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mercredi 3 novembre 2021

Étienne Klein : “Comme Nietzsche, je me méfie de toute idée qui n’est pas née dans un contexte musculaire”

Étienne Klein, propos recueillis par Arthur Hannoun publié le  

Dans son dernier livre, L’Esprit du corps (Robert Laffont, 2021), le scientifique et philosophe Étienne Klein s’intéresse à un domaine de recherche assez inattendu pour ce spécialiste d’astrophysique, à savoir les rapports entre la pensée et le corps. Il se demande, à travers une série d’exemples très bien choisis, ce que peut vraiment faire un corps et à quelles conditions. Et se dit plus proche du monisme de Spinoza que du dualisme cartésien. Entretien. 

Quel sens donnez-vous au titre de ce livre, L’Esprit du corps ?

Étienne Klein : Le corps est à la fois mystérieux et ambivalent. Et notre rapport à lui l’est davantage encore : notre corps peut être notre ennemi, comme dans la maladie, notre complice, comme lorsque nous courons après un ballon ou un bus, ou encore vecteur d’extases. « Que peut un corps ? », se demandait Spinoza. Et il a eu raison de dire que nul ne le sait précisément… Car le corps parvient à accomplir davantage que ce qu’il peut en tant que corps. Voyez les prouesses qu’accomplissent aux Jeux paralympiques les athlètes dont les corps sont mutilés ou handicapés : certains tirent à l’arc uniquement avec leurs pieds, d’autres franchissent une hauteur de 1,78 mètre sans prendre d’élan, en se propulsant sur leur unique jambe ! Au-delà des performances mêmes, ce qui est le plus incroyable, c’est leur détermination à accomplir de tels exploits, en dépit du mur physique et symbolique qui semble les en séparer, des obstacles qu’ils rencontrent, de la dureté des entraînements. Tout cela me rend admiratif. Bref, pour en revenir à votre question, ce que j’appelle « l’esprit du corps », c’est tout ce qui permet au corps de pouvoir plus qu’il n’est, plus qu’il ne semble pouvoir.


Le corps nous permettrait-il de dépasser nos limites ? 

Je n’aime guère cette expression, car elle est auto-contradictoire : on ne peut pas dépasser ses limites. Affaire de définition. Mais nous pouvons nous éloigner de ce que j’appellerais volontiers notre « couche de masse » : en physique, les particules sont dites « dans leur couche de masse » quand leur énergie est égale ou supérieure à leur mc2, ce qui leur permet d’exister pleinement et de façon « confortable ». Si elles s’en écartent, elles deviennent « virtuelles », c’est-à-dire moins installées dans l’existence. Eh bien, dans notre vie de tous les jours, nous pouvons, nous aussi, être tentés de demeurer rivés à nos habitudes ou à notre confort. Mais en s’adonnant une activité physique intense ou d’endurance, une belle échappée hors de nos routines devient possible : on va alors se faire voir ailleurs et on découvre qu’on y existe aussi, mais d’une autre façon. On ne dépasse pas ses limites, on change seulement d’état.

“‘L’esprit du corps’, c’est tout ce qui permet au corps de pouvoir plus qu’il n’est, plus qu’il ne semble pouvoir” 
Étienne Klein

Quel sport pratiquez-vous de manière privilégiée ?

