Par Marie Chabbert Publié le 31 octobre 2021
Pratiqués depuis près de 350 000 ans, les rites funéraires sont un élément essentiel des sociétés humaines. Pour autant, la relation au corps sans vie varie en fonction des cultures et connaît des évolutions inattendues en contexte sécularisé.
Dans la célèbre tragédie Antigone, écrite par Sophocle en 441 avant notre ère, le jeune Polynice est reconnu coupable de trahison et condamné par le roi Créon à voir son cadavre abandonné sans sépulture aux portes de la cité de Thèbes. S’insurgeant contre cette décision, la sœur de Polynice, Antigone, répond alors au roi : « Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux. Elles n’existent d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues. »
Ces lois intemporelles qu’invoque la jeune femme ne sont autres que le devoir sacré dû au corps des défunts, tel qu’on le retrouve dans toutes les traditions religieuses à travers le monde, et ce depuis la nuit des temps. Comme le souligne en effet le sociologue Patrick Baudry, « il n’existe pas de société sans rituel funéraire. Son universalité est sans doute l’un de ses premiers traits caractéristiques. Aucune société ne se débarrasse du corps mort comme s’il n’avait, dès lors qu’il ne vit plus, aucune importance »(« La ritualité funéraire », Hermès 43, 2005). A moins de vouloir punir le défunt de la manière la plus terrible qui soit…
Préférant braver la loi d’un homme plutôt que de céder à un tel sacrilège, l’héroïne de Sophocle choisit d’accomplir les rites funéraires dus à son frère défunt, au péril de sa vie. Mais pourquoi donc les hommes accordent-ils tant d’importance aux corps, même quand la vie les a quittés ? Pourquoi est-il si universellement primordial de donner une sépulture aux défunts, au point que la jeune Antigone donne sa vie pour cela ?
Déni symbolique de la mort
De manière très pragmatique, s’occuper du corps sans vie d’un individu – humain aussi bien qu’animal – répond avant tout à un risque sanitaire. Un cadavre en décomposition est une source potentielle de maladies lorsqu’il est en contact avec de l’eau potable ou des aliments. Il est alors impératif soit de le détruire par crémation, soit de l’éloigner du voisinage des vivants par inhumation, soit encore d’interrompre le processus de putréfaction au moyen de techniques de thanatopraxie.
Dans les sociétés humaines, la menace sanitaire que constitue la dépouille d’un défunt prend cependant aussi une dimension symbolique. Comme le constate le sociologue Luc Bussières, « les sociétés humaines (…) ont en commun un même malaise en présence du cadavre d’un proche et une même horreur de la putréfaction de ce cadavre ». Ce sentiment d’horreur est tel qu’il s’inscrit généralement dans un maillage de références sacrées et se traduit par une impureté spirituelle du corps mort.
Le judaïsme proscrit ainsi de toucher un cadavre ou d’en être trop proche, sous peine d’être contaminé par une forme d’impureté appelée toumah. Chez les Parsis, courant zoroastrien en Inde, l’impureté du corps mort peut même contaminer la terre, l’air, le feu et l’eau. Les cadavres ne peuvent donc être abandonnés à aucun de ces éléments, par inhumation terrestre, en mer, ou par crémation. Seule l’inhumation céleste, c’est-à-dire le don du cadavre aux oiseaux de proie, constitue une sépulture acceptable.
D’une certaine manière, l’impureté du corps sans vie est aussi professée dans le catholicisme et l’orthodoxie, au travers de la croyance dans l’incorruptibilité du corps de certains saints ou bienheureux, seuls suffisamment purs pour résister à l’épreuve de la décomposition.
Pour Luc Bussières, l’horreur universelle de la putréfaction et son pendant, le fantasme d’incorruptibilité des corps, témoignent en réalité de l’angoisse émotionnelle et existentielle des êtres humains face à la perte d’un des leurs. La putréfaction du cadavre, qui ôte au défunt l’apparence physique que les vivants lui connaissaient, est un rappel insupportable de la disparition définitive de l’être cher. Par ailleurs, il ravive chez les membres de la communauté l’angoisse de savoir leur temps sur terre limité.
