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mercredi 3 novembre 2021

Hugo Micheron : “Le djihad fournit une promesse utopique, une raison d’être aux terroristes”


Hugo Micheron, sociologue et politologue à l’université de Princeton, travaille à mettre au jour les mécanismes de prolifération du djihadisme, depuis sa naissance dans les années 1980 jusqu’aux attentats les plus récents. Il analyse sa dimension idéologique, intellectuelle et philosophique, afin de comprendre les motivations de djihadistes que l’on réduit trop souvent à des déséquilibrés ou des marginalisés. Entretien avec un chercheur qui sera par ailleurs appelé à témoigner dans le cadre du procès du 13 Novembre.

Vous faites partie des chercheurs cités à comparaître au procès des attentats du 13 novembre 2015. C’est une première dans un procès pour terrorisme en France. Quel est l’enjeu ?

Hugo Micheron : Après le 11 septembre 2001, Washington a créé un tribunal militaire en dehors de l’État de droit, sur une base cubaine à Guantanamo. Vingt ans après les faits, plusieurs accusés sont toujours en attente de procès, paralysés par des questions juridiques et des cas de torture. C’est un cauchemar pour tous les présidents successifs. Après les attentats de Londres de juillet 2005, les policiers n’ont pas réussi à mener une enquête de fond sur l’environnement du commando. En France, comme pour les attentats de janvier 2015, une réponse judiciaire d’ampleur est apportée. Elle repose sur une enquête minutieuse de cinq années à l’échelle de l’Europe pour constituer un dossier d’instruction d’un million de pages et donner lieu à neuf mois de procès. Il s’agit d’une spécificité française, un temps décisif qui a une portée judiciaire mais aussi symbolique : faire société autour d’un objet très clivant politiquement – le djihadisme.


“Arrêtons de disqualifier le djihadisme en en faisant la porte de sortie d’individus perdus” 
Hugo Micheron 




Faire ce récit collectif a été jusqu’à présent impossible. Vous pointez deux écueils sur le traitement de la question djihadiste : l’hystérisation et le déni. Pourquoi n’arrive-t-on pas à s’emparer de cette question ?

C’est une question de temporalité. La nuance appartient au temps long, celui de la recherche et du procès. Le déni et l’hystérisation sont des postures confortables quand on verse dans le petit commentaire sur les réseaux sociaux ou le slogan politique. Seulement, quand Twitter constitue la ligne éditoriale de grandes chaînes d’information en continu, c’est toute l’économie médiatique qui se retrouve à mettre en scène des débats caricaturaux, où les uns réduisent le djihadisme à l’immigration, les autres à un État social amputé qui n’a plus le contrôle sur des poches marginalisées. Au quotidien, quand j’échange avec des personnes en France ou aux États-Unis qui soutiennent ces positions simplistes, elles en viennent assez vite à libérer une parole qui ne correspond pas à leur posture de départ. Ce qui se passe là au niveau individuel, nous devons pouvoir le faire au niveau collectif et retrouver un espace de réflexion qui a grandement reculé cette dernière décennie. Et pas qu’en France.

“Quand Twitter constitue la ligne éditoriale de grandes chaînes d’information en continu, c’est toute l’économie médiatique qui se retrouve à mettre en scène des débats caricaturaux” 
Hugo Micheron

 

S’emparer de la question djihadiste et des logiques de la radicalisation, ne serait-ce pas déjà partir d’une définition ? d’une origine ?

C’est fondamental. La recherche part de questions simples, voire naïves. Qui est le premier djihadiste ? Quand est-ce qu’il est apparu en Europe ? Pourquoi ? La matrice contemporaine du djihadisme prend forme en Afghanistan dans les années 1980, à la suite de l’invasion soviétique. En pleine guerre froide, les États-Unis et le bloc de l’Ouest soutiennent la résistance afghane, où l’on retrouve les moudjahiddines venus de l’ensemble du monde musulman. À l’époque, ils sont présentés comme des combattants de la liberté qui luttent contre l’URSS, considérée alors comme la puissance internationale athée et anti-islamique. Mais ils vont faire bien plus et structurer une organisation : Al-Qaïda. Ils considèrent que la lutte contre l’empire soviétique n’est qu’une étape vers une bataille plus large, qui est le retour à un Islam des origines largement fantasmé. Que se passe-t-il en Afghanistan à l’époque ? C’est la première fois qu’autant de combattants d’horizons différents – des Frères musulmans radicalisés dans les prisons de Nasser aux wahhabitessaoudiens – se retrouvent ensemble et prennent conscience qu’ils forment un mouvement nouveau. Ils opèrent une synthèse de plusieurs courants religieux, notamment par l’intermédiaire de théologiens comme Abdallah Azzam, considéré encore aujourd’hui comme le père du djihad. Dans ce creuset idéologique, le retour à un Islam idéalisé va se mélanger avec une lutte organisée contre les impies qui, dès les années 1990, désigne les États-Unis comme le nouvel ennemi, ceux qui les avaient soutenus jusque-là. 