Les sports liés à la montagne, qui permettent un lien profond avec la nature, réclament un engagement du corps tout entier, donnent vie à de belles amitiés et nous confrontent aux éléments dans ce qu’ils peuvent avoir d’extrême ou de sauvage. À l’inverse, je ne suis guère attiré par la pratique de sports exigeant des infrastructures sophistiquées, se déroulant en salle ou sur un terrain marqué par des lignes, et réclamant la présence d’un arbitre. La compétition, avec son vocabulaire par trop militaire (la conquête, la victoire, etc.) ne me subjugue pas. J’aime les activités physiques qui offrent des moments de « solitude habitée ». Au bout du compte, personne n’a gagné et personne n’a perdu, mais chacun a été transformé par l’expérience. Marcher, courir, grimper, ce n’est pas seulement se déplacer par ses propres moyens dans l’espace-temps. C’est aussi se débarrasser des impedimenta du moment, tourner le dos à une forme d’installation dans la vie, d’enlisement dans le monde. Et c’est surtout se métamorphoser. Après une course de haute montagne, on retrouve certes son point de départ, en général, mais on n’est plus dans le même état : quelque chose s’est modifié en soi, jusque dans la chimie de son cerveau ; je dirais même que quelque chose s’est élevé ou redressé. Autre rapport au monde, au temps, aux choses, à soi. Légèreté nouvelle, apaisante, du corps et de l’âme. Cette observation donnerait presque raison à Aristote contre Galilée : le mouvement est vécu comme une transformation pour celui qui se meut, pas seulement comme un changement de position dans l’espace. Relisons à ce propos ce qu’expliquait Alexandre Koyré dans ses Études galiléennes (1939) : « Le mouvement pour Aristote est un processus, un devenir dans et par lequel se constituent, s’actualisent et s’accomplissent les êtres. » Se déplacer sans moyens mécaniques, c’est en un sens changer de nature.

Penser, est-ce une activité physique pour vous ? 

Gustave Flaubert considérait, je crois, qu’on ne peut avoir d’idée qu’en étant assis. Nietzsche n’était pas d’accord à ce sujet. Dans Ecce Homoil écrit : « Ne prêter aucune foi à aucune pensée qui n’ait été grand air, dans le libre mouvement du corps, à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. ». En la matière, je suis clairement nietzschéen (mais le cyclisme, que je pratique également, permet une habile synthèse entre ces deux « positions »…). Les idées me semblent mieux produites par la dynamique du corps que par son inertie statique.

“On ne dépasse pas ses limites, on change seulement d’état” 
Étienne Klein

On oppose souvent le dualisme cartésien du corps et de l’âme au monisme de Spinoza, qui pense leur union. De quel côté penchez-vous ? 

Je n’ai pas de position « arrêtée » sur le sujet. Car ma réponse dépend du contexte et du moment. Dans le cadre des ultratrails de très longue distance – environ trente heures de course très technique qui vous plongent dans la nuit –, il y a philosophiquement deux phases : la première est moniste ou spinoziste, le corps et l’esprit sont en symbiose. Puis, les kilomètres et les dénivelés s’accumulant, après une quinzaine d’heures, la fatigue se fait sentir et l’on voit apparaître une dissociation entre corps et esprit. On devient dualiste. Le corps semble ne plus comprendre dans quel projet on l’a entraîné « à son corps défendant ». Il faut alors lui parler, lui dire : « Tu ne sais pas où l’on va mais fais-moi confiance. Si tu m’aimes, suis-moi. » Il faut donc avoir préalablement barricadé son cerveau afin que l’idée de l’abandon n’y entre jamais. Car si elle y entre, c’est foutu ! Trop d’occasions de craquer – et d’arguments pour le faire – peuvent coloniser l’esprit : on a froid, on a faim, on est fatigué… Il paraît que ceux qui abandonnent ne sont pas toujours ceux qui vont le plus mal physiquement. Preuve que le « mental », comme on dit, ça compte…

Vous qui êtes physicien, pensez-vous qu’il existe une appréhension corporelle du temps ?

Le corps n’est pas un bon mesureur du temps qui passe. Au cours de toute activité physique, les sensations du corps varient grandement selon que l’effort est intense ou non. En principe, cette variation devrait pouvoir servir à grossièrement étalonner les durées, mais en réalité, les biais de perception sont trop puissants : chacun sait d’expérience que lorsque le corps souffre, il a l’impression que cela dure beaucoup plus que ce que cela dure objectivement. Qui plus est, notre cerveau est par nature un très mauvais chronomètre, une tocante minable et imprécise qui se dérègle à tout bout de champ (et c’est d’ailleurs pourquoi nous portons une montre au poignet : elle remet « notre » pendule à l’heure à chaque fois que nous la regardons). J’ai d’ailleurs constaté à ce propos que l’impression de fatigue lors d’une effort de longue durée est accentuée par la connaissance que l’on a de la durée passée à se fatiguer… C’est pourquoi j’évite de regarder ma montre lors des phases les plus difficiles du parcours. Je préfère caler mon rythme sur mes sensations, et seulement sur elles. Mais cela n’est raisonnable en ce qui me concerne que parce que mon but n’est pas de gagner, seulement de terminer…

