Par Chloé Hecketsweiler Publié le 15 avril 2021
Aucune épidémie n’aura été plus virulente en un siècle, depuis la grippe espagnole, en 1918. Au-delà du chiffre, c’est la tragédie vécue par des familles ayant perdu leur proche qui a marqué.
C’était il y a un peu plus d’un an, dans une autre vie. Les deux retraités, insouciants, voyagent en car, de la petite ville de l’Aisne où ils habitent jusqu’à Lloret de Mar, en Espagne, sur la Costa Brava. La mer, le soleil, et bien sûr le carnaval avec son cortège de chars colorés les attendent au bout de la longue route.
Certains, parmi les participants toussotent déjà. « Ah, ils vont me refiler leurs microbes », pestait Patrice, en plaisantant à moitié. « C’est la saison », se disait sa femme, Paulette (qui n’a pas souhaité donner son nom), sans trop s’inquiéter. L’ambiance est insouciante, et la nouvelle d’un premier décès lié au Covid-19 en France, un enseignant de Crépy-en-Valois (Oise), paraît bien lointaine.
Ancien ouvrier d’une sucrerie de l’Aisne, Patrice, 72 ans, photographie les défilés. On rigole de la mort du roi Carnestoltes, personnage emblématique des carnavals catalans. « C’est formidable ! », lançait-il à son fils au téléphone, jovial. « Il était loin de se douter que le corbillard serait pour lui », plaisante avec tristesse Paulette.
Un an plus tard, elle n’a toujours pas eu le courage de regarder les photos. « Je ne suis pas fichue de les mettre sur ma télé », soupire-t-elle. Son mari a été emporté par le Covid-19 en dix jours à leur retour d’Espagne, très probablement contaminé pendant le voyage. « Quand nous avons repris le car, nous avons appris qu’une dame avait passé toute la semaine clouée au lit dans sa chambre. Un docteur a diagnostiqué une grippe, et elle est rentrée avec nous », se souvient la veuve, qui remarque plusieurs autres participants mal en point.
Seule à l’enterrement de son mari
Elle n’a jamais revu son mari, emmené dans une ambulance appelée en urgence. A l’hôpital comme à la morgue les visites sont interdites, le corps du défunt déposé dans une housse hermétique sitôt le décès prononcé. « A l’enterrement, je me suis retrouvée seule avec mon fils », témoigne Paulette. Seule trace de la cérémonie, une petite annonce publiée le lendemain dans le journal local, précisant que Patrice était mort du SARS-CoV-2.
Sur la tombe est posé son portrait. « C’est tout ce qu’il me reste », souligne sans colère Paulette, en se remémorant tous ces moments du quotidien qui lui manquent. Patrice râlant devant BFM-TV, en boucle dans le salon ; discutant avec les voisins en chaussons dans la rue ; bricolant dans la maison avec son pantalon de travail élimé ; dansant sur la piste du bal des anciens combattants. « On aimait le madison, le tango, la valse, le cha-cha-cha, toutes ces danses des 70 ans », raconte la septuagénaire, elle aussi contaminée pendant le voyage en Espagne, mais chez qui les symptômes sont passés avec quelques comprimés de Doliprane.
Depuis, cette grand-mère ne quitte pas son masque, et se fait tester à chaque réunion de famille – toujours en petit comité – de crainte de contaminer son entourage. Elle s’est aussi fait vacciner. Autour d’elle, le Covid-19 a continué à faucher. « J’étais à l’enterrement d’un ami la semaine dernière. Sa femme est toujours en réanimation, elle ne sait pas encore que son mari est décédé, soupire-t-elle. On entend souvent les cloches de l’église sonner. »
« Un oubli instantané »
Partout en France, l’épidémie a tué par surprise, emportant 100 000 personnes en un peu plus d’une année. Ce bilan considérable s’inscrit dans la lignée des grandes épidémies de grippe du XXe siècle : celle de Hongkong (1968-1970) et la grippe asiatique (1956-1958) avec chacune un bilan de 25 000 à 30 000 morts, et la grippe espagnole responsable d’au moins 200 000 morts en France en 1918.
Mais, au-delà du choc que cela représente pour les familles concernées, que signifie ce chiffre pour la société française ? Quelle empreinte laisseront ces disparus dont la vie a soudainement été interrompue par un virus dont on connaissait à peine le nom il y a un an ?
« C’est un phénomène historique majeur car aucune épidémie n’a fait autant de morts depuis la grippe espagnole », estime Jocelyn Raude, enseignant-chercheur à l’Ecole des hautes études en santé publique (Ehesp) et associé à l’enquête CoviPrev qui documente le comportement des Français pendant l’épidémie. Mais, paradoxalement, le chercheur s’attend à ce que ces décès sombrent assez vite dans l’oubli. « Lorsqu’on regarde les documents historiques qui suivent les grandes épidémies, ces tragédies sont assez peu présentes », témoigne-t-il, « impressionné par cette capacité des populations à l’amnésie ». Les événements n’ont finalement été exhumés qu’a posteriori, lors de l’émergence de nouvelles épidémies.
