par Sonya Faure publié le 16 avril 2021
L’anthropologue belge a longuement enquêté auprès de personnes ayant vécu sous le joug d’un mari violent ou d’un gourou, d’une entreprise ou de petits trafiquants. Dans son livre, elle décrypte comment un système abuseur parvient à prendre le contrôle d’un individu. Mais aussi comment ses victimes en réchappent et retournent à la vie.
Elise dit : «J’étais un zombie.» Clara dit avoir vécu «décervelée». Les récits rapportés par l’anthropologue Pascale Jamoulle dans son livre d’enquête sur le phénomène d’emprise sont poignants, parfois très douloureux. Iris, Ada et Jody ont été battues et humiliées par un conjoint jusqu’à perdre la faculté d’en parler. La famille Drage s’est placée sous la coupe d’un gourou, pseudo-psy et vrai tyran, qui a, peu à peu, pris possession d’elle. Serge a été esclavagisé par son entreprise de chauffeur-livreur en Belgique. Enfin, dans la cité d’un quartier Nord de Marseille, le trafic de drogue s’est immiscé dans tous les interstices de la vie sociale, abîmant la vie psychique de ses habitants. «Dans ces différents mondes, écrit-elle, la machinerie de l’emprise est la même. Sans recours ni protections, ils ont renoncé à leur identité pour survivre à des face-à-face qui devenaient de plus en plus violents.» Mais l’ouvrage de l’anthropologue belge ne s’arrête pas au récit de ces chutes. Au contraire, Pascale Jamoulle analyse les trajectoires de déprise, le sursaut, le détail qui fait dérailler le système abuseur, la lente émancipation. Clara, Iris et Serge sont sortis de leur nuit. Parfois plus forts, en tout cas investis de ressources et de solidarités nouvelles, tirées de leur terrible expérience.
Je n’existais plus, c’est le titre de votre livre, ce sont aussi des mots qui reviennent dans la bouche de trois personnes dont vous rapportez le parcours. Pourquoi sont-ils si typiques du phénomène d’emprise ?
En réalité, cette phrase on me l’a dite quasiment à chaque fois, que mon interlocuteur me parle de son addiction aux drogues, de sa vie sous la coupe d’un gourou New Age ou de la terreur domestique. Ce sont ces mots qui m’ont mise au travail. Ils m’ont permis de distinguer un système de domination d’un système d’emprise. Le premier met à mal la faculté d’agir des individus, il les opprime. Mais l’emprise, elle, parvient au terme d’un conditionnement lent et progressif à obtenir le silence et l’adhésion, même contrainte, des individus. Les personnes qui ont connu l’emprise racontent qu’elles ont été désubjectivées, dépersonnalisées. Comme si leur esprit avait été colonisé par le système abuseur. A Marseille, où j’ai étudié la vie d’une cité des quartiers populaires sous la coupe de microtrafics de drogues, on dit qu’on est «emboucanés jusqu’à l’os». Quand les victimes racontent l’emprise qu’elles ont subie, elles disent qu’elles avaient disparu. «Je n’étais plus là.»
L’esprit s’éteint et le corps lui aussi s’efface, dans les récits que vous avez recueillis.
Les corps sont comme dévitalisés. «J’étais en Sibérie», «j’étais congelée» : les femmes soumises à l’emprise violente de leur partenaire parlent d’un état quasi-comateux, confus, un «épuisement». Tous vivent dans un état second, dédoublés, désincarnés. Ils ne ressentent plus. Ou plus précisément, ils sentent comme le système qui les abuse. Les chauffeurs-livreurs de l’entreprise belge que j’ai rebaptisée «Pandore» ne sentent plus qu’ils font courir un danger aux gens qu’ils croisent sur la route, tant ils conduisent épuisés. Ils n’ont plus de désir pour leur femme. A cette prison mentale et physique s’ajoute l’enfermement social, la coupure avec l’extérieur. Toutes les relations sont systématiquement cadenassées par l’abuseur. Ada raconte que son conjoint détenait jusqu’aux données personnelles de l’ordinateur qu’il lui avait offert. Dans les quartiers sous l’emprise de la drogue où j’ai enquêté, les trafiquants n’embauchent plus de jeunes guetteurs venus de la cité, mais de la cité voisine. Pour ne pas qu’ils puissent être abordés par les gens du quartier, pour qu’ils ne puissent parler à personne. Dans l’emprise, toutes les dimensions de la vie sont anéanties.
Votre enquête réunit des situations très différentes. Qu’y a-t-il en commun entre la famille Drage sous l’emprise d’un gourou, et Serge, esclavagisé par son entreprise de transport ?
