Par Jean-Baptiste Jacquin Publié le 4 novembre 2021
Certaines victimes sont réticentes face à un dispositif jugé stressant, tandis que les juridictions hésitent sur son usage. Un tribunal lorrain a choisi une stratégie volontariste.
C’était l’une des mesures phares du Grenelle des violences conjugales de septembre 2019. Deux ans après, le bracelet antirapprochement est utilisé de façon très parcimonieuse malgré les appels répétés d’Eric Dupond-Moretti, ministre de la justice, à les faire « sortir des tiroirs ». Depuis début 2021, 499 placements sous bracelets antirapprochement ont été prononcés par les juridictions en France, dont 341 étaient actifs au 25 octobre, selon Isabelle Rome, haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes au ministère de la justice. La magistrate qui a piloté le Grenelle y voit « une bonne montée en puissance ».
Pourtant, certains tribunaux semblent circonspects face à ce dispositif de prévention des violences conjugales (entré en vigueur en décembre 2020), qui vise à tenir éloignés les conjoints et ex-conjoints violents. « Pourquoi le nombre de bracelets antirapprochement est-il si peu élevé dans notre cour en comparaison à d’autres ressorts ? », interrogeait ainsi Rémy Heitz, le 27 septembre, lors de l’audience solennelle de son installation en tant que procureur général de la cour d’appel de Paris.
Selon Mme Rome, l’Ile-de-France n’est pas la seule région comptant des juridictions récalcitrantes, mais les chiffres sont éloquents. Au 25 octobre, un seul dispositif antirapprochement était actif à Paris, un en Seine-Saint-Denis, un autre dans les Hauts-de-Seine et aucun dans le Val-de-Marne. A la même date, le tribunal judiciaire de Val-de-Briey (Meurthe-et-Moselle) en avait déjà ordonné trente-huit.
Au tribunal de Paris, comme à ceux de Bobigny ou de Nanterre, on invoque notamment le fait que les victimes, censées être protégées de celui qui les menace grâce à ce dispositif, seraient réticentes. « Des femmes ont renoncé au bracelet parce qu’il était source de stress en raison du déclenchement trop fréquent de l’alarme », affirme Françoise Bié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF).
« Echec du système »
Le dispostif consiste en un bracelet électronique géolocalisé, placé à la cheville du mis en cause, avec un boîtier de téléphonie mobile associé. La victime dispose également d’un boîtier géolocalisé. Le juge fixe à l’auteur un certain nombre de lieux qui lui sont interdits (domicile de la victime, lieu de travail, etc.) ainsi qu’un périmètre d’interdiction à respecter autour de la victime, compris entre un et dix kilomètres.
La plate-forme de téléassistance, gérée par la société Allianz, sait 24 heures sur 24 où l’un et l’autre se trouvent. Une première alarme se déclenche si l’homme franchit le seuil de pré-alerte correspondant au double du périmètre interdit (soit deux à vingt kilomètres). La plate-forme l’appelle et lui demande de s’éloigner. Si malgré ce premier appel, la zone interdite est franchie, les forces de police ou de gendarmerie sont alertées pour aller sécuriser la femme et interpeller l’homme. Une telle violation du périmètre peut l’emmener en prison.
« En zone urbaine, le bracelet antirapprochement est compliqué à utiliser. Comme la liberté de déplacement de madame est totale, elle peut rapidement se retrouver dans la même zone que monsieur, sans que l’un ou l’autre l’ait recherché », observe Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes. Elle déplore que le bracelet antirapprochement ait été « généralisé d’emblée sans prendre le temps de l’expérimentation ». Elle rappelle que le téléphone grave danger qu’elle a lancé en 2009 avec le parquet de Bobigny a été expérimenté plusieurs années avant sa généralisation votée en 2014.
« On fait un peu porter sur la victime la responsabilité de sa protection, ça la maintient dans la peur. » Anne-Charlotte Jelty, responsable associative
« Certaines femmes n’ont pas du tout envie d’être géolocalisées. Dans le cas où elles se réfugient dans leur famille ou un centre d’hébergement, leur agresseur saura où elles ont déménagé puisque la zone lui sera interdite », constate Anne-Charlotte Jelty, directrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles des Hauts-de-Seine. « On fait un peu porter sur la victime la responsabilité de sa protection, elle doit penser à prendre son boîtier quand elle va chercher le pain, ça la maintient dans la peur », dit cette responsable d’association. Selon elle, cette solution révèle, comme le téléphone grave danger, « l’échec du système : le monsieur est condamné, mais il est toujours dangereux, et le 17 ne réagit pas assez vite pour protéger les gens qui appellent ».
