Par Marie Charrel Publié le 3 novembre 2021
Depuis les années 1990, la capitale autrichienne multiplie les projets de développement urbain pour que femmes et hommes puissent profiter équitablement de l’espace public. Une démarche plus inclusive qui, certes, suscite encore des réticences, mais fait des émules au niveau européen.
Les mots sont écrits sur d’immenses panneaux gris, surplombant le lac : Frauen bauen Stadt, « les femmes construisent la ville ». Erica et Lucas Hofer, un couple de trentenaires, y jettent un œil distrait depuis la promenade Janis-Joplin, où ils sont en repérage. « Ici, toutes les rues portent des noms de femmes », remarque Lucas, ingénieur de profession. « Mais ce n’est pas pour cela que nous aimerions nous installer à Aspern Seestadt », ajoute sa compagne, elle aussi ingénieure. Un peu plus loin, ils remontent la rue Maria-Tusch, large et lumineuse, sans différence de niveau entre le trottoir et la chaussée. Près des halls d’entrée, des espaces sont conçus pour accueillir vélos, poussettes, chaises roulantes et jouets. « Et attendez de voir la suite », s’enthousiasme Lucas, imaginant déjà poser ses valises ici.
Crèches, commerces, bureaux, espaces de coworking au pied des immeubles : à Aspern Seestadt, tout a été conçu pour que les femmes, autant que les hommes, puissent profiter de l’espace public, mais aussi concilier au mieux vie professionnelle et vie personnelle. Ce quartier de 240 hectares à la périphérie de Vienne, au bout de la ligne 2 du métro, est l’un des projets de développement urbain les plus ambitieux d’Europe. Neuf mille personnes y vivent déjà. En 2030, elles seront 30 000. « L’ensemble est construit selon les derniers critères environnementaux et une démarche sensible au genre », détaille Wolfgang Gerlich, de PlanSinn, un cabinet d’urbanisme accompagnant le projet.
Démarche sensible au genre, ou gender mainstreaming, en anglais : Vienne est l’une des villes pionnières de cette approche préconisée par l’Organisation des Nations unies depuis 1995. « Il s’agit d’une stratégie visant à incorporer les préoccupations et expériences des femmes autant que celles des hommes dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques dans tous les domaines – politique, économique et social, explique l’institution, sur sa page Internet dévolue à ce sujet. Le but ultime est d’atteindre l’égalité entre les sexes. »
A première vue, cela peut sembler quelque peu éloigné de l’urbanisme et des problématiques quotidiennes gérées par les mairies. « Mais en vérité, nous sommes au cœur du sujet : Vienne, comme la plupart des villes européennes, a été conçue par et pour les hommes », explique l’architecte Sabina Riss, qui étudie les relations entre urbanisme et genre à l’université technique de Vienne. Comprendre : les mobilités, les rues, les quartiers ont été pensés essentiellement pour les trajets domicile-travail, négligeant les autres temps de la journée. A savoir ceux consacrés à amener les enfants à l’école, aux courses, aux soins à domicile, aux visites aux parents âgés… Autant de tâches encore principalement effectuées par les femmes, même si les lignes bougent.
L’objectif n’est pas d’opposer les deux sexes
« Les études réalisées par Vienne et d’autres institutions confirment que les femmes sont majoritairement des piétonnes et privilégient les transports en commun, tandis que les hommes se déplacent plus en voiture », observe Katja Schechtner, chercheuse en urbanisme au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Elle précise d’emblée : l’objectif n’est pas d’opposer les deux sexes dans la capitale autrichienne, mais de mieux prendre en compte les besoins des femmes, ainsi que ceux des personnes âgées, à mobilité réduite, malades… « En somme, tous ceux qui ne sont pas des hommes actifs de 25 ans, et cela fait beaucoup de monde. »
A Vienne, tout a commencé avec une urbaniste : Eva Kail. Elle a été la première à diriger, en 1992, le Frauenburo, le « bureau des femmes », créé au sein de la mairie après une exposition retentissante qu’elle avait organisée sur le sujet. « Nous avons beaucoup avancé depuis », résume-t-elle pudiquement. L’un des premiers projets dans lesquels elle s’est impliquée a été la construction du Frauen-Werk-Stadt, le « femmes-travail-ville », un quartier de 357 appartements achevé en 1997.
Vienne a mené soixante projets sensibles au genre, et en a des dizaines d’autres dans les cartons
Une crèche et un cabinet médical ont été installés au cœur du complexe, où une grande attention est accordée aux espaces communs. Les laveries partagées sont au dernier étage avec un accès aux terrasses plutôt qu’au sous-sol. Les balcons offrent une vue complète sur les cours où jouent les enfants, les transports en commun sont tout près… Depuis, Vienne a mené soixante projets sensibles au genre, et en a des dizaines d’autres dans les cartons.
« Suivez-moi », invite Eva Kail. Lunettes bleues, café à la main, elle remonte la Reumannplatz, la place d’un quartier populaire de Vienne, rénovée il y a peu. « Avant, elle était séparée en deux par le tram, avec un passage peu éclairé près des bains-douches où les femmes avaient peur de passer, et des endroits sombres où les enfants n’osaient pas jouer », détaille-t-elle. Après consultation des habitants, l’endroit a été entièrement repensé, avec davantage d’espaces verts et des éclairages renforcés limitant les coins peu sécurisants. Mais aussi beaucoup de bancs, où, en ce matin d’octobre, des adolescents filles et garçons discutent. « La place est redevenue le lieu de tous », résume Eva Kail, fonçant déjà vers Sonnwendviertel.