Les soins de conservation prodigués au corps des défunts et les divers rituels visant à le soustraire à la vue des vivants jouent donc un rôle social déterminant. Ils permettent à la communauté de faire son deuil.
En outre, en inscrivant la mort dans une narration religieuse, qui lui donne une place définie et un rôle à jouer dans l’existence, les rites funéraires lui ôtent son caractère absolu et définitif, ce qui offre aux hommes un réconfort existentiel sans égal. Comme l’affirme Luc Bussières, « les rites funéraires constituent depuis toujours un système organisé de déni symbolique de la mort ».
Libérer l’âme
Dans les grands monothéismes par exemple, comme chez les Grecs de l’Antiquité ainsi que les Vikings, dans la culture aztèque, ou encore le bouddhisme, les rites funéraires sont envisagés comme un moyen de faciliter la séparation de l’âme, véritable souffle immortel de vie, de son enveloppe charnelle. Dans ces traditions, la mort ne marque donc pas la fin de la vie, mais bien le début d’une nouvelle, celle de l’âme, dans l’au-delà ou au travers de sa réincarnation.
Chez les Parsis, seule l’inhumation céleste, le don du cadavre aux oiseaux de proie, constitue une sépulture acceptable
Dans d’autres traditions, le rite funéraire réintègre plutôt le cadavre dans le cycle de la vie, la mort étant ainsi perçue comme une étape dans le processus ininterrompu de transformation du vivant. C’est dans cette perspective que les bouddhistes tibétains pratiquent l’enterrement céleste. En générant de la nourriture pour d’autres êtres vivants, en l’occurrence des vautours, la mort permet à la vie de prospérer. D’une certaine manière, l’inhumation en mer pratiquée par de nombreuses populations d’Asie, ainsi que par les officiers de la marine des pays anglo-saxons, participe d’une telle logique.
Chez certaines populations indigènes d’Amérique du Sud, le corps mort était même offert en nourriture aux membres vivants de la tribu. Pour les Guayaki du Paraguay, par exemple, la mort crée un déséquilibre dans la sphère du vivant en en expulsant certains êtres. Consommer le corps des morts permet de rétablir un tel équilibre : en nourrissant d’autres membres de la tribu, le corps du défunt est réintégré dans la sphère du vivant.
Quelle que soit la tradition considérée donc, la disparition du corps n’implique en aucun cas la fin de la vie. Cette dernière continue de prospérer malgré la mort du corps, et parfois même grâce à elle. Cependant, dans les cas évoqués plus tôt, la mort marque bien une fin, celle du corps. Cela n’est pourtant pas de l’avis de toutes les religions, le christianisme et l’islam notamment, qui croient en la résurrection de la chair lors du Jugement dernier.
Dans ces traditions, il est primordial de traiter le corps mort avec le plus grand respect, en attendant sa résurrection. D’où l’importance, en islam, de la toilette rituelle des morts et l’interdiction de la destruction des corps par incinération. Si le christianisme tolère aujourd’hui cette pratique, elle reste déconseillée.
Dans d’autres traditions, la mort marque simplement un changement d’état du corps, et non sa disparition définitive. Quant aux Egyptiens de l’Antiquité, ils concevaient la mort comme une étape essentielle de la vie physique d’un individu. Celle durant laquelle le corps humain peut accéder à sa forme divine, éternelle et inaltérable, nommée djet, à condition que soient réalisés correctement les rituels d’embaumement et de momification. Une fois devenu djet, le corps est prêt à accueillir de nouveau son âme (ba) et se voit doté d’une énergie vitale (ka) que les vivants doivent alimenter par des offrandes de nourriture et de boissons. Commence alors une nouvelle vie pour le défunt, vie qui ne s’affranchit jamais d’une dimension corporelle.
Innovations mortuaires
En tant que remparts principaux contre la menace sanitaire et spirituelle que représente le corps des défunts, et parce qu’ils réconfortent les humains face à la perspective de leur mort certaine, les rites funéraires constituent la clé de voûte des sociétés humaines depuis près de 350 000 ans. Cependant, ceux-ci semblent aujourd’hui faire face à une crise sans précédent.
