Par Chloé Hecketsweiler Publié le 14 avril 2021
REPORTAGE Dans l’hôpital parisien, les malades sont presque aussi nombreux qu’il y a un an, mais aussi plus jeunes. La vie des soignants est à nouveau sens dessus dessous, avec son cortège de gardes et d’heures supplémentaires.
Plantés face à l’entrée des urgences, les cerisiers en fleur du square Henri-Huchard (18e arrondissement de Paris) défient la haute tour sombre de l’hôpital Bichat. Dans le pâle soleil du printemps, les ambulances et les véhicules de pompiers défilent sous leurs pompons roses. Il y a un an jour pour jour, le 8 avril, la première vague de Covid-19 atteignait son pic, avec plus de 7 000 patients hospitalisés en soins critiques dont près de 2 700 en Ile-de-France.
Sur le parking, dans l’ombre de cet édifice construit dans les années 1970, quelques soignants prennent l’air, en Crocs et pyjamas pastel, avant de disparaître d’un pas pressé. Quelques minutes volées à un jour qui semble sans fin, tant la troisième vague de l’épidémie a des airs de retour à la case départ, avec déjà 5 705 malades en réanimation, dont plus de 1 700 en Ile-de-France.
Ce matin-là, dans le service de réanimation médicale et infectieuse, l’ambiance est électrique. Dans l’une des unités « Covid », quatre soignants entourent une retraitée de 62 ans dont le cœur montre des signes de faiblesse. En quelques minutes, plusieurs hypothèses sont avancées pour tenter d’établir un diagnostic, mais, à côté du lit, le moniteur de surveillance s’affole. « On n’a pas le temps. Il faut l’aider avant qu’elle ne fasse un arrêt cardiaque. Elle va très très mal », tranche Etienne de Montmollin, réanimateur, de plus en plus inquiet, en regardant le visage pâle et impassible de sa patiente, relié au respirateur par un long tuyau bleu. Dans un bruissement d’emballages en plastique et de claquement de gants, le chirurgien cardiaque appelé en urgence tente de la sauver grâce à une ECMO, un système de circulation extracorporelle destiné à pallier la défaillance des poumons ou du cœur.
« Il est quelle heure là ? 11 heures, déjà ! », lance Kumarini Fauquet, essoufflée, à la sortie d’une chambre en remontant ses lunettes sur ses cheveux sombres. « Je sors d’un marathon, je n’ai pas vu le temps passer », confie l’aide-soignante en plaisantant avec les deux infirmières de son équipe.
Quatre des cinq patients dont elle s’occupe – dont un père de famille de 43 ans endormi près de la photo de ses enfants – sont sous ECMO : du jamais-vu depuis le début de l’épidémie. « On fait tout pour tout le monde, mais il y a beaucoup, beaucoup, de décès », témoigne cette mère de famille qui travaille dans le service depuis vingt et un ans. « Dès qu’un patient décède, on a à peine le temps d’y penser qu’un autre prend déjà sa place. On est comme des robots », lâche-t-elle. Les statistiques sont impitoyables : in fine 40 % des personnes sous ECMO ne « passent pas le cap ».
« On ne sent pas qu’on s’éteint »
De part et d’autre des « galeries » où les soignants se relaient toutes les douze heures, la quasi-totalité des seize « patients Covid » sont « endormis », intubés et ventilés. Au-dessus des portes, de petits drapeaux britanniques et sud-africains ont fait leur apparition pour identifier les patients infectés par ces variants plus contagieux, et plus mortels selon certaines études.
Les places étant comptées, les malades « éveillés », placés sous oxygène à haut débit, sont hospitalisés « dans les étages », principalement dans le service de pneumologie et dans le service des maladies infectieuses et tropicales. « Il n’est pas question de “trier” les malades, et d’avoir à choisir entre deux personnes qui attendent dans le couloir », insiste Jean-François Timsit, chef du service de réanimation médicale et infectieuse, qui s’inquiète davantage des conséquences d’une prise en charge « dégradée ».
