par Anaïs Moran publié le 4 novembre 2021
A quoi ça tient, le choix du renoncement ? Celui qui s’impose malgré la vocation tenace, les heures engagées et l’attachement indélébile à l’hôpital public ? Lydie (1), infirmière de 41 ans, a plusieurs mois ruminé la question. «En fait, il n’y a pas eu d’événement de bascule, de situation dramatique qui m’a fait dire dans un fracas “stop, c’est fini, j’arrête tout”, démêle-t-elle aujourd’hui. J’ai juste vu les choses se dégrader petit à petit, et quand le sentiment de ne plus être à ma place est devenu insoutenable, je me suis tout simplement sauvée.» En août, Lydie a quitté le petit centre hospitalier de Bourgogne-Franche-Comté au sein duquel elle bossait depuis vingt ans.
Une délivrance remplie d’amertume. Postée en horaires de nuit dans l’unité d’hospitalisation de courte durée, elle y avait tout donné – son temps, son corps, sa vie privée. «Les conditions de travail n’étaient déjà pas optimales, mais rien n’est allé en s’arrangeant. Je me suis mise progressivement à soigner dans l’empressement, avec l’effectif habituel pour toujours plus de patients. A devoir badger à l’entrée de mon établissement, comme si j’étais le pion numéroté d’un travail à la chaîne. A avoir la boule au ventre en allant au travail, et de plus en plus mauvaise conscience, car je savais que je ne donnais plus l’attention et les soins que méritait chaque patient», énumère-t-elle.
La nuit, pour un service de trente lits, Lydie a fini par se retrouver avec une seule binôme. Chacune dans un couloir, avec quinze lits. «Imaginez-moi laver un mur couvert du sang d’un homme victime d’une hémorragie digestive, tout en essayant de canaliser un patient bourré en train de tout casser dans le couloir, avec un œil toujours sur ma montre car une famille doit arriver d’une minute à l’autre pour dire adieu à une personne en fin de vie, arrivée dans mon service car il n’y avait plus de places dans les étages… Imaginez-vous ce genre de scène répété quasi toutes les nuits. Ce que j’infligeais aux malades, aux proches, à moi-même.»
Lydie est déjà à bout de forces quand débarque l’épidémie de Covid-19. Elle tient car il le faut, jusqu’à l’accalmie de cet été qui se transforme en «ticket de sortie». Sa nouvelle vie tourne à présent autour du coaching bien-être et nutritionnel. Elle dit avoir retrouvé le sens du soin. «Parfois, je pense à mes anciens collègues et ça m’arrache des larmes. Là-bas, l’abattement fait l’effet buvard et tout le monde fonctionne sur le mode de la réserve pour ne pas s’écrouler. Dans ce système de santé qui se meurt, c’est soit notre peau soit celle de l’hôpital public. J’ai pris la décision que je ne me sacrifierai pas.»
Retrouver «la paix et le cœur léger»
Lydie est loin d’être un cas isolé. Depuis la rentrée, l’hôpital public tremble tel un château de cartes à chaque départ annoncé. Les alertes remontent de toutes parts et racontent la même histoire : atterrés, des soignants abandonnent leur poste et personne ne court pour les remplacer. Selon une enquête flash menée début octobre par le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, et révélée par Libération, 20% des lits disponibles sur le papier sont actuellement fermés dans les CHU et CHR de France, faute de personnel pour les faire fonctionner. Un chiffre du même ordre de grandeur a été établi au sein de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (19%) ou des Hôpitaux de Marseille (16%), mais que l’exécutif conteste à l’échelle nationale. «Nous avons lancé une enquête auprès de l’ensemble des établissements de santé pour objectiver cette situation», a annoncé mercredi 27 octobre le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, après le dossier deLibération. Une déclaration qui n’a fait que décupler l’exaspération de la communauté hospitalière, lasse de ne pas être entendue sur le mal-être profond au sein de l’institution, et le chancellement en cours.