Consommer le corps des morts permet de rétablir l’équilibre : en nourrissant d’autres membres de la tribu, le corps du défunt est réintégré dans la sphère du vivant
Des préoccupations éthiques et sanitaires, diffusées aux quatre coins du monde par la mondialisation, ont amené au déclin, voire à la disparition, de nombreuses pratiques traditionnelles, telles que le cannibalisme rituel et l’inhumation céleste. Quant à la sépulture en mer, populaire dans les pays anglo-saxons, elle est aujourd’hui strictement encadrée. Seules l’inhumation terrestre et la crémation restent couramment pratiquées dans les sociétés modernes.
Cependant, avec l’affaissement du poids des religions en Occident, ces rites se retrouvent progressivement vidés de leur caractère liturgique. Plus de veillée mortuaire, ni de port du deuil. Quant aux processions mortuaires, elles ont presque disparu. Pour le sociologue Jean-Hugues Déchaux, « le constat n’est guère contestable : à l’échelle de l’histoire, la mort en France, comme ailleurs en Occident, s’est déritualisée » (« Mourir à l’aube du XXIe siècle », dans Gérontologie et société, 2002/3, vol. 25/n° 102)
Mais est-ce à dire que les rites funéraires sont voués à disparaître ? Loin s’en faut ! Les avancées scientifiques de ces dernières décennies et le développement des thèses écologistes ont d’ailleurs déjà amené leur lot d’innovations mortuaires. Au dégoût universel de la putréfaction répond aujourd’hui le fantasme renouvelé d’incorruptibilité du corps, voire de résurrection, rendu possible non plus par Dieu, mais par la science.
Aux Etats-Unis, par exemple, on peut désormais recourir à la cryogénie, une méthode de conservation des corps à très basse température. Dans la Silicon Valley, la start-up Nectome propose même à ses clients de conserver leur cerveau afin de pouvoir peut-être un jour en numériser le contenu dans un ordinateur et ainsi leur offrir une forme d’immortalité numérique.
Quant aux thèses écologistes, elles ont donné une nouvelle jeunesse au désir millénaire de contribuer, dans la mort, au cycle du vivant. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la crémation et l’enterrement ont une forte empreinte écologique : chaque année, en France, près de 100 000 stères de bois sont utilisées pour la construction de cercueils. Quant à la crémation, elle nécessite de grandes quantités de carburant – environ 110 litres par crémation, soit 240 kilos de dioxyde de carbone relâchés dans l’atmosphère.
Aujourd’hui le fantasme renouvelé d’incorruptibilité du corps, voire de résurrection, est rendue possible non plus par Dieu mais par la science
Afin de rester « verts » jusque dans la mort, un nombre croissant d’individus optent donc désormais pour des cercueils et urnes biodégradables. La start-up Capsula Mundi propose ainsi des capsules funéraires qui utilisent le corps du défunt comme source de minéraux pour faire pousser un arbre, espérant ainsi, à terme, remplacer les cimetières par des forêts.
La crémation est progressivement concurrencée par l’aquamation, un procédé de dissolution des corps par hydrolyse alcaline qui émet environ un tiers de moins de gaz à effet de serre que la crémation classique et s’inscrit dans la continuité de pratiques ancestrales d’inhumation en mer.
Malgré l’affaiblissement du poids des religions en Occident, les rites funéraires continuent de structurer nos sociétés. S’ils ont beaucoup évolué ces dernières décennies, et reflètent de nouvelles préoccupations propres à la modernité, ceux-ci témoignent encore et toujours de l’angoisse universelle des hommes face à leur mort certaine.
Antigone semble avoir raison : rien ni personne, pas même le désenchantement du monde, ne peut venir à bout des lois immuables qui poussent les hommes à se préoccuper de leurs morts. « Elles n’existent d’aujourd’hui ni d’hier mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues. » Et elles ne sont pas près de disparaître.
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