“Quel rôle joue la gravitation dans la perception de notre propre corps ? Faut-il se sentir pesantpour pleinement éprouver son incarnation ? que devient la conscience de soi lorsque plus rien n’est grave ?” 
Étienne Klein

Vous racontez aussi l’expérience d’un vol en gravité zéro que vous avez réalisé grâce à un avion du Cnes et qui vous a permis d’expérimenter l’impesanteur. De quoi s’agit-il ? 

Oui, j’ai eu cette grande chance. Commençons par un peu d’histoire. Albert Einstein a compris en 1907, de façon formelle, ce dont Galilée avait déjà eu l’intuition trois siècles plus tôt : « Si une personne est en chute libre, écrit-il, elle ne sentira pas son propre poids. » En effet, lorsque nous tombons en chute libre, tout ce qui est proche de nous (parapluie, chapeau, piolet…) tombe comme nous puisque la vitesse de chute des objets est la même pour tous les objets. Nous avons alors l’impression que la pesanteur a disparu dans notre voisinage alors même que nous sommes en train de subir sa loi (si bien que l’expression « chute sans gravité » devient à la fois une contradiction dans les termes et un pléonasme !). Cette idée mènera Einstein, huit ans plus tard, à une nouvelle façon de concevoir la gravitation (qu’on appelle « la théorie de la relativité générale »). Au passage, signalons qu’Einstein a donné raison à Nietzsche le jour où il a écrit : « Les mots et le langage écrit ou parlé ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins “claires” qui peuvent “à volonté” être reproduits ou combinés. Les éléments que je viens de mentionner sont, dans mon cas, de type visuel et parfois moteur. Il arrive même que ma pensée soit de type musculaire. » La fulgurance d’Einstein à propos de la chute des corps pose une question subsidiaire : lorsque nous sommes en impesanteur, nous ne sentons certes pas notre poids, mais sentons-nous encore notre propre corps ? Je veux dire : le percevons-nous encore comme « solidaire de nous-même » ou nous apparaît-il alors, en une certaine façon, simplement « périphérique », comme en orbite autour de notre Moi ? Si la perceptive d’un vol zéro-G m’a tant intéressé, c’est parce que je voulais mieux cerner le rôle et la part que joue la gravitation dans la perception que nous avons de notre propre corps : faut-il se sentir pesant pour pleinement éprouver son incarnation ? que devient la conscience de soi lorsque plus rien n’est grave ? 

Et alors, quel est le verdict de l’expérience ?

Lors des phases de descente en chute libre de l’avion, qui durent une vingtaine de secondes, on est donc en impesanteur : tous les mouvements apparaissent alors doux, merveilleusement inertiels. La dynamique propre des choses est comme ralentie : tout se met à flotter d’une façon libre et éthérée, et cette sorte de danse calme est psychiquement contagieuse : l’esprit ressent comme une grande paix intérieure. Quel paradoxe de ne plus sentir son poids alors qu’on subit de plein fouet la gravitation ! D’avoir une masse devenue non pesante ! La gravitation est provisoirement mise hors du spectacle (expression qui est curieusement l’anagramme de… la chute des corps !). Il y a une sérénité diffuse engendrée par l’impondérabilité, de sorte qu’à mesure que les paraboles de l’avion s’enchaînent, on comprend de mieux en mieux le sens de cette phrase de Paul Claudel : « Les ailes nous manquent, mais nous n’avons pas peur de tomber. »

“Se pourrait-il que, si nous n’avions pas fait l’expérience permanente de la gravité, nous aurions parlé autrement, dans une langue non polarisée par la sensation ininterrompue d’être pesant ?”
Étienne Klein


Qu’avez-vous fait pendant le vol ?