Contrairement à l’image qu’on en a parfois, une relation d’emprise ne se noue pas à deux, c’est un système, une machinerie. Se limiter à une lecture psychologisante d’une relation toxique entre une victime au prise d’un pervers narcissique ne suffit pas. L’emprise agit comme un filet dont les nœuds se resserrent mutuellement. D’abord, elle naît là où il y a une «niche écologique». Le système abuseur pressent les vulnérabilités des individus. Pandore n’embauchait que des chauffeurs très peu qualifiés, des tempéraments hyperactifs, qui avaient de lourdes charges – ils payaient les traites de leur maison, leurs femmes ne travaillaient pas… La niche écologique, le terreau dans lequel va pouvoir se déployer l’emprise, c’est aussi la dérégulation du secteur des transports : les salariés sont rapidement pieds et poings liés. Quant à «Saint-Sauveur», le pseudo-thérapeute New Age, il repérait des familles en plein chaos, comme la famille Drage dans laquelle les enfants avaient beaucoup de mal à exister pour eux-mêmes, trop attentifs à préserver leur mère, dépassée, et à ce que le père, un universitaire sans doute bipolaire, ne se suicide pas. Quand le système commence à tourner fou, les gens ont besoin de contention.
Le deuxième nœud c’est la rencontre avec un abuseur.
Au départ, Serge est si heureux de travailler pour Pandore ! Il se plie totalement à la culture d’entreprise. Il n’a d’abord qu’une vingtaine de clients à livrer par jour. Les cadences augmentent lentement jusqu’à 50, 60 clients chaque jour. Pandore organise peu à peu, sciemment, la déconstruction des protections légales de ses employés, elle les désaffilie. Elle leur signe un contrat luxembourgeois, et Serge découvre un jour qu’il n’a plus droit au chômage s’il quitte l’entreprise. On exige que ses arrêts maladie passent en congés payés. Il ne peut de toute façon plus prévoir de vacances. Alors qu’il a déjà payé un séjour avec sa femme, le dispatcheur lui téléphone pour lui dire qu’on a besoin de lui. S’il refuse, c’est la porte. Il annule ses vacances. Un soir, alors qu’il a fini sa journée, à 300 mètres de chez lui, le dispatcheur l’appelle : «Fais demi-tour, on a besoin de toi en Allemagne.» Il ne peut plus se projeter, ni assurer ses obligations familiales, il est tout entier à Pandore. Cette progressivité de l’emprise, c’est un nœud supplémentaire. On y entre marche par marche, fragments après fragments, au point qu’on n’en a pas conscience.
Comment un pseudo-thérapeute parvient-il à prendre le contrôle d’une famille ?
«Saint-Sauveur» est séducteur, charismatique. Il se revendique du New Age, une doctrine qui bricole des formes de pseudo-soins prônant le travail sur soi sous la direction d’un coach prescriptif. Une contre-culture qui s’oppose au rationalisme, à l’Académie, aux cadres théoriques, donc à tout contrôle par les pairs. Il donne d’abord des consultations, il rentre dans l’imaginaire de ses patients, puis il s’invite à leur table et «rééduque» leurs faits et gestes, puis il passe chez eux des week-ends, s’approprie les familles, les divise. Ainsi la mère, Mme Drage, l’une des rares femmes de son époque à avoir obtenu un doctorat, est accusée de mal aimer ses enfants, d’avoir infantilisé son mari, d’avoir dénaturé sa virilité. Les discours de Saint-Sauveur, fondés sur une vision patriarcale et traditionaliste de la famille, vont au départ cicatriser les blessures narcissiques du père. Le gourou disloque les liens affectifs à l’extérieur comme à l’intérieur de la famille. Toute entraide devient impossible. La fille aînée, qui a commencé des études de médecine et perce à jour le charlatanisme du gourou, est chassée de chez elle. Ses deux sœurs sont contraintes de faire des CAP cuisine, Saint-Sauveur place la plus jeune dans une autre famille, elle aussi sous sa coupe, prend l’autre comme domestique à son service. Il mène le père à la folie, détruit peu à peu la mère.
Pourquoi l’emprise persiste-t-elle si longtemps ?