Un argumentaire que balaye Isabelle Rome. « Certaines associations disent qu’on ne fait pas assez pour protéger les femmes victimes de violences, mais trouvent ici le dispositif trop contraignant. N’oublions pas le chiffre des féminicides, c’est notre obsession. Alors oui, le bracelet antirapprochement est une atteinte à la liberté du mis en cause et une contrainte pour la victime, mais à un moment, quand il y a danger, il faut agir et assumer. L’important est que la proportionnalité de la mesure soit examinée au cas par cas par le juge. »
Protéger les victimes malgré elles
A Meaux (Seine-et-Marne), la justice a prononcé deux placements sous bracelet antirapprochement en 2021. Le seul effectif aujourd’hui a été ordonné par le juge de l’application des peines, dans le cadre d’un aménagement de fin de peine pour un homme, condamné en avril pour violences conjugales en récidive à neuf mois de prison ferme et trois mois de sursis probatoire.
« Je pense que la sortie de prison est la meilleure indication pour ce type de bracelet, lorsqu’un homme a effectué sa peine mais qu’il est encore considéré comme dangereux », explique Laureline Peyrefitte, procureure de Meaux. Elle a passé la consigne aux magistrats du parquet de passer régulièrement au crible des critères de dangerosité les auteurs de violences intrafamiliales incarcérés. L’objectif est d’anticiper sur l’indication d’un bracelet ou d’un téléphone grave danger, et de solliciter l’association d’aide aux victimes pour demander si la femme souhaite un dispositif de protection. « Nous avons eu des refus par des victimes qui ne souhaitent pas être géolocalisées », note Mme Peyrefitte selon qui le dispositif peut difficilement être prononcé en comparution immédiate, faute de temps pour s’assurer dans de bonnes conditions de l’accord de la victime.
La stratégie définie au sein du tribunal de Val-de-Briey est très différente. Au point que Mme Rome s’y est rendue mercredi 27 octobre pour comprendre les secrets du champion de France en nombre de placements sous bracelet antirapprochement prononcés. La magistrate n’est pas sûre de les ériger en bonnes pratiques à suivre, préférant « ne pas fixer de doctrine trop rigide et laisser chaque juridiction s’approprier l’outil et l’adapter aux spécificités locales ». Mais elle est rentrée séduite.
Les deux tiers des bracelets antirapprochement ont été ordonnés dans cette petite juridiction en « présentenciel », c’est-à-dire dans le cadre d’un contrôle judiciaire avant passage au tribunal correctionnel du mis en cause et son éventuelle condamnation. La procureure, Catherine Galen, évalue le dossier très tôt et demande à l’enquêteur dès l’audition de la victime de recueillir son consentement pour le dispositif. Il figure ainsi au dossier, sur procès-verbal. Selon Mme Rome, « il faut parfois protéger les victimes malgré elles, car il n’est pas rare que quelques jours ou semaines après un dépôt de plainte, certaines femmes sous emprise, avec un sentiment de culpabilité ou sous la menace de représailles, fassent marche arrière ». Le succès de cet outil dans la juridiction lorraine s’explique peut-être aussi parce que les ordonnances de protection, mesure civile d’éloignement du conjoint violent constituant le premier niveau de la prévention des violences conjugales, y sont très peu prononcées.
Ajustements à prévoir
L’application de cette mesure de précaution est très éloignée des réflexes imposant aux magistrats de caractériser une infraction avant d’envisager toute sanction ou restriction de liberté. Mais, rappelle Mme Rome, la démarche n’est pas si différente de celle qui amène à placer des personnes en détention provisoire. Pour Françoise Brié, de la FNSF, « cette période présentencielle est toujours un moment à risque très important, quand on examine les féminicides, car les interdictions d’un contrôle judiciaire ne sont pas toujours respectées ».
Certains ratés de cette première année justifieront en tout cas des adaptations. « Les zones d’interdiction d’entrée en contact doivent être très larges, en contrôle judiciaire ou en bracelet antirapprochement, pour que la femme ne soit pas stressée en permanence », plaide Mme Ronai. Des ajustements doivent aussi avoir lieu pour éviter des révocations peut-être abusives du bracelet. Un cas d’incarcération a été rapporté pour un homme qui n’aurait eu aucune intention de se rapprocher de son ex-compagne. Sa présence répétée dans le périmètre interdit était simplement due aux déplacements de la victime dans sa commune. Mais, le fait qu’il ne s’éloigne pas constitue une violation de son contrôle judiciaire.
Quant au téléphone grave danger, situé juste en dessous du bracelet antirapprochement dans l’échelle de la prévention, il continue de se diffuser. Quelque 1 700 de ces outils sont aujourd’hui actifs contre 300 début 2019. Moins efficaces que le bracelet antirapprochement mais moins intrusifs, ils sont plus souples d’utilisation, car décidés par le seul parquet. Ils permettent aussi d’éviter des agressions, comme en juin à Meaux, relate la procureure, Mme Peyrefitte. Après le déclenchement d’un téléphone grave danger, la police arrivée sur les lieux interpelle l’homme qui avait sciemment retrouvé son ex-compagne dans la rue. « Il avait un couteau sur lui. Il ne l’avait pas sorti, mais je pense qu’on a évité un drame. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire