Par Sandrine Cabut et Bruno Amsellem/Divergence Publié le 20 octobre 2021
Fragments de France.
Dans la ville de l’Est Lyonnais, marquée par la précarité et une faible densité médicale, les soignantes de Santé commune prônent l’accueil inconditionnel et pratiquent une médecine qui prend son temps et nourrit « les liens avec les autres ».
Dans le bureau de consultation médicale, une affichette colorée attire l’œil. Elle propose des ateliers bricolage (pose de parquet, peinture, faïence), pour aménager un « espace bien-être » dans le centre de santé. Mettre à contribution des patients pour des travaux dans des locaux de soins ? Le principe a de quoi surprendre. Mais ici, l’implication de ceux que l’on nomme les « usagers » est au cœur même du projet.
Ouvert en octobre 2018 au pied d’une tour du quartier Ecoin-Thibaude, à Vaulx-en-Velin (Rhône), Santé commune est un centre de santé participatif (également appelé « communautaire »), un modèle de soins encore très peu répandu en France. « L’idée de cet espace bien-être est d’offrir aux personnes en situation de rue un endroit pour prendre une douche et soin d’eux avant d’aller voir le médecin », explique Camille Salmon, chargée de projets dans cette structure autogérée. En somme, permettre un accès à l’hygiène avant l’accès aux soins pour des personnes précaires, nombreuses dans cette commune d’environ 50 000 habitants de l’Est Lyonnais.
Chaque semaine, six à huit personnes du quartier viennent travailler sur le chantier. L’opportunité de donner un nouvel élan à la dimension participative du centre, stoppée par la pandémie de Covid-19. Au-delà de l’acquisition de compétences pour la pose de carrelage ou la menuiserie, c’est, pour les participants, un moyen de « travailler sur l’estime de soi, les liens avec les autres », estime Camille Salmon, assistante sociale de formation.
En attendant l’inauguration du futur espace bien-être, les Vaudais ont déjà de quoi se sentir à l’aise dans les locaux pimpants et spacieux (330 m2) du centre de santé. Aux murs, les nombreuses affichettes sont rédigées en « FALC » (facile à lire et à comprendre), avec illustrations, un outil qui favorise la compréhension des messages par des publics maîtrisant peu la langue française ou porteurs de handicaps…
Suivi ou non par des professionnels de santé du centre, chacun est libre de pousser la porte, pour se servir un café ou juste discuter. Un accueil inconditionnel qui désarçonne certains. Comme Joëlle Ayme, 78 ans, et son mari, 83 ans, habitants de Vaulx-en-Velin depuis plus de quarante ans, dans sa partie village. « Quand on est venus ici pour la première fois, à la retraite de notre médecin de famille, ça nous a fait bizarre de voir ces gens qui étaient là pour le café, se souvient-elle. Moi qui suis de la vieille école, je trouvais que ça n’allait pas avec un cabinet médical. Mes amis avaient la même réflexion. »
Depuis, cette retraitée de la fonction publique a dépassé son appréhension et ne tarit plus d’éloges sur ce centre « très convivial », où « même la secrétaire » (dénommée ici « accueillante ») est à l’écoute. « Camille, mon médecin [la docteure Delest, comme toute l’équipe, préfère être appelée juste par son prénom] est sensationnelle, très investie. Parfois, elle me voit pendant une heure, et si besoin, elle appelle mon spécialiste au téléphone », vante Mme Ayme.
Alors que la durée moyenne d’une consultation de médecine générale est de dix-huit minutes en France, elle est, ici, d’au moins une demi-heure. Pourtant, la démographie médicale est loin d’être florissante à Vaulx-en-Velin. La densité de généralistes y est de 70,6 pour 100 000 habitants, 22 points de moins que dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, et les médecins spécialistes y sont peu nombreux.