« On intubera les deux, en se débrouillant pour faire sortir un autre patient plus vite, ou en laissant dans un autre service un malade un peu limite », explique le médecin, la voix fatiguée. Inquiet du « désespoir » qui gagne certains soignants, une question le tient éveillé la nuit : « Comment va-t-on faire ? »« L’épuisement, ça ne fait pas de bruit », lâche-t-il, écœuré que des mesures n’aient pas été prises plus tôt pour endiguer cette nouvelle vague épidémique.
Tout au bout de la réanimation, dans le « pop-up store » de l’hôpital, comme l’ont baptisé les soignants, trois infirmières anesthésistes échangent des plaisanteries. « On a l’air d’être les bras ballants, mais on guette les sonnettes », lance Catherine Yablonsky, affectée depuis peu à cette unité « éphémère » aux murs peints en orange « disco ». La troisième vague a de nouveau mis leurs vies sens dessus dessous, avec son cortège de gardes et d’heures supplémentaires. « On est les variables d’ajustement »,souligne la soignante. Tout comme les « patients non Covid », « qu’on n’arrive plus à soigner ».
Hospitalisé il y a une semaine, Mohamed, 48 ans, paraît, lui, tiré d’affaire. Ce père de trois enfants pense avoir été contaminé par sa femme, qui travaille dans une crèche. « Une de ses collègues, malade, est venue travailler au lieu de s’isoler », raconte-t-il encore essoufflé, regrettant que certains « jouent ainsi avec la vie des gens ». Assis sur un fauteuil, dans sa blouse à l’imprimé de l’Assistance publique-Hôpitaux de paris (AP-HP), il s’estime chanceux. « Je n’arrivais plus à respirer », se souvient-il, encore étonné de la rapidité avec laquelle son état de santé s’est dégradé. « On ne sent pas qu’on s’éteint. C’est ce qui fait que la maladie est aussi dangereuse »,décrit cet homme jusque-là en parfaite santé.
Jeu de Tetris géant
Pour d’autres, l’histoire s’est arrêtée là. Au sous-sol, dans la chambre mortuaire, neuf noms ont été inscrits en rouge sur le grand tableau blanc où figure l’identité de chaque défunt. Il s’agit des patients jugés contagieux car le Covid-19 les a emportés moins de dix jours après l’apparition des symptômes. Ils sont emballés dans des housses blanches, et seuls leurs visages pourront être présentés à la famille, pour quelques minutes de recueillement.
C’est un « mieux » par rapport à l’automne, où les morts devaient être placés immédiatement dans un cercueil scellé, mais cela n’a pas pour autant apaisé toutes les discussions avec les familles endeuillées. « Certaines nous assurent que les symptômes ont démarré depuis plus de dix jours, mais n’ont pas de test PCR le démontrant. Qui croire ? », soupire Yannick Tolila-Huet, responsable de la chambre mortuaire, qui après une année harassante s’avoue « fâchée contre le monde entier ». « C’est un casse-tête, il faut être juriste pour s’occuper des morts », peste-t-elle, devant sa tasse de thé, posée sur une toile cirée à carreaux flashy.
A l’extérieur, dans le couloir, plusieurs femmes en boubou traditionnel africain patientent. Leur parente, une femme de 43 ans, s’est éteinte dans la matinée des suites du Covid-19. Mince silhouette dans la housse blanche zippée, son visage à la peau noire et lisse apparaît paisible. Gauthier Dehaine l’apprête avec délicatesse avant de la recouvrir d’un drap jaune pâle et de la replacer à côté de la vingtaine de défunts alignés dans la chambre mortuaire. Chaque mois, entre 100 et 110 sont enregistrés contre 70 à 80 auparavant. « On se demande quand ça va s’arrêter », se désespère Yannick Tolila-Huet, en contemplant face à elle une reproduction du Portrait d’une jeune femme de Raphaël, affublé d’un masque chirurgical bleu.
Vendredi 9 avril. C’est le jour du « conseil de bloc opératoire », un « Yalta » hebdomadaire des salles d’opérations. Depuis le début de l’épidémie, une part plus ou moins importante des lits de réanimation chirurgicale est occupée par des patients atteints du Covid-19, ce qui limite d’autant les possibilités d’intervention.
Au cours de cette troisième vague, des centaines d’opérations ont déjà été déprogrammées, mais la direction de l’AP-HP souhaite aller encore plus loin et libérer 59 lits de soins intensifs contre 42 actuellement. « On a été obligés de convertir la salle 2 », annonce à l’assemblée Aurélie Gouel, anesthésiste et coprésidente du conseil de bloc, tout en soulignant qu’il n’est « pas possible » d’aller au-delà de ces quatre lits supplémentaires, sauf à faire une croix sur les cancers et les urgences. A Bichat, près de 60 % des opérations ont déjà été déprogrammées.
Les yeux cernés au-dessus de son masque, voilà des mois qu’elle négocie avec les chirurgiens des différentes spécialités les créneaux dont ils pourront disposer. « Je n’ai même plus le temps de faire mon métier d’anesthésiste, sauf pendant mes gardes ! », lance-t-elle, en montrant une liasse de tableaux avec des cases multicolores qu’elle compare à un jeu de Tetris géant. « J’ai toujours autant de blocs, mais de moins en moins de cases pour les poser », ironise-t-elle. Ici, chacun défend ses urgences et ses priorités, au risque de créer un embouteillage si des patients nécessitant une réanimation sont opérés sans avoir été programmés. « Je ne cherche pas à vérifier ce que vous faites, c’est pour le bien-être des malades », insiste Aurélie Gouel, en rappelant qu’« elle n’a pas fait médecine pour être flic ».
Ce jour-là, quatre malades en salles de réveil requièrent des soins critiques, pour une seule place en réanimation, dont les lits sont majoritairement occupés par des greffés pulmonaires. « On est en train de se demander lequel on va choisir », illustre Philippe Montravers, chef du service d’anesthésie-réanimation, en rappelant que, au-delà des interventions planifiées, il faut aussi garder une marge de manœuvre pour les urgences, comme ce jeune homme poignardé dans la nuit.
Seule bonne nouvelle : le pic de la vague serait pour bientôt : « Le 11 avril dans la version optimiste, avec environ 1 700 patients en réanimation, et le 25 avril dans la version pessimiste, avec environ 2 300 patients », détaille le médecin en présentant à l’écran les dernières projections réalisées par l’AP-HP.
« Je me sens abandonné »
Bon gré, mal gré, les uns et les autres s’arrangent pour échanger des créneaux, décaler des interventions au profit d’autres patients parfois « en stand-by » depuis plusieurs jours à l’hôpital ou pour travailler avec des horaires plus étendus afin « d’optimiser » l’utilisation de chaque salle. « Il y a quand même pas mal d’accidents de trottinette », ose l’orthopédie, dont l’activité est quasiment à l’arrêt.
Tous ont en tête « l’après », quand il faudra rattraper le retard accumulé, avec des patients sur liste d’attente depuis le mois de novembre. « Pour les anesthésistes-réanimateurs, c’est cinéma permanent, grimace Philippe Montravers, qui n’a pas pris de vacances depuis août sauf un jour à Noël. Alors quand le président de la République nous explique qu’il faut faire un effort, je me sens abandonné. »
Sur les vingt-quatre « lits Covid » pilotés par les anesthésistes, quatre ont été installés dans la salle 1, le plus grand des blocs opératoires. « Voilà notre radeau de sauvetage », plaisante Philippe Montravers, en maillot de cycliste sous son pyjama bleu. En face, plongée dans l’obscurité, la salle 2 vient elle aussi d’être équipée. Pour l’heure, le seul occupant de ce « bocal » est un homme de 70 ans, plongé dans un coma artificiel.