Et cette idéologie va se diffuser très rapidement.

Rapidement, mais par des cercles très limités – ceux des anciens de la guerre d’Afghanistan qui, dans les années 1990, rejoignent d’autres conflits : la guerre civile algérienne, la guerre en Tchétchénie, en Bosnie, etc. Dans ces zones de guerre mais aussi partout en Europe – le « Londonistan » au Royaume-Uni, Molenbeek en Belgique –, ces idéologues commencent à diffuser leurs idées dans des toutes petites enclaves. Ils font du porte-à-porte dans des quartiers, au pied de l’immeuble, ou forment des communautés fermées en milieu rural. Après le 11 septembre 2001, l’idéologie djihadiste connaît une phase d’expansion en Europe à mesure que des pays, comme le Royaume-Uni, s’engagent dans des conflits aux côtés des États-Unis en Irak, puis en Afghanistan. Cela reste tout même confidentiel : on parle à l’époque de quelques centaines d’individus sur le Vieux Continent. Mais dix ans plus tard, en pleine guerre en Syrie, plus de six mille Européens partent rejoindre Daech, révélant au grand jour trois décennies de diffusion d’une idéologie qui a germé aux confins de l’Himalaya dans les années 1980.

“En parlant de la folie d’une religion ou d’individus paumés, le débat public européen rate l’élément essentiel du djihad – son idéologie, que nous avons tant de mal à comprendre” 
Hugo Micheron

 

Comment le djihadisme, si déterminé historiquement, a-t-il pu se propager autant ?

Il faut différencier plusieurs phénomènes : il y a d’un côté les raisons personnelles pour lesquelles certains sont attirés par le djihad. De l’autre, il y a la dimension structurelle : la façon dont le djihad s’organise et se finance. Et au milieu de tout cela, il y a le ciment, l’idéologie djihadiste que nous avons tant de mal à comprendre. Le débat public européen, en parlant de la folie d’une religion ou d’individus paumés, rate cet élément essentiel. Dès l’Afghanistan, les djihadistes réussissent à créer un mouvement autour d’un récit, d’une utopie très puissante idéalisant l’Islam du VIIe siècle, celui des premiers musulmans entourant Mahomet qui vont répandre, de l’Atlantique à la Chine – jamais un empire n’a connu une expansion si rapide dans l’histoire de l’humanité –, les lois de Dieu. Le Coran est la vérité unique et révélée et l’Islam la religion du monde. Un millénaire plus tard, les djihadistes tiennent ce discours : si l’eschatologie musulmane ne s’est pas accomplie, c’est que les hommes ont failli, notamment à cause des bid‘ah, les innovations dans les pratiques religieuses qui ont sorti les croyants du dogme originel. Et cela explique les malheurs du monde et des musulmans. Les djihadistes, comme les salafistes d’ailleurs, veulent renouer avec une histoire qui a dérayé, retrouver le paradis perdu, repartir d’un Islam de fait complètement reconfiguré par leurs interprétations. Ils luttent donc d’abord – on l’oublie souvent – contre les musulmans eux-mêmes et leurs institutions séculaires, qu’ils désignent comme les responsables du chaos, de l’échec du dogme fondamental. Et plus généralement, ils combattent l’impiété jusqu’à se penser comme des opposants aux démocraties occidentales et leurs errances.

“On oublie souvent que les djihadistes luttent d’abord contre les musulmans eux-mêmes […], qu’ils désignent comme les responsables du chaos, de l’échec du dogme fondamental. La propagande de Daech ne parle que d’impureté des musulmans et des sociétés occidentales” 
Hugo Micheron

 








C’est un discours qui sert une conquête très politique, finalement ?