«L’hôpital public ne peut plus se reposer sur la bonne volonté des gens, il faut arrêter de jouer les girouettes, ce temps-là est révolu», affirme Lucie (1), anesthésiste-réanimatrice de 42 ans, mise en disponibilité de la fonction publique depuis exactement quatre jours. Elle s’est échappée de son hôpital d’Occitanie pour au moins six mois, et fera des vacations dans le privé le temps de retrouver «la paix et un cœur léger». Une résolution prise juste avant le Covid qu’elle n’a fait que retarder par solidarité. Déjà début 2020, tout était devenu trop lourd à supporter, dans un service où deux postes de médecins à temps plein manquaient de manière structurelle. «Je n’en pouvais plus de dépenser une énergie folle pour un résultat de prise en charge médiocre. De m’agacer à chaque fois que je n’arrivais pas à joindre un collègue au téléphone ou que du matériel manquait. Je devenais odieuse avec mes internes, les infirmières, les aides-soignantes. J’avais basculé dans une démarche de “marche ou crève” que le système hospitalier m’avait forcée à adopter pour tenir dans la durée. Tout ce dévouement toxique pour l’hôpital public devait cesser.»
«Ma santé physique et psychologique a totalement lâché»
Jérôme, confrère basé à Rouen, génération et spécialité identique, est parti du CHU pour la clinique du Cèdre basée à quelques kilomètres, un an avant la crise. Mais à l’époque, son quotidien patinait exactement sur les mêmes difficultés que celles soulevées par Lucie – «charge mentale monstrueuse» et «travail colossal» dans une structure défaillante. Un courrier envoyé à la direction du CHU le jour de son départ égrenait dans une liste implacable les raisons qui l’avait conduit au burn-out : «Absence de respect du travail des personnels de grande qualité, mal utilisés, non accompagnés, non valorisés», «encadrement anesthésique et chirurgical de proximité noyé dans les missions et peu soutenu», «fiches de postes jamais obtenues», «multiples relances pour obtenir les rôles et missions de chaque astreinte», «toujours en attente d’un logiciel de gestion de bloc performant promis de longue date»… Aujourd’hui, l’ancien praticien hospitalier raconte qu’en ce début novembre, une dizaine de médecins du public sont venus toquer à la porte de son établissement privé pour y effectuer des remplacements. «Ça ne m’étonne malheureusement pas du tout. L’hôpital est un Titanic qui, depuis des années, prend l’eau et sur lequel on ne met que des rustines, comme récemment avec le Ségur de la santé. Donc forcément, il continue de couler. Et plus il s’enfoncera, plus des gens voudront prendre les canots de sauvetage. C’est terrible, mais c’est de la survie.»
Cette échappée, Pauline (1) ne l’a pas concrétisé sans culpabilité. Comme pour beaucoup d’autres, l’hôpital public était son monde, sa raison professionnelle. Infirmière de bloc depuis 2007 dans un CHR du Sud-Est de la France, elle vient «d’abdiquer» et se lance dans une reconversion professionnelle d’ergonome. Pauline était en arrêt de travail depuis plusieurs semaines. Sa famille déposait pour elle les documents rédigés par son médecin au service des ressources humaines tant le chemin vers l’hôpital lui était devenu insurmontable. «J’ai l’impression que ma santé physique et psychologique a totalement lâché quand j’ai acté dans ma tête que mes conditions de travail post-Covid seraient exactement les mêmes que celles d’avant Covid, qu’il n’y avait plus aucun espoir, relate-t-elle. Les tableaux opératoires qui dépassent systématiquement les plages horaires, les coups de fil la veille de week-end pour venir boucher un manque de personnel, les centaines de boîtes d’instruments chirurgicaux de dix kilos à ranger au-dessus de notre tête car le logisticien de la pharmacie interne n’a jamais été remplacé, les gestes qu’on exécute sans les expliquer aux patients car on est dans une course contre-la-montre… A un moment donné, malgré toute notre bonne volonté, on craque.» Pauline avait posé sa demande de mise en disponibilité pour le début de la nouvelle année 2022. Elle est finalement partie fin septembre, écoulant ses trois mois d’heures supplémentaires jamais récupérées.
