Une recension de Michel Eltchaninoff, publié le
- Auteur Julia Kristeva
- Editeur Fayard
- Pages 408p
C’est un livre longuement porté sur « l’auteur de sa vie ». Adolescente, Julia Kristeva lisait Dostoïevski en cachette, dans le texte, sous le régime communiste en Bulgarie. À son arrivée en France, au milieu des années 1960, elle a relancé l’intérêt des intellectuels pour le romancier russe qu’on ne lisait plus guère. Après des années de psychanalyse et de réflexion sur la croyance religieuse, elle livre enfin sa grande synthèse sur l’auteur des Frères Karamazov, né il y a tout juste deux cents ans. Elle y met tout : la vie du romancier, qui affronte la mort lors d’un simulacre d’exécution – après avoir perdu un père assassiné par ses serfs et avant de découvrir le peuple russe au bagne –, sans oublier son addiction au jeu, ses problèmes d’argent, sa fascination pour le viol d’enfants, son épilepsie… Elle raconte Dostoïevski parfois à la première personne du singulier et assure que la lecture de ses romans, qui parlent d’une société sans père et sans surmoi, nerveuse, à la fois liberticide et ludique, nous invite à réfléchir à la nôtre, devenue celle de « l’internaute globalisé » qu’elle exècre.
La vérité que nous livre Dostoïevski est d’abord, pour Kristeva, d’ordre psychanalytique. Avant Freud, l’écrivain articule la « traversée de la mort » et la « jouissance de l’écriture ». De ce « clivage » originel, le langage sort et disparaît à la fois. En créant des personnages paroxystiques et autodestructeurs comme le narrateur des Carnets du sous-sol, des assassins-théoriciens, des nihilistes ultra-violents, Dostoïevski veut « faire entendre à l’humanité qui a lâché la bride de ses pulsions et de ses langages » qu’elle doit désormais « faire fructifier les transgressions par l’abondance du dire ». Or qui plus que ses personnages parle, avec complaisance, de ses petits et grands fantasmes, de ses vilenies ? Kristeva voit bien que, pour exprimer ce double événement de « l’avènement » et de « l’éclipse » du sens – qui se manifeste, par exemple, dans la crise épileptique –, il faut inventer un langage neuf. Ce que fait un Dostoïevski, qui, selon Joyce, « a créé la prose moderne et lui a donné une intensité égale à celle d’aujourd’hui ». Cette intensité, Julia Kristeva la perçoit également dans la théologie sauvage que déploie le romancier. Chez Dostoïevski, le christianisme n’est pas une idée, ni même une conviction, mais un engagement total dans une écriture de l’incarnation, au sein de laquelle se mêlent l’esprit, le corps et le désir.
En lisant ce livre passionnant, on se dit que Dostoïevski est moins un écrivain célèbre qu’une maladie contagieuse : la jouissance frénétique et ambivalente qu’il exprime dans ses romans contamine ceux qui s’y plongent. C’est peu de dire que Julia Kristeva porte, elle aussi, cette brûlante maladie.
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