« Ces 100 000 décès, c’est abstrait, il n’y a rien d’humain derrière ces chiffres », décrypte Patrick Zylberman, historien à l’Ehesp. « Nous avons l’art de mettre le malheur à distance, nous préférons mettre toute cette souffrance loin de notre regard. Je ne sais pas s’il faut s’en féliciter », poursuit le chercheur qui parie, lui aussi, sur « un oubli instantané » dès que la crise sera derrière nous. « On va repartir de l’avant en se disant qu’on est heureux », anticipe-t-il, attribuant en partie cette attitude à l’individualisme contemporain décrit dans L’Ere du vide (Gallimard, 1983) par le philosophe Gilles Lipovetsky.
« Banalisation de la maladie »
D’abord effrayants, les chiffres égrenés chaque soir par le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, lors du premier confinement ont peu à peu perdu de leur sens. « On est de plus en plus insensibles à cette litanie du nombre de décès qui fait partie du quotidien depuis un an », constate Jocelyn Raude. « On note aussi que, depuis six mois, la population française est de moins en moins réactive aux signaux de risque – l’augmentation du nombre de morts notamment. Il y a peu à peu une décorrélation entre la situation épidémique et les comportements », précise encore le chercheur. Ce phénomène n’est pas propre à la France. L’Organisation mondiale de la santé lui a même trouvé un nom : la « fatigue pandémique ».
Avec cette « banalisation de la maladie », la peur s’est transformée, reléguant les morts au second plan. « Au début, on avait surtout peur d’être contaminé et de mourir. Maintenant, on a davantage peur de ne pas pouvoir être traité dans de bonnes conditions parce que le système de santé est embolisé, et surtout des effets de cette pandémie sur la société, l’économie, les emplois, les jeunes », décrypte Jocelyn Raude. Le profil des Français disparus pendant la crise accentue encore le phénomène. En France, plus de 90 % des cas de Covid-19 décédés étaient âgés de 65 ans ou plus. « Globalement, plus la mortalité intervient à un âge élevé, mieux elle est acceptée », relève M. Raude.
L’onde de choc de ces 100 000 morts est difficile à apprécier car elle est aussi indissociable des autres décès. En 2020, l’Insee en a enregistré 654 000 au total en France métropolitaine et estime à 42 000 la surmortalité liée à l’épidémie due au coronavirus, soit bien moins que les 65 000 décès liés au Covid-19 recensés au 31 décembre 2020 par l’agence de sécurité sanitaire Santé publique France. « Les décès par Covid-19 ont frappé en partie des personnes fragiles souffrant d’autres maladies. Une fraction d’entre elles seraient de toute façon décédées en 2020, même en l’absence d’épidémie », expliquent Gilles Pison et France Meslé, chercheurs à l’Institut national d’études démographiques, dans la revue Population & Sociétés.
Ces derniers avancent aussi « le recul d’autres causes de décès comme la grippe et les accidents de la circulation » pour expliquer le différentiel moins élevé que le décompte des morts liés au Covid-19, mais le bilan définitif ne sera pas connu avant 2024, le temps d’analyser tous les certificats de décès.
« Tirer un enseignement »
« Lors d’une épidémie de grippe, l’excès de mortalité peut atteindre de 7 000 à 15 000 décès », souligne à titre de comparaison Franck Chauvin, président du Haut Conseil de santé publique et membre du conseil scientifique, en rappelant que la population bénéficie d’une immunité collective contre ce virus qui pourrait autrement « faire des ravages ».
Le SARS-CoV-2 – virus à l’origine du Covid-19 – s’est en revanche attaqué à une population naïve, et seule des mesures très strictes de limitation des contacts ont permis de limiter sa diffusion et le nombre de décès.
Pour que l’empreinte des disparus ne s’efface pas, un collectif de chercheurs dont il fait partie a lancé il y a un peu plus d’un an un projet baptisé « Covid-19 Ad Memoriam ». L’objectif est de « collecter, d’archiver et analyser » les traces laissées par la pandémie sous la forme d’écrit, de photos, de vidéos et d’enregistrements, afin « que les générations futures n’oublient pas », explique l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault, présidente d’Ad Memoriam et membre du conseil scientifique. « Il ne s’agit pas tant de se souvenir que de tirer un enseignement de ce qui nous est arrivé pour être plus fort », souligne-t-elle.
Un premier colloque doit être organisé à la fin du mois de mai en partenariat avec le Comité consultatif national d’éthique pour aborder la question de la mort, de la fin de vie et du deuil pendant la pandémie, en particulier dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
« Avec cette épidémie, le traumatisme pour les familles et la société n’est pas tant lié aux chiffres qu’à la façon dont ces décès se sont passés », analyse Franck Chauvin, rappelant les mesures de protection très strictes adoptées pendant l’épidémie : interdiction des visites, mise en bière immédiate, impossibilité de voir les défunts. « Les Ehpad complètement fermés, ça a été un traumatisme extrêmement important pour les familles et pour les résidents qui se sont retrouvés isolés, insiste-t-il. C’est cela qui va rester. »
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