A l’extérieur, trois infirmières anesthésistes ont été détachées du bloc au cas où. « On a tout ce qu’il faut pour attendre le client », plaisante Marème Badiane, installée dans un transat de jardin vert amande. « Marème, comme dans la série sénégalaise Maîtresse d’un homme marié », précise-t-elle en éclatant de rire. Maman d’une fillette de 7 ans, elle a travaillé jour et nuit pendant la première vague, renonçant à la voir de mars jusqu’à juin. « Je n’étais même pas là pour son anniversaire », soupire-t-elle en montrant sur son téléphone une photo de son « bébé » habillée en infirmière. Amélie Moreau, elle, a déjà fait « trois fois le tour de Netflix », et rêve cette fois de vraies vacances. « C’est quand le pic déjà ? », lance la jeune femme.
Ces moments de plaisanterie, c’est ce qui les fait tenir, malgré les horaires décalés, les congés annulés et la vie personnelle mise entre parenthèses depuis un an. Mais parfois cela ne suffit pas. « On a eu beaucoup de départs, et on n’arrive pas à recruter. Je ne sais pas comment on va faire, s’interroge au huitième étage Camille Taillé, pneumologue. Par chance, nous aurons des internes, mais, si on leur fait faire dix gardes par mois, le semestre suivant, plus personne ne voudra venir »,ajoute-elle, « pas très optimiste pour l’hôpital de demain ».
Vue de son service, la vague d’avril 2021 est aussi haute que celle de 2020, les malades graves en plus et les renforts en moins. « Comme il n’y a pas assez de lits, la réanimation se déporte ici », explique ce médecin, en précisant que le nombre élevé de décès – trois depuis le début de la semaine – est « difficile à vivre pour les infirmières ». Il y a aussi des quadras et des quinquas, sans facteurs de risque, qui se sentent un peu trop à l’abri, des patients plus âgés, contaminés dans les jours suivant leur vaccination, et quelques sceptiques. « En consultation, un patient que j’encourageais à se faire vacciner m’a répondu : vous savez, il n’y a pas eu assez de morts, les gens ne se sentent pas concernés », relate-t-elle, encore médusée par les propos de cet homme de 47 ans, asthmatique et « un peu rond ».
Femme enceinte décédée
Heureusement, il y a aussi ce « miraculé ». Patrick, tassé dans son fauteuil rose vif, dans le contre-jour de la fenêtre, traîne son Covid-19 depuis la mi-janvier. Il est hospitalisé ici pour la seconde fois. La mine grise sous ses cheveux blancs clairsemés, il observe l’immeuble où il habite, juste en face de Bichat. « Regardez, d’ici on voit la cuisine », dit-il, souriant, en désignant l’édifice rouge qui surplombe le square aux cerisiers. Cet ancien postier de 63 ans rêvait de partir en voyage dans le sud de la France, du côté d’Avignon, ou à La Réunion, quand « tout ça » lui est tombé dessus. « C’est raté »,souffle-t-il, souriant derrière le masque qui l’aide à respirer. Quand il est arrivé, il y a deux semaines, il s’est vu partir. « Je pensais que c’était fini, raconte-t-il. Là, je remonte doucement la pente. »
Au – 1, la « réa » aussi a ses belles histoires, comme celle de Claude, 73 ans, contaminé au milieu de l’été et qui a passé plus d’un mois dans le service. Sur le parking des urgences, flottant un peu dans son jean et sa grande parka kaki, il raconte son parcours du combattant pour tout réapprendre : respirer, parler, manger, marcher. « D’abord en fauteuil roulant, puis avec le déambulateur, et enfin seul », raconte cet ingénieur automobile à la retraite. Au début, il n’a pas trop prêté attention aux symptômes, jusqu’à s’effondrer un beau matin chez lui. « Je n’ai même pas eu le temps d’avoir peur, je ne me rappelle plus de rien », explique-t-il.