Ils offrent un idéal, un but, une contre-société, une moralisation du monde avec un camp du mal, un discours politique antimoderne et très réactionnaire qui résonne au sein de l’Islam et des sociétés contemporaines. Le djihadisme est associé à une mission purificatrice et violente. Si vous lisez la propagande de Daech, ils ne parlent que d’impureté des musulmans et des sociétés occidentales. Mais c’est encore plus que cela. Ils définissent un monde, un rapport à la religion, à la justice et à soi, donc une identité, ce qui fait du djihadisme une idéologie totalitaire. Ce sont tous ces plans qu’il nous faut considérer et articuler. Arrêtons de disqualifier le djihadisme en en faisant la porte de sortie d’individus perdus, comme quand on avait qualifié Mohamed Merah de « loup solitaire » après les attentats de 2012. Il savait très bien ce qu’il faisait. Il avait notamment fréquenté à Artigat (Ariège) Olivier Corel, « l’Émir blanc », qui a formé trois générations de djihadistes dont les frères Clain, les inspirateurs présumés de l’attentat du 13 novembre 2015. On réduit le djihadisme à une question sécuritaire, en occultant totalement ses dimensions intellectuelle, politique et axiologique, ainsi que leurs modes de propagation.

Pour vous, la violence radicale est donc consubstantielle à l’idéologie djihadiste ? Vous invalidez une thèse assez répandue qui consiste à dire que, dans un contexte de perte de repères, de marginalisation socio-économique, le djihadisme peut, au contraire, être instrumentalisé par des individus pour exprimer un sentiment de mépris ou de haine déjàancré en eux.

Je ne dis pas que c’est faux. Évidemment, le djihadisme peut résonner chez les individus qui se sentent exclus ou méprisés par la société. Mais cette thèse n’explique qu’une partie du djihadisme. Et plutôt minoritaire selon moi. En France, ceux qui hystérisent la question djihadiste ou ceux qui la nient ont un point commun : ils rattachent tout à la question des banlieues. Soit en établissant une correspondance automatique entre ces zones – pourtant diverses mais considérées comme « musulmanes » – et le djihadisme, soit à l’inverse en expliquant qu’il est normal que des espaces marginalisés culturellement, économiquement et politiquement finissent par produire des djihadistes, en excluant la question religieuse. En résumé : si les banlieues étaient mieux intégrées, il n’y aurait pas eu de départs en Syrie ou d’attentats. Pourtant, en France, en Belgique, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Suède ou au Danemark – ces pays concentrent 90 % des Européens partis en Syrie –, les zones de départ pour le djihad n’ont pas du tout de profil-type. Il suffit de prendre une carte pour s’en rendre compte. Prenez Trappes et Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines. Ces deux communes partagent les mêmes données socio-économiques, politiques, démographiques, religieuses. Elles sont toutes les deux frappées par des problèmes de délinquance. À Trappes, 65 départs. Aucun à ma connaissance à Chanteloup-les-Vignes. Prenez les quartiers nord de Marseille, 250 000 personnes : une grande marginalisation économique, des zones avec une majorité de musulmans, presque aucun départ. À deux heures à l’Ouest, à Lunel, une petite ville de classe moyenne dans l’Hérault – 25 départs rien qu’en 2014. Encore une fois, les données socio-économiques ont de l’importance, mais elles n’expliquent tout, loin de là.

“On réduit le djihadisme à une question sécuritaire, en occultant totalement ses dimensions intellectuelle, politique et axiologique, ainsi que leurs modes de propagation”
Hugo Micheron

 

Pourquoi Lunel et pas Marseille ?

Passons de la géographie à l’histoire. On comprend que les zones de départ ont toutes une histoire de militantisme islamiste reliée précisément aux idéologues militants arrivés dès les années 1990. Ils se sont installés là où ils avaient des liens personnels, de la famille. Encore une fois, ce schéma se retrouve à l’échelle de l’Europe de l’Ouest, comme je l’observe en ce moment dans mes recherches à Princeton. Ils ont souvent atterri dans ces zones parce qu’ils y avaient repéré un terreau favorable, notamment par la présence d’autres groupes islamistes : des Frères musulmans, des tablighis ou des salafistes. Dans leur sillage, ils ont pensé qu’ils pourraient prospérer un peu, à la manière de politiciens en campagne qui s’implantent dans les circonscriptions plus favorables à leurs idées. La différence est que leur boussole est idéologique et religieuse. Nous avons affaire à des acteurs rationnels. Parfois, cela a pris, parfois non. 