«Je ne vois pas de lumière au bout du tunnel»
Comme pour Roxane, 33 ans, infirmière en réanimation, qui s’est retirée de l’hôpital Nord de Marseille quarante-et-un jours plus tôt que prévu. Ou Marie-Pierre, 26 ans, infirmière aux urgences pédiatriques de Necker à Paris, à qui il restait douze semaines de repos à poser. «Cet été, j’en étais arrivée à une telle accumulation d’angoisse et de fatigue que je commençais régulièrement mon service en pleurs dans les bras de mes collègues, narre la première, qui postule actuellement comme vacataire dans le privé. Bien sûr, les vagues successives du Covid prises de plein fouet par la réanimation ont été traumatisantes. Mais je ne pars pas me reposer après une séquence éprouvante. Je pars car je ne vois pas de lumière au bout du tunnel, rien ne m’encourage à rester. Ni mon salaire de 2 200 euros, ni mon environnement de travail, ni la manière dont l’hôpital est désormais dirigé.» «Dans mon service de pédiatrie, cela fait plusieurs années qu’on demande aux tutelles à ce qu’on soit dix et non huit infirmières en même temps, pour respecter les enfants et les bonnes pratiques de notre métier de soignants, témoigne la seconde, dorénavant concentrée sur des missions humanitaires. On nous a toujours fait comprendre que la pénibilité de ce sous-effectif était gérable, que notre souhait relevait d’un désir de gamines capricieuses. Résultat aujourd’hui, les collègues sont lessivées, des lits fermés et le service 100% saturé.»
«On est tellement pressurisés qu’on pique, perfuse, donne les médicaments et que hop, l’instant d’après on est déjà affairés avec un autre patient.»
— Selma, infirmière de nuit de 28 ans
Aux urgences du centre hospitalier de Gonesse, dans le Val-d’Oise, Selma (1) se retirera de son poste dans dix jours. Infirmière de nuit âgée de 28 ans, elle prend depuis trois mois un «demi-comprimé de Xanax tous les matins pour pouvoir dormir». Elle va s’arrêter pour au moins un an, sans aucune idée précise de ce qu’elle en fera. «Je sais juste que j’ai besoin d’une longue pause loin de l’hôpital public pour pouvoir retrouver le sommeil, dit-elle. On est tellement pressurisés qu’on pique, perfuse, donne les médicaments et que hop, l’instant d’après on est déjà affairés avec un autre patient.» Longtemps, Selma dit avoir essayé de se battre, de parler à la direction dès qu’une situation lui semblait allait trop loin – une cadre de santé obligée de revenir la nuit pour suppléer les pénuries dans son propre effectif, un gamin sous oxygène coincé quarante-huit heures sur un brancard dans le couloir des urgences. «Chaque fois, on me répondait “ah” et rien ne bougeait. Sauf que moi, je ne me suis pas engagée dans le public pour maltraiter comme ça.» Même détresse chez Julie (1), médecin urgentiste d’une trentaine d’années n’exerçant plus qu’à mi-temps dans un grand hôpital parisien depuis la mi-octobre. «Je pensais m’épanouir complètement dans le public, c’était mon grand rêve. Et aujourd’hui je me dis pourquoi je m’inflige tout cela, regrette-t-elle. Toute la chaîne de l’hôpital est dans le dur, tous les services sont à flux tendu, au bord du précipice. Si bien qu’aujourd’hui, quand on appelle dans les étages pour savoir s’ils ont de la place pour un de nos patients, même le “Allô” qui décroche est désolant.»
(1) Le prénom a été modifié.
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