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lundi 12 avril 2021

Marie Rose Moro, pédopsychiatre : « Dans mon village des Ardennes, personne n’avait eu le bac »

Propos recueillis par   Publié le 12 avril 2021

« J’avais 20 ans » : « Le Monde » interroge une personnalité sur son passage à l’âge adulte. Marie Rose Moro, psychiatre spécialiste des enfants et des adolescents, pionnière de la psychiatrie transculturelle, revient sur son parcours influencé par son histoire de fille d’immigrés espagnols.

Marie Rose Moro, pédopsychiatre, chef de service de la Maison de Solenn, la maison des adolescents (AP-HP), en septembre 2017, à Paris.

Derrière un masque en papier bleu, se cache une femme chaleureuse, souriante et généreuse. Marie Rose Moro nous accueille à la Maison de Solenn, la structure spécialisée dans la prise en charge des adolescents de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris qu’elle dirige depuis 2008, boulevard de Port-Royal, à Paris. Le timing est serré, la pédopsychiatre court après le temps. Autrice d’une vingtaine d’ouvrages et professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de Paris, Marie Rose Moro vient de publier le livre Abus sexuels : la parole est aux enfants (Bayard, février 2021), avec Odile Amblard.

Pionnière de la psychiatrie transculturelle, elle effectue aussi des consultations pour soigner des enfants de migrants souffrant de leur déracinement ou de leur difficulté à s’adapter à leur pays d’accueil. Une méthode influencée par sa propre histoire de fille d’immigrés ayant fui l’Espagne franquiste.

Pour Le Monde, elle revient sur son parcours, son enfance et son apprentissage du français dans un petit village des Ardennes, ses études de médecine et son choix de devenir pédopsychiatre.

Etes-vous inquiète de la situation des adolescents avec la crise que nous vivons aujourd’hui ?

Ils payent un prix assez cher. Il y a une augmentation importante, de l’ordre de 30 %, des crises chez les adolescents. Entre les restrictions sanitaires, les problèmes familiaux, le futur qui est difficile à envisager, des situations de restrictions qui, chez certains, font écho à la guerre que des jeunes réfugiés ou des migrants ont vécue… Les ados vivent une période vraiment difficile. Mais, globalement, ils tiennent le coup.

Et vous, quel genre d’enfance avez-vous eue ?

J’ai grandi dans un tout petit village agricole, près de Sedan, dans les Ardennes. J’avais seulement 9 mois lorsque mes parents ont quitté l’Espagne franquiste pour la France. Ils appartenaient tous les deux à des familles extrêmement modestes de Castille. Mon père est venu dans la région pour travailler comme bûcheron et ma mère s’occupait de nous à la maison. Nous étions cinq frères et sœurs. Nous vivions dans une communauté d’Espagnols, mais il y avait aussi une communauté de Polonais, de Maghrébins. Jusqu’à l’âge de 6 ans, je parlais essentiellement espagnol. C’est à l’école que j’ai appris, comme disaient mes petits camarades, le « français de la maîtresse » : les autres enfants parlaient dans un langage plus populaire et moi dans un français plus… précis.

Etiez-vous bonne élève ?

Oui, du genre modèle, toujours la première de la classe. Mon père ne me laissait pas trop le choix ! Je n’aurais pas pu rentrer chez moi et lui dire que j’étais deuxième. Mais j’ai toujours eu un rapport à l’école plutôt agréable, pour moi c’était un monde intéressant. J’adorais apprendre des choses qui étaient différentes de ce que j’apprenais chez moi, sans pour autant qu’elles entrent en contradiction. Et puis, j’ai rencontré un couple d’instituteurs qui a été très généreux avec moi. Ce sont eux qui ont décidé de me donner un prénom français, plutôt que mon prénom espagnol, Maria del Rosario. Selon eux, ce prénom difficile à prononcer m’aurait empêché d’avoir la grande carrière qu’ils imaginaient pour moi !

Ensuite, je garde un bon souvenir de mes années lycée. J’étais à Pierre-Bayle, à Sedan. Un lycée public très libéral où il y avait très peu de règles ou de sanctions. A cette période, je me suis passionnée pour Arthur Rimbaud. Un jour, j’ai décidé de rater mon cours d’allemand pour me rendre au musée qui lui était dédié à Charleville. Dans le train du retour, je suis tombée sur mon proviseur. Il savait que je devais me trouver en cours à cette heure-là, mais il m’a félicité pour ma curiosité !

Votre intérêt pour la médecine vous est-il venu dès le lycée ?

Pas tout à fait, c’est une vieille histoire. En quittant l’Espagne, mon père est parti avec l’idée qu’immigrer, c’était une manière pour lui et sa famille de retrouver une liberté, mais aussi d’accéder à la connaissance. A ses yeux, le métier qui caractérisait le plus le savoir, c’était celui de docteur. C’est donc la profession qu’il a envisagée pour moi, sa fille aînée. J’ai grandi avec ce mandat. Mais dans notre village, personne n’avait jamais eu le bac. Alors, je n’ai pas tout de suite imaginé que je serais docteure.