Cet essaimage idéologique ne s’est-il pas dévoyé avec le temps ? De Kaboul à Bruxelles, parle-t-on encore du même djihadisme ?

Il y a un ciment idéologique commun, oui. Cela étant, le djihadiste de Copenhague ne partage pas tout avec un combattant de l’État islamique en Afghanistan. Mais ils ont une vision du monde convergente, les mêmes images idéalisées de l’Islam et des références identiques pour justifier leurs actions. Les mêmes méthodes de diffusion des idées sur les territoires, aussi. Ces méthodes ont pris forme autour des réseaux djihadistes de Peshawar, la porte d’entrée des volontaires au djihad afghan dans le Pakistan des années 1980, qui vont former un écosystème militant, une microsociété. C’est ce modèle de regroupements qui va essaimer jusqu’aux périphéries des grandes villes européennes, au Mirail, à Ulm (Allemagne), à Aarhus (Danemark), au Londonistan… et en dehors du monde occidental, au Moyen-Orient et en Asie. Un récent travail de recherche met par exemple en avant le cas de Kattankudy, au Sri Lanka, la ville d’où sont originaires les assaillants de l’attaque de 2019dirigée contre les églises chrétiennes sur l’île, et qui a connu des transformations très proches de celles observées en Europe. Bien sûr, le contenu de leur propagande est déterminé par le contexte local et ce qu’ils estiment être les points faibles du débat public national. Au Royaume-Uni, les djihadistes communiquaient dans les années 2000 sur la participation du pays à la guerre en Irak. En France, cela a été typiquement la question de la laïcité. Ils ont une grande capacité à produire du contre-discours selon le contexte politique et géopolitique. Pour cette raison, cela ne sert à rien de vouloir produire, nous, du contre-discours face au développement du djihadisme puisqu’il se vit déjà comme une contestation : des institutions musulmanes, des valeurs cardinales des démocraties occidentales, de certaines politiques nationales. Et cela, avec une extraordinaire volatilité. Dans les années 1990, les chefs d’Al-Qaïda disaient qu’il ne fallait pas toucher à l’Europe qui protégeait les musulmans – en réalité où s’activaient leurs réseaux dans la préparation des attentats du 11 Septembre – avant qu’elle ne devienne, une décennie plus tard, la mère de tous les péchés.

“En France, ceux qui hystérisent la question djihadiste ou ceux qui la nient ont un point commun : ils rattachent tout à la question des banlieues”
Hugo Micheron

 





Vous êtes allé en prison rencontrer des condamnés ou des mis en cause dans des affaires de terrorisme. Vous êtes allé dans les zones de départs en France et en Belgique, mais aussi en Irak. D’après votre expérience personnelle, qu’est-ce qui fait qu’une personne adhère à l’utopie djihadiste ?