C’est avec délice que j’ai pu enchaîner les saltos : en impesanteur, la gymnastique n’est plus un sport, seulement une façon tranquille de jouer avec l’économie du principe d’inertie et l’isotropie de l’espace. Mais les phases de montée de l’avion et l’hypergravité qu’elles engendrent sont elles aussi surprenantes : alors que je m’attendais à éprouver un simple « appesantissement », je me suis senti littéralement écrasé. Même mon cœur semblait s’être d’un coup affaissé d’un cran et pendant quelques dizaines de secondes, c’est tout mon corps qui faisait profil bas, au sens propre comme au sens figuré. J’ai tenté de me livrer à toutes sortes d’exercices physiques. J’ai soulevé lentement mes bras devant moi : ils pesaient un âne mort (« les bras m’en tombaient » !), de sorte que cet exercice a ressemblé à une séance de musculation sans altères. J’ai fait des pompes, mais me suis interrompu dès la cinquième tant il est difficile de supporter à bout de bras deux ou trois fois son propre poids. J’ai chanté, et découvert aussitôt que cela représente un exercice violemment musculaire, tant la mâchoire inférieure rechigne à remonter après qu’on a ouvert la bouche. J’ai tenté de marcher et y suis parvenu sans trop de difficultés après une courte phase d’adaptation, mais plutôt que de marcher, j’ai eu l’impression de gravir une pente raide. Alors même que je pratique l’alpinisme, le lien phonétique entre le verbe gravir et le mot gravitation ne m’était jamais apparu de façon aussi nette. Il est si vrai qu’on se sent plus lourd lorsque l’on grimpe… J’ai constaté également que l’hypergravité dilate les durées perçues, comme si la démultiplication des g avait pour effet de ralentir le passage du temps : lui aussi semble s’appesantir. Mais contrairement à ce que je pensais avant le vol, l’absence de poids n’annule pas la sensation d’avoir un corps : les mains, les bras, les jambes, les pieds semblent tout autant nous appartenir que d’ordinaire. On demeure parfaitement uni à eux. En somme, plus la gravité est forte, plus on a la sensation physique d’avoir un corps, mais cette sensation ne disparaît pas quand la pesanteur s’estompe.

La gravité et notre langage à propos du corps sont-ils liés ?

Sans doute, car j’ai la conviction que nous sommes bel et bien « parlés » par tous les gestes, tous les mouvements et toutes les expériences de notre corps : les activités physiques, de quelque nature qu’elles soient, aussi bien que les bonheurs et les souffrances du corps, nous transforment en une espèce de verbiage plus subtil qu’on le croit, de langage justement dit « corporel » qui exprime une part essentielle de notre personnalité. Peut-être est-ce aussi cela, « l’esprit du corps » ? Mais je me souviens de ce que Michel Serres m’avait dit un jour : « Le corps est souche. On peut écrire sur lui n’importe quoi. » Alors la question que je me pose est celle-ci : comment entendrions-nous toutes les phrases par lesquelles nous disons notre expérience du corps si nous n’avions jamais vécu qu’en impesanteur ? Parviendrions-nous seulement à comprendre leur sens ? On peut en effet imaginer que, dès l’origine, notre langage a été lui-même incurvé et déformé par la pesanteur terrestre, au point que sa structure même la traduirait de façon implicite. En d’autres termes, se pourrait-il que, si nous n’avions pas fait l’expérience permanente de la gravité, nous aurions parlé autrement, dans une langue non polarisée par la sensation ininterrompue d’être pesant ? À la descente de l’avion, j’ai observé que les visages de tous les autres passagers étaient radieux. Serait-ce le signe que la valeur du champ de gravitation terrestre n’est pas celle où l’existence est, sinon la meilleure, du moins la plus gracieuse ? Je me prends à rêver de réunions de travail, possiblement houleuses, qui se dérouleraient en impesanteur. Une douce pichenette dans le dos d’un collègue et il serait doucement propulsé en ligne droite à l’autre bout de la pièce… Les rapports humains seraient certainement plus légers, aux sens propre et figuré du terme.

L’Esprit du corps, d’Étienne Klein, vient de paraître aux Éditions Robert Laffont. 80p. disponible ici.


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