Le trio de médecins généralistes (des femmes, comme la majorité de la dizaine de personnes de l’équipe) raconte avec enthousiasme cette médecine qui prend son temps et s’intéresse aux individus dans toutes leurs dimensions. « Trente minutes, c’est parfois le temps nécessaire juste pour établir une relation de confiance », remarque Camille Delest, la médecin coordinatrice. « On creuse loin l’entretien, enchaîne sa consœur, Chloé Perdrix. Par exemple, aux patients qui viennent d’autres pays, on demande leur parcours migratoire, s’ils sont en CDD ou en CDI… » « Ça peut être déroutant, voire gênant pour quelqu’un qui consulte pour un simple mal de gorge, mais on sait s’adapter. Et, globalement, les retours sont plutôt positifs, les gens se sentent écoutés »,renchérit la troisième docteure, Judith Lyon-Caen.
« Esprit communautaire »
Cet interrogatoire poussé n’est pas seulement de la curiosité. « Cela nous donne des leviers pour vérifier si une personne a accès à tous ses droits », explique Camille Delest. Santé commune travaille avec plusieurs partenaires (centres d’accueil de demandeurs d’asile, forum de réfugiés, lieux d’écoute, protection maternelle et infantile…). Ici, 37 % des usagers bénéficient de la complémentaire santé solidaire (C2S), qui a remplacé la couverture maladie universelle (CMU), 3 % ont une aide médicale de l’Etat (AME), qui permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins. Des interprètes sont souvent nécessaires pour traduire l’arabe du Moyen-Orient et du Maghreb, le dari (une des deux langues officielles de l’Afghanistan), l’albanais, le roumain…
A une époque où beaucoup de médecins sont en « burn-out », épuisés par des consultations à la chaîne et les tâches administratives, les professionnels de Santé commune se disent épanouis. Chloé Perdrix a été attirée par « l’aspect salarial, l’esprit communautaire et les conditions de travail qui sont très agréables, avec beaucoup de temps d’équipe ». Dans son précédent poste, dans un centre municipal de santé en Seine-Saint-Denis, la généraliste avait un « sentiment de solitude professionnelle ». « J’ai souvent eu la sensation que je n’avais pas d’impact sur la santé des patients, et même que je participais à de l’injustice, voire de la maltraitance, car je n’avais pas le temps », détaille-t-elle.
Judith Lyon-Caen avance le même type de motivations, également séduite par la possibilité de prise en charge globale des patients, difficile à assurer en libéral avec « la course au temps en permanence ». Confort supplémentaire, le temps administratif est ici considéré comme du temps de travail. Camille Delest a, elle, découvert la médecine communautaire au moment de son internat, et y a sauté à pieds joints. Etudiante, elle vivait mal le décalage qu’elle percevait entre « ce qu’impose l’hôpital et les attentes des patients ».
L’infirmière, Christine De Sousa, n’a pas le « parcours associatif et militant » de ses collègues, mais défend également le modèle. « Le fonctionnement du centre, où toutes les décisions se prennent ensemble, me fait remuer les méninges sur ce que sont la santé en milieu précaire et les inégalités, et c’est très bien. »
Mise à disposition par l’association Asalée – un dispositif original de coopération entre médecins généralistes et infirmiers de prévention –, elle assure des consultations d’accompagnement pour des usagers atteints de maladies chroniques (diabète, obésité…) et, de plus en plus, dans le champ de la santé mentale. Malgré une expérience de plusieurs années en psychiatrie, elle se sent parfois « limitée »face à des problématiques complexes, mais « pare au plus pressé » : « Les centres médico-psychologiques sont blindés, et les gens n’ont pas les moyens d’aller voir un psychologue en libéral. »
Quid du financement ? Pour l’heure, cette structure en autogestion fonctionne sur un montage hybride, avec des revenus provenant à parts égales de la tarification des actes, de subventions sur actions (médiation, prévention… ) et de rémunérations conventionnées. Un modèle fragile, mais peut-être plus pour longtemps. Santé commune a été admis dans une expérimentation nationale sur deux ans, qui va inclure une vingtaine de centres et maisons de santé participatifs. « L’objectif est d’inscrire, à terme, la santé communautaire dans le droit commun avec un financement pérenne, décrypte Benjamin Dubet, coordinateur administratif et financier du centre. Là, ce n’est qu’une expérimentation, avec tous les points de vigilance qu’on doit garder, malgré notre enthousiasme. »
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