Ceux qui sont partis avant 2014 disent souvent qu’ils sont allés lutter contre Bachar el-Assad pour défendre la veuve et l’orphelin. Il s’agit en fait de pionniers investis depuis les années 2000, des arabophones très idéologisés qui avaient déjà des contacts dans les réseaux syro-irakiens depuis plusieurs années. Ils disaient faire de l’humanitaire, mais ils partaient avec de l’équipement paramilitaire. Ils savaient très bien à quoi ils participaient, qu’il y avait un projet djihadiste dans la région. Après la proclamation du califat de Daech en 2014, la plupart partage ce sentiment exaltant de participer à un projet mondial, l’État islamique. C’est à ce moment-là que les départs explosent en Europe. L’utopie d’un retour au « califat des origines » a convaincu au-delà des seuls cercles djihadistes, elle a touché les cercles islamistes notamment salafistes et fréristes, c’est très net dans mes entretiens. On passe d’initiés en lien avec des réseaux à un public plus large : des jeunes, des femmes, des vieillards, tous ceux que le recrutement sélectif des organisations comme Al-Qaïda laissaient de côté. Sur le plan existentiel, les individus que j’ai rencontrés disent que l’adhésion au djihad coïncide avec une formation identitaire, le sentiment d’avoir les idées plus claires, une conception du monde plus affûtée. Dans leur hiérarchie interne, l’idéologue qui écrit des livres et produit des vidéos n’est pas au même niveau que l’illettré qui va comprendre que son but est de tuer un maximum de mécréants. Seulement, et ce point est très important, tout le monde peut s’élever dans le djihadisme. À la fin des années 1990, les frères Clain et leur entourage, sans être des idiots, ne sont pas des personnes très articulées intellectuellement. Ils ne sont pas de fins théologiens non plus. Cela ne va pas les empêcher de devenir des références et d’inspirer des pionniers du djihad que j’ai pu interviewer. Ils ont acquis de vraies compétences dans l’organisation et la propagande pour toucher un large public et pas seulement le Français de banlieue issu de l’immigration et ultra-marginalisé. Très isolés dans les quartiers toulousains du Mirail en 2001, ils sont passés de quelques dizaines de militants à plusieurs centaines en 2012. Cette possibilité de s’élever est une promesse qui peut donner des ailes. J’ai rencontré une personne en prison qui n’avait pas le brevet, un décrocheur scolaire. Il s’exprimait mieux que certains de mes étudiants de Sciences Po et avait une pensée conceptuelle poussée. Quand je lui ai demandé comment il avait fait, il m’a sorti tout le curriculum littéraire wahhabite et salafiste qu’il avait abondamment lu. La société considère cet individu comme un radicalisé ou un illuminé. Mais pour lui, son entrée dans le salafisme correspond à une élévation, au développement d’une réflexion, à l’acquisition d’une place dans le monde et une raison d’être. Un nouveau corps, même. On en revient à la dimension totalitaire. J’ai rencontré des détenus qui m’ont expliqué comment le sport quotidien répondait à un commandement divin, que c’était comme des ḥasanāt : des bonnes actions associées à un processus de mutation, de création d’une nouvelle enveloppe corporelle qui marque une rupture symbolique dans la vie de l’individu et avec le reste de la société. Cela semble absurde, mais cela est une partie intégrante de l’idéologie dont on parle.

“Cela ne sert à rien de vouloir produire, nous, du contre-discours face au développement du djihadisme puisqu’il se vit déjà comme une contestation, et cela avec une extraordinaire volatilité”
Hugo Micheron

 

Aujourd’hui, Daech n’existe plus sous sa forme territoriale. Ceux qui ont fait l’expérience du djihad ont découvert en Syrie les horreurs et absurdités du conflit, l’arbitraire. Au point que certains ont préféré rentrer et faire de la prison en Europe plutôt que de poursuivre l’expérience sur place. Le djihadisme y survivra-t-il ?

Les milliers de départs pour Daech constituaient-ils le début d’une massification du djihad bien au-delà des cercles militants ? Ou était-ce une fièvre passagère ? Dans quelle mesure le djihadisme européen a-t-il atteint une masse critique, qui n’a plus besoin des idéologues de terrain pour se propager, notamment grâce à l’internet ? Est-ce que la prison va rester un lieu de recrutement ? Ces questions sont cruciales et d’une actualité brûlante : plusieurs dizaines de djihadistes sont déjà sortis de prison en Europe, et d’autres vont suivre. C’est une première dans ces proportions. Si certains ne croient plus en Daech, ils croient encore au projet califal et considèrent que l’État islamique n’était pas le bon véhicule. Regardons ce qui se passe en Afghanistan, où les taliban ont pris le pouvoir et ont déjà dans leurs mains un État fonctionnel, avec des institutions et des ministères. Cela peut constituer le début d’un contre-modèle à Daech et le renouveau d’un djihadisme qui a jusque là fonctionné par phases : l’affirmation des débuts avec l’arrivée des taliban en Afghanistan en 1996, le djihad en Irak puis en Afghanistan dans les années 2000, et enfin Daech en Syrie en 2012. Si nous comprenons le djihadisme dans ses phases hautes avec les attentats, nous avons beaucoup de mal à comprendre ce qu’il fait dans des phases de rétrécissement comme aujourd’hui, dans ces temps de reconfiguration dans ses enclaves, les prisons ou les réseaux. C’est notre défi aujourd’hui.

