Par Eric Albert Publié le 06 avril 2021
Passant outre le principe de précaution, quasiment inexistant au niveau politique au Royaume-Uni, le pays a réussi son pari.
Analyse. Quand l’ambassadeur de l’Union européenne au Royaume-Uni, João Vale de Almeida, a tenté d’expliquer les hésitations des pays européens sur le vaccin Oxford-AstraZeneca, il a avancé un argument : « Quand il y a des doutes, le principe de précaution prévaut », expliquait-il à la BBC le 16 mars. Outre-Manche, l’argument est tombé complètement à plat. Le principe de précaution, présent dans le préambule de la Constitution en France, inscrit dans l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, est un concept peu utilisé au Royaume-Uni. Quelques juristes se le sont approprié et le terme se retrouve dans le droit anglais, notamment environnemental, mais l’idée est quasiment inexistante au niveau politique.
L’argument paraît d’autant plus saugrenu aux Britanniques qu’au 4 avril, 31,5 millions d’entre eux ont été vaccinés (et 5,4 millions avec les deux doses), dont 18 millions avec AstraZeneca. Jusqu’à très récemment, aucun effet secondaire sérieux n’avait été relevé. Le 2 avril, l’agence du médicament britannique (Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency, MHRA) a néanmoins révélé que trente cas de caillots sanguins avaient été détectés, provoquant sept décès. Mais la conclusion de la MHRA ne change pas : « Les bénéfices des vaccins (…) sont plus élevés que les risques. »
Sur la base de ces chiffres, le risque d’un décès de thrombose provoqué par le vaccin est d’un sur deux millions et demi, un niveau très inférieur au risque de décès du variant anglais, qui dépasse 1 %. La précaution, vue d’un Royaume-Uni qui enregistre 127 000 morts du Covid-19, l’un des pires bilans au monde, serait plutôt d’accélérer la vaccination que de la suspendre.
« L’appât du gain »
Les différentes autorités sanitaires européennes sont d’ailleurs arrivées à la même conclusion. Mais plusieurs d’entre elles ont choisi de suspendre l’administration des doses pendant plusieurs jours, au risque de semer le doute sur la fiabilité du produit. Il fallait, dans un premier temps, appliquer le principe de précaution.
L’affaire du vaccin AstraZeneca illustre une approche des risques profondément différente entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. A sa façon provocatrice, Boris Johnson l’a résumée d’une boutade lors d’un appel téléphonique avec les députés conservateurs (qui a ensuite fuité dans la presse) : « Mes amis, la raison du succès de nos vaccins est le capitalisme, l’appât du gain [« greed »]. » Downing Street assure qu’il s’agissait d’une boutade. Le premier ministre britannique a pourtant trouvé de nombreux défenseurs. « L’appât du gain est une bonne chose et le premier ministre ne devrait pas être embarrassé de le dire », approuve l’historien Andrew Roberts dans le Telegraph, le 24 mars.
Que des vaccins commandés par l’Etat, avec de l’argent public, en partenariat avec une grande université, en l’occurrence celle d’Oxford, soient une victoire du capitalisme est hautement discutable. En revanche, le coup de dés de l’Etat britannique sur ce dossier est très clair.
Dès mai 2020, alors que M. Johnson se remettait tout juste de la maladie, et qu’un vaccin paraissait encore très hypothétique, le gouvernement a décidé de faire un gros pari. En quelques mois, il a avancé un milliard d’euros en passant des commandes à AstraZeneca, Pfizer, Moderna, Johnson and Johnson, Sanofi et Novavax. Pas de préférence nationale, et pas d’hésitation à payer : un « quoi qu’il en coûte » appliqué au programme vaccinal. La facture totale britannique s’élève aujourd’hui à 4 milliards d’euros. « On ne choisissait pas les vaccins sur leur prix mais sur leur efficacité et leur disponibilité », expliquait à Die Welt en février Kate Bingham, responsable du programme vaccinal.
Excellence pharmaceutique du pays
Autre pari : le gouvernement britannique a accepté de lever le risque juridique qui pèse sur les laboratoires pharmaceutiques. En cas de problème, il en accepte la responsabilité. Dernier grand pari, enfin : les autorités ont décidé d’espacer de trois mois l’injection des deux doses, afin de vacciner partiellement un maximum de personnes. Au moment de la décision, fin décembre, les données pour trancher avec certitude cette question n’étaient pas disponibles.
Les scientifiques étaient dans l’ensemble optimistes : une dose permettait certainement une certaine protection. Il était simplement impossible de le prouver. Le gouvernement britannique a décidé de prendre le risque. Depuis, les études lui ont donné raison : le risque d’hospitalisation a baissé de plus de 80 % pour les personnes ayant reçu une dose de vaccin.
Il ne faut pas pousser trop loin l’analyse sur le goût du risque britannique. Le succès vaccinal du Royaume-Uni s’explique aussi par l’excellence pharmaceutique du pays, qui a de très grands laboratoires et des universités de pointe dans le secteur. Avant le Brexit, l’agence britannique du médicament était le principal pilier de l’Agence européenne des médicaments. Sa rapidité à approuver le vaccin ne relève pas de la prise de risque aveugle. Enfin, et surtout, l’Union européenne a été lente à passer des commandes de vaccins parce que ses institutions sont lourdes. Il a fallu se mettre d’accord à Vingt-Sept, puis confier les commandes à la Commission européenne, qui n’avait pas de compétences santé jusqu’à cette date. Cette dernière a également voulu négocier les prix, ce qui a ralenti le processus.
Il n’en reste pas moins que les Britanniques osent plus. Parfois à tort. Boris Johnson, qui est un homme de paris, a flirté en mars 2020 avec l’idée de laisser le virus se répandre, au nom de l’immunité collective. Le résultat a été une première vague bien pire qu’ailleurs. En décembre, il a de nouveau hésité de précieuses semaines avant de refermer le pays. Le plus grand pari de sa vie, le Brexit, dont il est le principal artisan, laisse son pays appauvri et divisé. Mais sur le dossier vaccinal, son approche semble avoir payé.
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