« J’ai commencé par la médecine, à l’université de Nancy. Je ne pouvais pas faire autrement, c’était la justification de la migration de mon père. »

J’ai d’abord pensé que je serais hôtesse de l’air, puis, j’ai songé à devenir enseignante. Mais en terminale, je me suis passionnée pour la philosophie. Ce que j’aimais dans cette matière, c’était la possibilité d’utiliser les idées pour agir sur le monde. Une sorte d’idéal intellectuel. Mais j’ai compris, bien plus tard, que la philosophie était aussi à mes yeux une clé pour m’inscrire dans le monde français. Après le baccalauréat, j’ai donc choisi que je ferais un double cursus. J’ai commencé par la médecine, à l’université de Nancy. Je ne pouvais pas faire autrement, c’était la justification de la migration de mon père. J’ai débuté une licence de philosophie, après l’obtention du concours de première année.

Cette vie d’étudiante en médecine vous plaisait-elle ?

J’avais des facilités, ce n’était pas éprouvant. En revanche, ce que j’ai trouvé dur, c’était de quitter ma famille alors que je n’avais même pas 18 ans. En tant qu’Espagnole – je n’ai eu la nationalité française que plus tard −, je n’avais pas le droit aux bourses et mes parents avaient très peu de moyens. Je devais travailler à côté de mes études pour vivre. Mais j’ai eu la chance de trouver un travail extraordinaire : accueillir les étudiants hispanophones. C’était ma récréation.

Pourquoi avez-vous choisi de devenir psychiatre des enfants et des adolescents ?

A la fin de mes études, j’hésitais encore entre me spécialiser en maladies infectieuses, pour devenir médecin humanitaire, ou bien faire de la pédopsychiatrie, pour réunir la médecine et philosophie. Le professeur et pédopsychiatre Pierre Tridon m’a conseillé d’aller voir une de ses amies psychanalystes pour qu’elle m’aide à trouver ma voie. Pierre Tridon m’a encouragée à quitter Nancy pour Paris. « Tu as besoin d’un monde plus grand pour penser, là-bas tu auras beaucoup plus de possibilités », m’avait-il dit. Il a écrit une lettre à son ami psychiatre, Serge Lebovici, pour qu’il me forme. S’il ne m’avait pas poussé à me rendre à Paris, je ne sais pas si j’en aurais été capable seule. J’étais impressionnée. Pour moi, Paris, c’était Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre… Et je savais qu’il fallait que je travaille pour vivre à côté de mes études et que c’était plus cher que Nancy.

Vous avez eu un choc en arrivant à l’hôpital Avicenne de Bobigny…

Oui, j’ai découvert un monde que je ne connaissais pas du tout : celui de la banlieue. Quand je suis arrivée à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, où travaillait Serge Lebovici, j’ai été révoltée par les préjugés qu’il y avait sur les migrants dans les services. Notamment, le fait qu’ils soient dépeints comme des gens incapables de bien s’occuper de leurs enfants. J’étais vraiment très en colère et je me disais qu’il fallait à tout prix inventer une façon de faire de la psychiatrie qui ne stigmatise par les patients et qui mette en valeur leur compétence.

Ça existait déjà à Bobigny : à l’époque, c’est ce que l’on appelait l’ethnopsychiatrie. Une méthode était déjà mise en place pour la première génération. Mais Serge Lebovici m’a encouragée à imaginer une technique pour la deuxième génération, celle des enfants de migrants. En parallèle de ma formation de psychiatre et de psychanalyste, je me suis donc formée à l’anthropologie. À l’issue de ce double, voire même triple cursus, je suis devenue pédopsychiatre et j’ai débuté mes propres consultations transculturelles, destinées en priorité aux enfants de migrants.

C’est donc votre histoire personnelle qui vous a poussé dans cette voie…

Oui, totalement. Je suis une enfant de migrants, mais surtout j’ai vite remarqué que j’avais eu beaucoup plus de chance que ces enfants de migrants de Bobigny. Moi, j’avais pu faire de ma différence une force. J’ai toujours eu le sentiment que quelqu’un me tirait vers le haut. Tout au long de ma vie, j’ai rencontré des personnes qui m’ont encouragé à faire des choses que je n’avais pas envisagées moi-même. Alors que ces migrants, que je voyais à Bobigny, étaient vraiment discriminés et mis dans des positions insoutenables. Et pourtant, je ne voyais pas de différence entre eux et moi. Cela m’était insupportable. Mon histoire personnelle m’a obligée à agir, pas parce que j’avais vécu la même chose qu’eux, mais parce que je pensais avoir vécu des choses plus faciles qu’eux.

Avec le recul, diriez-vous que vos 20 ans était votre plus bel âge ?

C’était un très bel âge. On a l’impression que tout est possible et il y a beaucoup de première fois : les voyages, les rencontres, les relations amoureuses… Mais au moment où on le vit, on ne s’en rend pas spécialement compte. C’est souvent rétrospectivement que l’on réalise que c’était un très bel âge. Heureusement il y en a d’autres, il n’est pas unique.


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