Vous pointez justement le manque de connaissance de l’Islam.

L’Islam n’est pas un bloc monolithique. Il se transforme, dans les pays musulmans et en Europe. Et il a évolué sous l’influence de groupes qui n’étaient pas ou peu présents en Europe avant les années 1980-90, notamment les Frères musulmans, les tablighis, les salafistes. Cette question n’est pas débattue. Pourtant, ce sont précisément ces lignes en mouvement qui rendent l’institutionnalisation d’un Islam européen compliqué. Parce que se pose tout de suite la question : « Quel Islam ? » Est-ce que c’est à la France, laïque et républicaine, de définir ce qu’est l’Islam ? Ce sont des questions concrètes qui concernent le quotidien de millions de personnes en Europe. Nous avons besoin de comprendre comment les différents embranchements ont évolué, comment le salafo-djihadisme détourne les concepts islamiques et comment il progresse en Europe. Je rencontre parfois des élus dans des communes où vivent beaucoup de musulmans. Et, après vingt ans de mandat, ils ne savent toujours pas ce qu’est un Frère musulman ou un salafiste. Alors qu’ils ont tout ce monde sous les yeux et qu’ils connaissent chaque habitant par son prénom.

“Tout le monde peut s’élever dans le djihadisme. C’est une promesse qui peut donner des ailes – une réflexion, une place dans le monde, une raison d’être et même un nouveau corps” 
Hugo Micheron

 






Si l’on considère le nombre de djihadistes, il a certes augmenté en Europe ces trente dernières années, mais il reste très faible en valeur absolue. Ce qui pousse certains à penser que ce n’est qu’un problème de moyens policiers.

Si l’on considère seulement les djihadistes, c’est un phénomène très minoritaire (bien que très destructeur). Daech, c’est 45 000 personnes au plus fort du mouvement. Quand on parle de création d’un État islamique ou de rassembler les musulmans du monde qui sont 1,8 milliard, c’est très peu. En France, on comptait alors 2 000 djihadistes selon les chiffres du gouvernement. En prenant en compte les fichés « S » pour radicalisation, on arrive autour des 20 000 sur 5 à 6 millions de musulmans. Cela reste gérable pour un État comme la France. Mais en 2016, une enquête fouillée de l’institut Montaigneévalue à 28% le nombre de musulmans « sécessionnistes et autoritaires », qui représentent une sorte d’espace d’influence ou de résonance des idées salafistes en France. Attention, ces individus ne sont pas des djihadistes. Mais ils peuvent fournir un socle de développement potentiel. Et ce n’est pas une exception française. Tout cela pour dire que oui, si nous réduisons la question djihadiste à la dimension sécuritaire, on se concentre sur 2 000 individus. Mais on continue de louper toutes les dynamiques de prolifération idéologique du djihadisme à marée basse. Et l’on se retrouve pris de court par des attentats, notamment quand des événements imprévisibles comme la guerre civile en Syrie créent des opportunités dont les djihadistes se saisissent pour passer à l’acte. Les conséquences sécuritaires et politiques sont trop graves pour ne s’intéresser qu’aux conséquences du djihadisme – les attentats – et non à son développement. Nous ne pouvons pas continuer comme cela. Nous avons des forces vives : les milliers d’éducateurs dans les quartiers, les membres de la protection judiciaire de la jeunesse ou des différents services sociaux. Certains sont formés, d’autres peuvent l’être, mais il faut faire plus et mieux. Nous avons le maillage territorial pour identifier des individus et agir en amont sur le plan sociétal, en dehors de la logique sécuritaire, sans sortir de l’État de droit, sans avoir besoin d’inventer des lois. On n’arrête pas une idéologie uniquement en mettant des individus en prison. Il faut enfin produire de la recherche et de la connaissance. Il en faut beaucoup, beaucoup plus. Des millions de musulmans vivent en France, et c’est comme si l’on était encore en train de débattre de la réalité de l’Islam. Le djihadisme existe depuis maintenant trente ans en Europe. Nous sommes en retard, et cela se traduit par un débat politique d’un niveau problématique. Nous possédons une tradition d’excellence universitaire sur le monde arabo-musulman. Nous devons être capables de produire plus de savoir dans ce domaine.



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