez bien. Est-ce quelque chose de vraiment nouveau ?
D’abord, il faut préciser une chose : la culpabilité est inhérente au sujet humain, elle est un socle sur lequel repose la société parce qu’elle est l’expression de principes moraux propres au sujet. Elle organise en cela les règles de vie en société, comme l’interdit du meurtre ou celui de l’inceste pour reprendre les deux grands piliers notamment décrits par Freud. Donc la culpabilité n’est pas à remettre en question, elle est nécessaire, fondamentale, structurante, tant au niveau individuel que collectif.
Ce que je veux dénoncer, ce sont les mécanismes de culpabilisation comme le furent les discours prônés par la religion chrétienne jadis, qui aujourd’hui nous assaillent sous des formes originales, omniprésentes : être un bon parent, un bon employé, manger équilibré, jouir comme il faut… Je dénonce des situations de «choix contraint» dans lesquelles nous sommes placés constamment qui nous invitent à décider entre deux alternatives que nous ne voulons pas. Ce qui entraîne de facto une culpabilité inévitable.
Les discours culpabilisants s’inscrivent dans un contexte spécifique, celui de l’hypermodernité, une société qui promeut des logiques d’efficacité, de performance, de réification du sujet, qui ont pour but de rendre le sujet plus efficace. Ceci n’est pas nouveau du tout. Et celui de la cybermodernité, où la diffusion et la prolifération d’informations à tout-va (vraies ou fausses peu importe) est inédite.
Cela propage des discours qui vont dans tous les sens et qui diffusent des informations contradictoires, nous invitant à trancher, à nous positionner dans la confusion la plus totale. Ce qui est donc nouveau et qui a permis la densification de ces discours, c’est la rencontre de l’efficacité et de la virtualité. Le monde numérique et les valeurs hypermodernes véhiculées notamment sur les réseaux sociaux engendrent une nouvelle forme de culpabilité que j’appelle «culpabilité de contrainte».
De quoi s’agit-il ? Et comment les réseaux sociaux participent-ils à ce phénomène ?
Quand vous participez aux réseaux sociaux, quel que soit le contenu de vos posts, vous donnez l’occasion à l’autre de vous juger ou le cas échéant de ne pas accréditer votre manière d’être, de vivre, de penser. Vous donnez la possibilité à l’autre d’adouber ou de rejeter votre manière d’être. S’il y a rejet, vous allez remettre en question ce que vous êtes, ce que vous pensez. Ce type de fonctionnement est complètement inédit : une politique d’ubérisation personnelle ou d’auto-ubérisation.
La culpabilité de contrainte n’est pas de l’ordre de l’endoctrinement mais de l’affaiblissement insidieux du libre arbitre et de l’esprit critique. La perversion d’un tel système est que, comme je suis invité à donner mon avis, je crois exercer mon jugement alors, qu’en réalité, je me soumets à une armée de regards juges, avec le risque d’être dégagé, à la moindre résistance ou opposition.
Plus généralement, comment ces discours culpabilisants agissent-ils ?
Il s’agit d’une culpabilité exogène, qui vient de l’extérieur, qui me renvoie à ma propre mauvaise conscience individuelle. Ces discours créent un conditionnement par le doute – là où, habituellement, le conditionnement se fait par la certitude – jusqu’à déboussoler complètement l’individu. Cela crée une société d’égarés moraux : on finit par ne plus savoir où est le bien, ni le mal. Et on ne peut pas échapper au doute de soi, car qui a suffisamment confiance en soi pour affirmer qu’il est «parfaitement» un bon parent, un «bon collaborateur», un «bon ami» ? Ces discours, faussement idéalistes, visent des buts inaccessibles par définition. Il faut bien comprendre que ces jugements s’adressent à ce qu’il y a de plus humain en nous et donc de plus incertain : nos valeurs, nos jugements, nos ressentis.
De plus, quand on a honte, on ne veut en parler à personne, on se cache. Cela nourrit l’hyper-individualisme, chacun est pris dans ses remords et s’isole. C’est ce qui empêche de faire un corps social, de se révolter collectivement. Adorno, en 1967, évoque la naissance de nouvelles formes d’extrême droite et parle du «complexe de la “punitiveness”» que l’on peut traduire par «le goût de punir – punir les autres». Il évoque aussi un «idéalisme vulgaire» qui s’inscrit notamment dans des phrases généralistes telles que «mais enfin qu’est-ce qu’elle va devenir cette jeunesse ? Cette jeunesse n’a pas d’idées»…
Une société d’égarés moraux qui dans le milieu professionnel sont rongés par le syndrome de l’imposteur…
70 % de la population souffrirait au moins une fois dans sa vie de ce syndrome qui consiste à remettre systématiquement en doute ses compétences. Au fond de vous, vous ne valez rien, vous n’êtes rien, si vous en êtes arrivé là, c’est par chance… Les femmes y semblent particulièrement sujettes. Pour celles qui obtiennent de plus en plus de pouvoir et de responsabilité dans leur travail, qui se surinvestissent pour lutter contre ce sentiment, c’est ce qu’on appelle l’overdoing : «en faire toujours plus».
