Par Nicolas Santolaria Publié le 31 octobre 2021
Fini le Monopoly de papa. Derrière les Pokémon ou la plate-forme Roblox, amusements pas si innocents, ce sont bien les notions de marché, de gain et d’accumulation qu’intègrent les joueurs en herbe.
L’autre jour, mon fils aîné est venu me voir en me disant qu’il avait « vendu » à un copain un « custom de baskets », soit la promesse, contre rétribution, de lui décorer aux feutres et à la bombe de peinture aérosol sa paire de chaussures. « Tu lui as demandé si ses parents étaient d’accord ? », l’ai-je questionné. Apparemment, oui. La prestation tournait aux alentours de 10 euros, avant qu’une renégociation sauvage ne la fasse chuter à 5 euros, quelques jours plus tard. A l’annonce de ce premier contrat d’envergure (un peu l’équivalent des sous-marins tricolores vendus à l’Australie), j’ai éprouvé un sentiment mitigé. D’abord, me suis-je dit avec fierté, mon fils se débrouille par lui-même, et c’est très bien. Voilà un signe d’autonomie. D’esprit d’entreprise.
Quel enfant n’a pas, un jour, tenté de monter un petit business en vendant des coquillages peints ou des crêpes trop épaisses à des proches compatissants ? Mais face à la perspective de cette prochaine interaction commerciale, une autre part de moi-même, la part la plus janséniste sans doute, n’a pas pu s’empêcher de dresser un constat un poil plus inquiétant : oui, à 10 ans, mon fils est déjà devenu un petit capitaliste en herbe. Le chemin qu’il lui a fallu parcourir pour développer cet ethos marchand n’est plus tout à fait le même que celui que j’ai effectué, moi, enfant, pour tenter de comprendre les rouages du système dans lequel j’avais atterri.
Une féerie « gagnant-gagnant »
De mon temps, afin de se familiariser avec l’économie, on jouait au Monopoly. Tout cela avait un côté irréel, car personne ne s’imaginait, en vrai, posséder un jour deux hôtels rue de la Paix et faire payer au prix fort la nuitée à un malheureux venu de la rue Lecourbe qui, en sortant de prison, aurait eu l’infortune de s’arrêter sur votre propriété. Cette destinée de vendeur de sommeil n’était qu’un jeu. Un truc outré qui soulignait ce que nous ne serions pas.
A bien des égards, se lancer dans la personnalisation de baskets constitue un divertissement de nature différente : tout en s’amusant, l’enfant se positionne sur un vrai marché, déjà investi par des artistes-businessmen tels que Pharrell Williams, Kanye West, Virgil Abloh, ou des entrepreneurs plus modestes possédant leur numéro Siret.
Après avoir vu quelques vidéos YouTube qui l’auront affranchi, il ne faudra pas longtemps au protoaffairiste pour prendre conscience que son activité peut engendrer des retombées conséquentes, en termes d’argent, de notoriété potentiellement monnayable, ou de pur narcissisme. Et puis en plus, tout cela est marrant, une vraie féerie « gagnant-gagnant » où les activités les plus récréatives sont désormais susceptibles de décupler votre argent de poche.
Dans un registre différent, se dessine peu ou prou le même mouvement foncier du côté de mon fils cadet qui trie ses cartes Pokémon comme s’il s’agissait d’un portefeuille d’actions. Il est vrai que les personnages de Dracaufeu, Pikachu ou Mewtwo, en plus de correspondre à l’idée qu’on se fait d’un divertissement, peuvent valoir plusieurs milliers d’euros, constituant les valeurs fluctuantes d’un marché florissant.
Quand mon fils se retrouve avec ses amis et qu’ils comparent leurs possessions, on croirait parfois voir de mini-Arnaud Lagardère, ou de mini-Vincent Bolloré en train de rouler des mécaniques. « Toutes tes cartes sont fausses, elles ne brillent pas comme les vraies ! », a récemment asséné un copain à mon fils, comme s’il souhaitait lui casser le moral pour mieux préparer une OPA. Marché, gain, accumulation : cette même logique est à l’œuvre dans de nombreux jeux auxquels s’adonnent aujourd’hui les enfants. C’est le cas par exemple de Roblox, un métavers investi par les 9-12 ans, sorte d’univers parallèle en ligne qui est à la fois un média social et une plate-forme de création de jeux vidéo.
Caisse de résonance de la (dé)raison marchande
Grâce à un système de programmation ultra-simplifié, le consommateur devient lui-même le développeur du jeu, et le jeune qui accouche d’univers attractifs peut, s’il réussit à séduire une clientèle, recevoir une rétribution. « Sur Roblox, tout a une valeur. Même si généralement les sommes sont très petites, on se rend vite compte qu’il faut toujours payer quelque chose. On sent que la plate-forme pousse très fortement des valeurs capitalistes »,décryptait le chercheur Yannick Rochat, dans une interview au magazine L’ADN (n°27, juillet-septembre 2021).
Cette alliance du ludique et du capitalisme n’est pas un simple hasard circonstanciel, mais fonde la dynamique du système dans lequel on vit. Depuis que ses frontières ont méthodiquement été rendues poreuses, le jeu n’est plus cet espace insulaire, séparé de la consommation et des réalités du monde adulte. Il est au contraire devenu le laboratoire, le tutoriel et la caisse de résonance de la (dé)raison marchande. « Le système néolibéral fait de nos enfants les otages d’un monde qui tourne en boucle autour d’un système marchand qui organise le gaspillage. (…) Branchés en prise directe sur les exigences du marché, bombardés par une profusion d’offres, de sollicitations, d’injonctions à portée de clic, leur économie libidinale est prise en otage », écrit la psychanalyste Danièle Epstein, dans Les Enfants naufragés du néolibéralisme (Erès, 144 pages, 16,50 euros).
Miroitant dans tous les recoins des écrans, l’objet du désir est désormais la production-consommation elle-même, que le petit sujet est invité à fétichiser dès son plus jeune âge. Dans le ludo-capitalisme, l’enfant, par tout un tas de mécanismes, métabolise l’habitus du système dont il devient précocement un zélé rouage. Quant à l’adulte, il est maintenu dans un état d’enfance prolongée, invité à habiter un monde féerique où la frustration n’existe pas, où les poke bowls et les colis Amazon viennent sonner à la porte comme par magie. La moindre envie met en branle toute une architecture techno-logistique concourant à sa nécessaire et impérieuse satisfaction.
Espaces de contrainte
C’est comme si la ludification, qui avait connu il y a quelques années une première montée en puissance avec l’introduction des logiques du jeu dans le monde de l’entreprise, s’était diffusée partout. La fièvre expansionniste du ludo-capitalisme est loin d’être sans conséquences. On a pu en percevoir récemment les effets aux travers des remous provoqués par la série coréenne Squid Game, diffusée sur Netflix. Les jeux d’enfants qu’elle met en scène dans une déclinaison ultra-violente sont ensuite reproduits en vrai dans leur version pervertie par les jeunes élèves, au milieu de la cour d’école. Un collégien toulousain a ainsi été roué de coups après avoir participé à une version revisitée de « 1, 2, 3, Soleil », inspirée par la série.
Ceci n’est pas un épiphénomène, mais le reflet grimaçant, à la fois fictionnel et réel, de ce qu’est devenu le jeu sous l’effet de son instrumentalisation par le capitalisme. Ayant perdu leur étanchéité, les mondes ludiques ne sont plus ces lieux de sublimation, de réinvention désintéressée, de détente de l’esprit, mais des espaces de contrainte, de soumission à un devenir mortifère, dont l’horreur perce au grand jour. « Dans ce cas, ce n’est pas la rébellion de Peter Pan qui est subversive mais, au contraire, le fait d’accepter de grandir et d’endosser la liberté que cela implique », écrit la philosophe Susan Neiman dans son éclairant ouvrage Grandir (Premier Parallèle, 304 pages, 21 euros), nous invitant instamment à quitter les rives d’un infantilisme généralisé qui n’amuse plus personne.
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