Le temps a paru bien plus long à sa femme, Evelyne. « J’ai été très très très stressée, parce que les visites étaient interdites à ce moment-là, souffle-t-elle, émue, tout en repositionnant d’un geste tendre le masque de son mari. J’ai été plus sereine à partir du moment où j’ai pu le voir, même s’il n’était pas dans un bel état », souligne-t-elle, en se remémorant le « choc » à la vue de toutes les machines maintenant Claude en vie.
« Pendant des mois encore, cela va durer, et on ne sera pas calibré pour accepter le nombre de malades », observe la réanimatrice Lila Bouadma
Le soleil commence à décliner, mais, pour les patients endormis, il n’y a ni jour ni nuit. Juste le souffle du ventilateur, le bruit des alarmes et le claquement des portes que l’on referme.
Dans la salle de « staff », Lila Bouadma ne cache pas sa lassitude. « On annonce 300, 400 morts tous les jours et il ne se passe pas grand-chose. Est-ce bien normal ? Est-ce bien acceptable ? Je ne le pense pas », assène la réanimatrice, membre du conseil scientifique, qui a vu arriver avec cette vague des patients de plus en plus jeunes.« Emotionnellement, c’est plus compliqué de les voir mourir, on se dit qu’ils avaient la vie devant eux », souligne-t-elle, citant l’exemple de cette femme enceinte, décédée en mars.
Alors, quand on lui demande d’en « faire plus », la colère affleure. « Aucun système de santé au monde n’est calibré pour faire face à cet afflux de malades, insiste-t-elle. Pendant des mois encore, cela va durer, et on ne sera pas calibré pour accepter le nombre de malades », poursuit la réanimatrice, estimant qu’il est « totalement faux » de penser qu’on pourra lever les restrictions parce que l’hôpital en ferait « plus ». Le décalage entre ce qui se passe entre les murs de l’hôpital et le risque tel qu’il est perçu par la population l’affole. « On voit des médecins sur les plateaux télé expliquer que les malades ne sont pas graves, ne sont pas intubés, qu’on nous ment sur les chiffres. C’est insupportable ! », lâche-t-elle.
Samedi 10 avril. Il y a quelques heures, un homme de 50 ans est arrivé. Réfugié politique originaire du Bangladesh, il ne parle ni français ni anglais, seulement quelques mots d’espagnol. « Ici beaucoup de patients ne parlent pas le français, alors ils ont peur d’aller chez le médecin et laissent traîner, jusqu’à la catastrophe », explique Helen Torrez, infirmière née en Bolivie, en précisant que les médecins font maintenant tout pour éviter de l’intuber. Plusieurs de ses voisins de chambre sont des greffés cardiaques, dont la vie ne tient qu’à un fil, et aux soins attentifs des équipes pendant plusieurs semaines.
« Nous, on en a marre ! On ne veut plus entendre parler du Covid, lance de loin Lucie Joseph, également infirmière. Je n’en peux plus, j’ai envie d’aller planter des fleurs », ajoute-t-elle, en précisant qu’elle a prévu de retourner en Guadeloupe dès septembre « si on veut bien me libérer ».
Visites limitées à une heure
Olivier Gardet, secrétaire hospitalier, passe une tête dans le service pour tenter d’organiser les visites, avec les infirmiers et les médecins. « Je suis entre le marteau et l’enclume »,résume cet ancien aide-soignant, au ton posé, habitué à désamorcer les conflits.
D’un côté, les soignants, dont la « to do list » de l’après-midi n’est pas toujours compatible avec de longues visites, de l’autre, les familles, dont la peine et l’inquiétude rendent difficilement supportable l’attente. « Les visiteurs patientent parfois deux heures, trois heures, alors parfois le ton monte »,explique-t-il, en soulignant que le temps n’est pas le même à l’intérieur et à l’extérieur.