On va poser comme objectif l’horizon : plus on s’accroche, plus il s’éloigne. Mais nul ne vous dit que l’horizon est inaccessible, alors, on continue à déployer des forces avec le sentiment de ne jamais y arriver, ce qui va nourrir l’idée d’imposture. C’est impossible de vivre ainsi. C’est ainsi que de nombreuses femmes se sabordent elles-mêmes, renoncent à monter les échelons professionnels et sociaux, construisant involontairement leur propre plafond de verre… mais surtout, qu’elles se soumettent volontairement.
Comment faire pour parer à ces discours culpabilisants qui concernent toutes les sphères de l’existence ?
Défendre un authentique libre arbitre, dénoncer avec puissance et force tout ce qui est du registre du choix contraint. Exemple : le médecin face au tri des patients au début de la pandémie, Sophie dans le Choix de Sophie à laquelle on demande de choisir entre son fils ou sa fille. Ces personnes n’ont pas voulu choisir. Il faut distinguer la volonté et le désir. Le désir est ce que je désire profondément, mon sentiment moral, la volonté, c’est là où je vais me soumettre par nécessité.
Donc, il faut être attentif, prendre conscience des parodies de choix dans lesquelles nous sommes placés : situations d’humiliation, injonctions sur notre image, injonctions paradoxales dans le contexte professionnel, et ne pas se laisser accabler. S’émanciper des jugements suppose un sursaut du sentiment moral profond, de défendre le sujet pour qu’il soit préservé dans son libre arbitre, dans son identité propre.
Puis, il faut se parler, briser le silence de la honte individualiste qui nous isole, c’est ainsi qu’on se rend compte qu’on n’est pas seul dans une situation commune à tous. Si on ne parle pas chacun de nos hontes, on ne pourra pas faire émerger un non de masse et pouvoir créer un nouveau corps social.
Vous en appelez à un «principe de vie» et à une responsabilité juste, c’est-à-dire ?
Le principe de vie, c’est une ultime raison d’être. Dans des situations de choix extrêmes, quelque chose au-delà de tout, une raison au-delà de la raison humaine nous maintient dans le vivant. C’est ce qui reste quand tout s’effondre. Nous ne sommes pas responsables de tous nos choix. Si chacun de nous est responsable de tout devant tous, cela implique une déresponsabilisation du politique. Max Weber dans l’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme explique que, le capitalisme, pour qui le gain d’argent est devenu une fin en soi, repose sur une injonction au travail fortement inscrite dans la religion. Reprenant un verset de saint Paul «si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus», on comprend alors une idée (capitaliste) contemporaine que si je n’ai plus rien à manger, c’est bien parce que je ne travaille pas (assez).
Je suis donc responsable de ma propre misère, et la société n’est responsable de rien. Enferré dans cette culpabilisation de contrainte, il faut avoir le courage de poser la question : «Qui sont les vrais coupables ?». Certes, j’ai décidé mais je ne suis pas à l’origine de cette situation. Aussi faut-il en appeler à une «responsabilité juste» et à l’intention coupable. Ce qui permettra au sujet de rejeter cette mécanique de culpabilisation pour se réapproprier une saine culpabilité qui ne serait plus l’effet des seules lois morales sociétales extérieures, décrétées par des normes fluctuantes, insaisissables, mais au contraire l’effet de son propre esprit critique, et donc de son libre arbitre.
La crise sanitaire peut-elle être un sursaut pour en finir avec l’hyper-individualisme que vous dénoncez ?
Je crois que oui – du moins je l’espère. Ce qui est triste, c’est qu’il faut des circonstances où la vie est menacée pour que le sujet hyper-individualiste réagisse. Il faut vraiment frapper à la porte de son égotisme. Il existe par endroits des logiques de sollicitude qu’il faut déployer. Peut-être que le Covid va créer un monde où l’on comprendra que ce qui est premier, c’est le lien à l’autre (et non le lien à soi). C’est ce que j’appelle l’«altérisme». Rappelons que bébé est le seul animal qui vient au monde qui ne peut pas survivre sans l’étayage de l’autre.
Notre premier lien au monde, c’est l’autre, ce que nous avons oublié. Mais la crise du Covid vient nous le rappeler avec force en nous montrant qu’on ne peut survivre sans l’autre. Nous traversons en ce moment des crises du collectif, migratoire, écologique, sanitaire. On ne pourra sortir de ces crises qu’en constituant un corps social fort. Ce que l’hyper-individualisme empêche par cette culpabilisation qui fragmente. Résistons à ces discours et construisons un autre monde, un alter-monde.
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