Parce que le nœud suivant, c’est le silence. A Pandore ou chez Saint-Sauveur, le système est si envahissant, si exténuant, si stressant qu’il empêche de penser, de parler. Les individus sont réduits à des automates, dociles et consentants. L’emprise s’explique aussi par l’absence de recours, le manque de protection : il n’y a pas de syndicats chez Pandore et les parents ne remplissent pas leur rôle protecteur dans la famille Drage. Si l’emprise est un fait social si contemporain, c’est aussi parce que l’Etat a déserté des quartiers ou des pans de plus en plus importants du monde du travail, et parce qu’une partie des protections traditionnelles – les grandes familles, les relations communautaires – se sont défaites.
Justement, la cité marseillaise où vous avez enquêté se débat dans un abandon total. Mais peut-on vraiment parler d’emprise à l’échelle d’un quartier ?
Je suis venue à ce quartier parce que je m’intéressais aux dispositifs «communautaires», en France vous dites plutôt «citoyens», qui tentent de regagner du terrain face aux réseaux de trafic de drogue. Là, des voisins – des mères surtout, tentent de résister. J’ai compris qu’ils luttaient en réalité contre un système d’emprise. Tous les nœuds étaient là : les habitants ont une image dévalorisée d’eux-mêmes, dans un espace déserté par tous les services publics, où les travaux de réhabilitation n’en finissent pas, où les gravats ne sont même plus ramassés. Le trafic s’est inscrit, peu à peu, dans leur cité, de manière très organisée. Les trafiquants embrigadent leurs enfants dans un système de valeurs parallèle, ils les assujettissent par la séduction, l’intimidation ou la violence. Un guetteur est tué à la kalachnikov devant l’école. Les associations de voisins ne peuvent bientôt plus s’installer dehors et organiser de grands repas. Des petits qui jouent à la marchande, jouent en réalité «au deal». Pourtant un jour le système va trop loin, il touche un point névralgique qui fait réagir. Les voisins n’ont pas supporté de perdre l’espace public. Ils se sont alliés, ils ont gagné en puissance, le collectif s’est remis à penser, ils sont sortis de la terreur. Et commencé à regagner un peu de terrain face aux trafics.
Comment, dans chacune des situations que vous décrivez, les nœuds du filet se sont finalement desserrés ?
Grâce au collectif, les victimes d’emprise se construisent des ressources. Les chauffeurs de Pandore ont fini par se parler et mettre des mots, ensemble, sur ce qu’ils vivaient. Ils se sont coordonnés pour faire baisser les cadences sans que le dispatcheur puisse les monter les uns contre les autres. Ils font sciemment baisser la productivité pour le bien de tous. Même sous emprise, les gens parviennent à protéger des micro-libertés, des espaces de pensée propres, des rêveries, le souvenir d’avoir été aimé… Se déprendre, c’est pouvoir imaginer une autre vie alors que l’imaginaire est dévasté.
Vous citez la thérapeute Maud Jullien : «La liberté passe par tout».
Même au cœur de la sidération, le moindre petit décalage, la moindre petite ruse permet à un espace de pensées de se déployer, aux nœuds de se desserrer. Grâce à un atelier d’écriture, par l’humour… la vie psychique s’anime à nouveau, une énergie rebelle resurgit. Clara a redécouvert le désir en dansant un tango avec celui qui deviendra son mari. Beaucoup disent que c’est le corps, le premier, qui a parlé. Soit parce qu’il est tombé malade d’épuisement, soit parce que le désir s’est réveillé. Dans 1984 de George Orwell, c’est la passion qui opère un décalage, qui fait éclater un temps le dispositif d’emprise ! Mais la déprise est longue et progressive elle aussi, et elle passe en général par la narration.
Pourquoi raconter l’emprise qu’on a subie permet d’exister à nouveau ?
Quand j’ai commencé mes entretiens avec Elise, l’une des filles de la famille Drage, elle avait beaucoup de mal à se souvenir, à tisser une histoire. Elle ne se remémorait que par fragments. Quoi de plus normal puisque, disait-elle, à cette époque, «elle n’existait pas». Cet effet de l’emprise sur le discours, je l’ai vu chez beaucoup de femmes victimes de violences : un éclatement, un anéantissement de la capacité narrative. Et le doute, la peur : «Est-ce que ce que je dis est vrai ? Est-ce que ça a vraiment existé ?» L’endoctrinement consiste à retourner la faute sur l’autre. Toute la capacité cognitive de se faire confiance et de faire confiance à ce qu’on a vécu est mise à mal. Les personnes sous emprise vivent dans la confusion, elles perdent le fil. Raconter leur histoire leur permet de se recomposer, de se resubjectiver. De dire «je», tout simplement. Mais alors il faut que quelqu’un écoute, que quelqu’un atteste, à leur côté. L’émancipation passe par un lent travail d’élucidation.
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