Mohammed, lui, connaît la chanson. Ancien infirmier, il vient ce jour-là rendre visite à sa maman de 73 ans. « Le premier patient dont je me suis occupé était dans la même chambre », se souvient-il, ému d’être ainsi « de l’autre côté de la barrière ». Ancienne femme de ménage, Leïla (le prénom a été modifié) rêve de quitter son immeuble à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) et de s’offrir une maison pour planter ses fleurs. « Sur le balcon, j’ai arrosé un peu, mais tout est fané »,avoue-t-il. Sans autre explication, Mohammed suppose que sa maman a été contaminée dans le hall de son bâtiment où certains locataires ont l’habitude d’organiser des fêtes, « sans masque bien sûr ». « Je comprends leur lassitude, mais, après, c’est nos parents qui meurent », lâche-t-il.
Campé près de l’armoire sécurisée où sont stockés les médicaments, Samir est lui aussi venu au chevet de sa maman de 68 ans, intubée la veille. Vaccinée le mercredi, elle a développé les symptômes de la maladie le dimanche, avant de s’évanouir chez son médecin quelques jours plus tard. « Mon premier réflexe a été de me dire : est-ce à cause du vaccin ? Mais ses amies se sont fait vacciner en même temps et n’ont rien eu », relate ce père de deux enfants, qui a très peu vu sa maman cette année, de crainte de la contaminer. Femme de ménage à la retraite, Fatima avait pris son mal en patience, en faisant des puzzles, en brodant, et en regardant Les Feux de l’amour ou les actualités algériennes à la télévision.
Tous comptaient se revoir après avoir été vaccinés. « Avant-hier, elle parlait encore, même si elle était très fatiguée »,soupire Samir. Immobile pendant quelques instants devant le hublot de la chambre, il observe avec émotion les infirmières au chevet de sa maman. « Les soignants sont très aimables, même s’ils enchaînent. Il se dégage d’eux quelque chose de rassurant. Merci », tient-il à dire avant de repartir, accablé de tristesse.
L’après-midi touche à sa fin, et les visites – limitées à une heure – aussi. Coralie (le prénom a été modifié) est la dernière dans le service. Sarah Daghsen, infirmière, l’aide à « se harnacher » avant d’entrer dans la chambre où son mari repose, inconscient. « Son visage a été un peu abîmé par les séances de DV [décubitus ventral, une technique consistant à retourner le malade pour l’aider à respirer] », l’avertit-elle. « Je vais essayer de ne pas me laisser impressionner », soupire la jeune femme, élégante dans une longue robe noire, ornée de fleurs d’hibiscus.
A 45 ans, Dimitri (le prénom a été modifié) fait partie de ces patients jeunes et en bonne santé, dont l’arrivée en réanimation inquiète les médecins depuis plusieurs semaines. « Ce qui se passe me paraît complètement surréaliste. A un moment je me suis dit que j’allais me réveiller,explique Coralie. Si les gens savaient que cela peut être comme ça… »
Sur une petite table, Coralie a mis quelques photos et dessins de leur petit garçon avec un grand « Papa, je t’aime ». Passionnée de musique, elle a aussi apporté une petite enceinte, pour créer un environnement sonore plus favorable à la détente, et à la guérison : des morceaux de Ravel, de Mozart ou encore de Vladimir Cosma, qui a composé les bandes originales de nombreux films français. « Il aime les musiques qui bougent, mais ce sera pour après », rigole-t-elle derrière le masque FFP2 qu’elle ne quitte jamais.
Pour elle, le loup est entré dans la bergerie par l’école. « Il y a eu un cluster dans la maternelle de mon fils et nous avons tous été testés positifs à la suite de cela », raconte la jeune maman. En colère, elle ne comprend pas pourquoi les écoles n’ont pas été fermées plus tôt. « Il y a eu une volonté de fermer les yeux sur la réalité et, nous, on se retrouve dans cette situation catastrophique alors qu’on a fait attention tout du long ! », lâche-t-elle, pas rassurée à l’idée que son enfant reprenne le chemin de l’école dans deux semaines.
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