Espaces plus ouverts et modulables
Cet autre quartier récemment sorti de terre est bâti, comme Aspern Seestadt, de façon à limiter la durée des trajets quotidiens et favoriser la convivialité. Avec, en son centre, un large espace vert, où rien n’est laissé au hasard. « Une étude des Nations unies montre qu’après l’âge de 9 ans, les filles fréquentent beaucoup moins les parcs que les garçons, car elles s’y sentent moins à l’aise », souligne Katja Schechtner. Terminé, donc, les terrains de football fermés. Les espaces sont plus ouverts et modulables, afin de permettre d’autres jeux.
Si Vienne a pu conduire de tels projets, c’est en partie grâce à l’une de ses spécificités : 60 % des habitants vivent dans des logements sociaux ou subventionnés, largement accessibles aux classes moyennes. « Contrairement à d’autres grandes capitales européennes, comme Berlin, la municipalité n’a pas vendu son parc immobilier à l’après-guerre », remarquent Christian Schantl et Susanne Bauer, du Wiener Wohnen, la société municipale de gestion immobilière. « Cela nous permet d’avoir une réelle influence sur le marché du logement et d’établir des normes élevées. »
Dans le document budgétaire de 2020, plus de 60 pages détaillent la ventilation des dépenses selon les hommes et les femmes
Depuis 2006, la ville applique également l’approche sensible au genre à son budget. « Nous regardons dans quelle mesure chaque dépense et chaque subvention profitent équitablement aux deux sexes », résume Ursula Bauer, chef de projet sur le gender mainstreaming. Dans le document budgétaire de 2020, plus de 60 pages détaillent ainsi la ventilation des dépenses selon les hommes et les femmes. Mais aussi la représentation des deux genres dans les effectifs, afin de corriger les écarts excessifs. « Nous nous efforçons d’embaucher plus de puériculteurs hommes dans les maternelles, où ils sont sous-représentés », illustre Daniela Cochlar, responsable du département petite enfance.
Dans les établissements accueillant les petits de 1 à 6 ans, la ville lutte également contre les stéréotypes. Le personnel est formé. Le matériel pédagogique et les jouets sont soigneusement choisis. Sur les jeux de cartes de la maternelle rue Marianne-Pollak, dans le quartier Sonnwendviertel, les filles conduisent des camions et les garçons s’occupent de malades. Sur les cuisinières miniatures, on trouve autant de tournevis que de casseroles.
« Limiter le réchauffement climatique »
Si l’approche sensible au genre est désormais ancrée dans les politiques viennoises, elle se heurte encore, malgré tout, à quelques réticences. Pour les désarmer, ses promoteurs préfèrent aujourd’hui parler de fair shared city, la « ville équitable pour tous ». Cependant, à prêter tant d’attention aux besoins spécifiques des femmes, le risque n’est-il pas, au contraire, de renforcer les stéréotypes ? « Mieux considérer les piétons et les espaces communs profite aussi aux pères au foyer et à tous les hommes qui ne sont pas des cadres actifs motorisés, argue Eva Kail. En outre, accorder plus de place aux espaces verts et limiter les déplacements contribuent aussi à limiter le réchauffement climatique. »
N’y a-t-il pas, néanmoins, des chantiers plus urgents ? Lorsqu’on l’interroge sur le sujet, Mary Dellenbaugh-Losse se plaît à retourner la question. « Citez-moi ce qui est plus important ? demande la jeune femme, qui pilote GenderedLandscape, un projet européen réunissant six villes partageant leurs bonnes pratiques sur le sujet – parmi lesquelles Umea (Suède) ou Barcelone (Espagne) –, au sein du programme européen Urbact. Assurer des logements décents aux familles monoparentales en difficulté, par exemple ? Mais celles-ci sont à 80 % des mères : quelle que soit la thématique, œuvrer pour l’égalité des sexes a du sens. »
D’ailleurs, de plus en plus de villes s’y engagent, à des degrés divers, comme Francfort (Allemagne), Lyon ou Bruxelles. En 2000, la mairie d’Umea, de son côté, a décidé que les heures d’entraînement dans le stade de football, monopolisées par les hommes, seraient désormais réparties équitablement entre les équipes féminines et masculines, en fonction des classements dans leurs ligues respectives. « A l’époque, la mesure a fait bondir, mais elle a aussi été une source d’inspiration. Aujourd’hui, presque autant de petites filles que de petits garçons jouent au foot dans notre ville », se réjouit Linda Gustafsson, responsable de ces questions à la mairie.
La Rochelle, qui fait également partie de GenderedLandscape, espère lancer un budget sensible au genre en 2023, après un audit de ses pratiques en matière d’accueil du public, de logement social ou encore de commandes publiques. « Mobiliser sur le sujet est plus facile lorsque toutes les données sont sur la table, conclut Sylvie Guerry-Gazeau, vice-présidente de la communauté d’agglomération. C’est le premier pas vers la prise de conscience et l’action. »
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