par Charles Delouche-Bertolasi publié le 6 novembre 2021
Il fallait se frotter les yeux et humer à pleins poumons l’air chargé d’arômes fruités pour y croire. Le temps d’un week-end d’octobre, toute la France du CBD a convergé vers la capitale. Le premier salon professionnel consacré au cannabidiol a pris ses quartiers à la porte de la Villette, dans le nord de Paris. Un gigantesque hall pouvant accueillir jusqu’à 5 000 personnes dédié à la gloire de cette molécule du cannabis aux vertus relaxantes mais non psychotrope, contrairement à son cousin prohibé, le THC (delta-9-tétrahydrocannabinol). Le CBD, découvert en 1963 par le chimiste israélien Raphael Mechoulam, est en passe de devenir un produit «normal», comme les voitures ou le chocolat, qui ont aussi leur grand salon annuel.
Les trois petites lettres sont quasiment partout. Sur les vitrines des magasins branchés comme au BHV à Paris, où la question «Connaissez-vous le CBD ?» s’est étalée des semaines sur des mètres de trottoirs pour faire la promotion d’une nouvelle huile. Dans l’édition de septembre du magazine de cuisine Elle à table, on explique sur trois pages comment fabriquer un tiramisu au CBD ou élaborer un smoothie vert. Depuis l’été, au moins trois magazines entièrement dédiés à cette substance ont vu le jour.
Tisanes, huiles sublinguales et de massage, cosmétique à base d’un soupçon de la molécule, tout est commercialisable dans le CBD. Et les professionnels du secteur redoublent d’inventivité pour tirer profit de cette vague verte. Harmony, une marque très populaire chez les vapoteurs, a développé une gamme de cosmétiques. Son fondateur, Antonin Cohen, entrepreneur militant et pionnier du CBD français, a toujours voulu défendre «ce produit qui aide les gens» : «Nous ne sommes pas juste là pour monter une start-up et faire de l’argent. Nous sommes aussi des activistes qui voulons libérer l’usage de cette plante.» Sa marque, leader en Europe, s’est développée malgré un contexte judiciaire et législatif compliqué en France depuis 2014 : Harmony est désormais présente dans une quarantaine de pays du monde.
Projet d’arrêté français soumis à la Commission européenne
Pour l’entrepreneur Benjamin Blaise, nouveau dans le milieu, tout a débuté il y a un peu plus d’un an, en plein confinement. Aujourd’hui, cet ex-propriétaire de brasserie âgé de 39 ans, barbe poivre et sel, vient de lancer sa marque baptisée Botanys qui propose des produits à base de chanvre cultivé en Suisse. «On pense que la croissance du CBD en Europe sera portée à terme par des profils de consommateurs éloignés du cannabis», prédit-il. Son souhait : «Démocratiser le bien-être.» «Notre cible pour la fleur de CBD, c’est aussi le quadragénaire fumeur de pétard qui en a assez d’avoir du mal le matin à se lever. C’est un super substitut sans les effets négatifs et psychotropes du THC. Mais la France, premier producteur de chanvre européen, est en train de passer à côté d’un business très important.»
Pourquoi ? Parce que la fleur de cannabis, produit phare de l’industrie CBD, continue de faire trembler les pouvoirs publics français, en plein travail de réglementation de la filière. Le 21 octobre, après trois mois d’examen, le projet d’arrêté français soumis à la Commission européenne destiné à encadrer le marché du CBD sur son territoire, est revenu sans modification. Un texte fidèle au brouillon communiqué durant l’été par l’exécutif. Jusqu’à peu, la substance était tout simplement interdite dans l’Hexagone. Mais il y a un an, en novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé cette interdiction illégale. Saisi dans le cadre de l’affaire Kanavape, du nom de la boîte de deux Marseillais– dont Antonin Cohen – qui ont développé une cigarette électronique au CBD, le juge européen a justifié sa décision par la libre circulation des biens et des marchandises. Un jugement qui a donc obligé la France à plancher sur un nouveau texte et insufflé un vent d’espoir pour de nombreux entrepreneurs qui se sont lancés dans le marché du CBD.
Exit la vente de fleurs dans leur forme brute aux consommateurs
Jusqu’alors, seul l’usage des fibres et des graines de la plante de cannabis, utiles dans les matériaux de construction et dans l’isolation, étaient autorisés. Avant la mise en vigueur du nouveau texte, la France ne permettait la culture que d’une vingtaine de variétés inscrites au catalogue européen et interdisait l’exploitation et la commercialisation de la fleur, pourtant riches en principes actifs du cannabis. Joint par Libération, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) confirme que l’examen du dossier est en cours au gouvernement et que le nouvel arrêté devrait être publié dans les prochains jours.
La nouvelle mouture de l’arrêté prévoit l’extension de l’autorisation de la «culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale» à toutes les parties de la plante de chanvre. Mais quid des fleurs vendues telles quelles en boutique et dans les bars-tabac ? Elles pourront être récoltées, importées ou utilisées uniquement pour la production industrielle d’extraits de chanvre. Exit la vente aux consommateurs dans leur forme brute, utilisée par quelques-uns en tisane et par beaucoup pour la fumette, relaxante même si pas planante.
La raison de cette interdiction ? Des motifs de santé et d’ordre public avancent les autorités. Or, selon les professionnels du secteur, la fleur de chanvre représente aujourd’hui 50 à 70 % du chiffre d’affaires des détaillants. Près de 3 000 buralistes sont fournis en fleurs par Eric Hermeline et sa société Buralzen. «Interdire la vente des fleurs serait très pénalisant pour nous,avance-t-il. Grâce à la commercialisation du CBD, j’ai pu mettre mon employé à temps plein et j’ai pu ainsi créer un revenu supplémentaire.» Selon le Syndicat professionnel du chanvre (SPC), ce marché en pleine croissance pourrait représenter plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires en France d’ici 2023. Environ 25 000 personnes travaillent actuellement dans ce secteur et à terme, le SPC estime qu’il pourrait générer près de 100 000 emplois.
«Besoins de bien-être»
En attendant, ce flou juridique temporaire a été synonyme de course à l’échalote pour les entrepreneurs. En un an, pendant que son statut était repensé dans les bureaux de l’administration française, le business du cannabis light a fleuri. Depuis janvier 2018, les boutiques spécialisées poussent plus vite que les mauvaises herbes. Paris en concentre près de 200 et selon le SPC, plus de 1 500 échoppes sont réparties dans le pays. «La France a un train de retard. Il est temps d’avoir une réglementation claire, pour les professionnels et aussi pour assurer au mieux la traçabilité des produits», estime Aurélien Delecroix, président du SPC. L’homme, également gendarme réserviste, a découvert la molécule via le sport pour «la détente et la récupération musculaire». «On est très loin de l’usage récréatif et des clichés véhiculés par le cannabis, assure-t-il. Le CBD répond avant tout à des besoins de bien-être.»
En février, un rapport parlementaire dessinait les contours de ce que pourrait être le marché français du cannabis non psychotrope aux vertus relaxantes. Ses auteurs, des députés de tous bords, notaient que la prohibition française «empêchait les acteurs économiques nationaux (producteurs, distributeurs, créateurs de produits, agriculteurs ou laboratoires d’extraction) de développer une filière qui répondrait aux attentes sociétales et environnementales». Le député LREM de Moselle et rapporteur thématique de ce volet, Ludovic Mendes, dénonce «une vision militante du ministre de l’Intérieur» : «Les autorités partent du principe qu’autoriser le CBD est une ouverture vers la légalisation du cannabis en général. Ils ont peur que les gendarmes sur le terrain ne puissent pas différencier les sachets de CBD d’un pochon de THC. Pourtant les Suisses disposent d’un système de test facile et validé. Si on démontre que le produit est cultivé en France, que c’est du CBD, traçable par un QR code et qu’on continue de valider le fait qu’on ne puisse pas consommer dans la rue, ce serait possible.»
Si, depuis la décision du juge européen, il est établi que l’acquisition, la détention et la commercialisation de fleurs de chanvre brut sont légales à partir du moment où la fleur est importée, le droit de l’Union européenne ne permet actuellement pas aux agriculteurs français de tirer totalement profit de cette fleur de chanvre. «Ils ont le droit d’en produire, mais pas de l’exploiter. Le gouvernement prévoit la possibilité de l’utiliser pour en faire des extraits, mais souhaite interdire la vente de fleur, souligne Béchir Saket, juriste et porte-parole de l’association L630 qui milite pour une réforme des politiques des drogues. Cette révision sera une avancée très relative lorsqu’on sait que l’essentiel du marché actuel se concentre autour de la fleur séchée, vendue comme un substitut de tabac pour beaucoup.»
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