par Christian Lehmann, médecin et écrivain publié le 16 avril 2021
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient depuis un an la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus. Aujourd’hui, le témoignage d’un rescapé du Covid, plus que reconnaissant envers les soignants qui l’ont entouré.
Nous venons de passer officiellement le cap des 100 000 morts. Et nous aurons droit, comme d’habitude, au fascinant ballet des rassuristes de plateau qui nous expliquent qu’il y a un «effet de moisson», que ce sont souvent des vieux, qui attendaient la mort en Ehpad (copyright Martin Blachier), qui seraient morts de toute façon (copyright Didier Raoult), pour qui il n’était pas raisonnable de plomber l’économie du pays (placez ici votre économiste européiste favori), que l’épidémie est en passe d’être maîtrisée et que franchement il faudrait se pencher sur la manière dont les réanimateurs remplissent les lits (copyright Gérald Kierzek).
Au-delà des morts, il y a les vivants, les survivants. Et ceux qui sont passés très très près. Je livre ici le témoignage volontairement anonymisé d’un homme qui a vu sa vie basculer. D’un homme qui plus jamais ne se contentera d’applaudir au balcon. D’un homme qui sait ce qu’il doit à ceux et celles qu’on accuse d’être alarmistes, enfermistes, de gonfler les chiffres des réanimations. Le Covid, c’est aussi cela. Pas seulement une bataille de chiffres, pas seulement des types qui pérorent sur des courbes qu’ils ne comprennent pas, mais une plongée en apnée dans le nu de la vie, quand elle semble brusquement être en jeu :
«Samedi 20 mars. Je suis réveillé en sursaut. Il est 2 heures du matin. Mon épouse n’arrive plus à respirer. J’appelle le 15. Je leur explique : ma femme, mon fils et moi-même sommes tous trois positifs au coronavirus. Nous avons reçu les résultats la veille. Ils m’envoient une ambulance. Tout bascule. Je vois ma chérie partir en ambulance, totalement essoufflée, le regard ailleurs. Un immense sentiment d’impuissance m’envahit, une émotion muette, un coup sur la tête. J’assiste au départ de mon épouse vers les urgences et je suis là, comme un con, simple spectateur. Je suis effrayé, mais rassuré à la fois. Nous allons nous revoir… Quand allons-nous nous revoir ?… Allons-nous nous revoir ? Elle est l’amour de ma vie depuis vingt-sept ans, ce moment est trop dur. Quels drôles de sentiments passent en quelques secondes. Nous communiquons par messages en permanence et nous gardons le contact dans ce moment difficile. Le week-end est horrible car je ne peux pas serrer celle que j’aime dans mes bras, la réconforter, la serrer pour lui dire : “Ne t’inquiète pas, tout va bien.”
«Puis c’est au tour de mon fils de 20 ans de partir aux urgences car il a eu la veille des douleurs très fortes dans la poitrine. Ce samedi-là, je devais l’accompagner à 8 heures chez le médecin. Je suis moi-même épuisé et j’ai encore plus de 38,5 de température. Une fois que nous sommes arrivés au cabinet, la médecin l’ausculte et préfère l’envoyer aux urgences. Après mon épouse, mon fils. Nous attendons assis à l’extérieur. L’ambulance arrive. Je me retrouve seul. Je dois le dire à mon épouse mais les infirmières la préviennent. Quelle organisation, j’en reste sans voix. Pourvu qu’il n’y ait rien de grave. Nous échangeons quelques SMS avec mon épouse, avec mon fils. Quel moment surréaliste ! Nous vivons tous un cauchemar éveillé… Mais il rentre vers 15 heures et nous sommes soulagés. Toi, ma chérie, je ne connais pas encore ton sort.
«Puis le lundi 22 au soir vers 9 heures, c’est mon tour. Je suis totalement épuisé, 39,5 de température, plus de souffle. Il faut appeler les urgences. Direction l’hôpital, en ambulance, sous oxygène. Mon fils me regarde partir. Je vois sa silhouette derrière la vitre de l’ambulance. Il tremble et pleure. Je peux juste lui faire un signe de la main. Sa mère puis son père partent aux urgences. Il se retrouve seul.
«Dès mon arrivée, je suis pris en charge hyper rapidement par le service des urgences. Chapeau bas car la vitesse d’intervention ne laisse aucune place à l’erreur. Rencontre avec le médecin qui dresse le plan de la situation. Scanner puis montée en chambre. Une infirmière me désigne la chambre de mon épouse. Sa porte ouverte, je la vois dormir sur son lit, les yeux fermés. Quelle attention ! L’infirmière me parle doucement, gentiment alors qu’il y a encore cinq minutes je ne la connaissais pas. Elle dédramatise et ça remonte un peu le moral. Merci pour votre empathie, je suis touché par votre geste.
«Je sais par la suite qu’une infirmière a demandé le lendemain à mon épouse si elle souhaitait que nous soyons ensemble et je suis heureux finalement de ne pas avoir partagé la même chambre. C’est un combat solitaire et nul besoin que je crée de l’angoisse supplémentaire à mon épouse. On ne connaît pas l’issue même si on sait qu’être dans ce service est l’unique chance de s’en sortir.
«Mon épouse rentre enfin à la maison le mercredi en fin de matinée et je ressens un soulagement indescriptible. Merci. Vous redonnez la vie. Les infirmières, les aides-soignantes, les agents de services, vous êtes toutes et tous formidables. Vous travaillez au beau milieu de ce virus très contagieux et vous êtes là, disponibles, attentives. J’avais très peur, j’angoissais mais personne ne m’a mis de côté. Vous avez été compréhensives, subtiles, professionnelles, remplies de douceur et d’humanité. Du petit-déjeuner jusque très tard dans la nuit, vous êtes là, toutes sur le pont, présentes, actives. Vous surveillez, rassurez, aidez… Il fait très chaud dans le service, le virus traîne partout. Et vous, vous portez masque, lunettes, surblouse, charlotte… Mais comment faites-vous ? Je n’en reviens pas. Je suis admiratif de votre dévouement et engagement. Plus tard une agent de service me dira : “Il fait trop chaud sous ces masques. Les patients qui partent sont parfois à 99 de saturation mais nous, parfois nous arrivons à peine à respirer.” Je prends conscience de ce courage inimaginable dans l’ombre, loin des statistiques des médias qui ne parlent jamais de votre travail au quotidien. Et pourtant comme il est essentiel et vital.
«Le samedi 27 mars, un duo infirmière et aide-soignante me booste pour tenter de me retirer l’oxygène alors que mon voisin vient de partir. Ça file un coup de blues de voir rentrer les autres. Vous le savez et vous essayez de m’accompagner avec des mots rassurants et bien appropriés… La tentative de retrait de l’oxygène échoue. Coup de massue sur la tête. De plus, un nouveau patient arrive dans ma chambre dans un bruit assourdissant. Son oxygène est à 6 litres par minute. Je regarde l’aide-soignante qui comprend mon désarroi. Alors ce duo exceptionnel ne me lâche pas, revient, me soutient, me porte à bout de bras. Je ne fais qu’attendre leur retour et les engueule même : “Je vous attends depuis une heure et je n’en pouvais plus de respirer sur le ventre.” Bien sûr, il n’y a que moi dans le service. Quel crétin. Continue plutôt à améliorer ta respiration. Retour du duo le dimanche matin. Nouvel essai à l’air ambiant… et cette fois-ci ça marche, ça tient. Petite victoire. Ça fluctue. Je flippe. Ça va repartir, c’est pas possible. Mais les autres infirmières prennent le relais, me soutiennent, me donnent la niaque, me donnent la force et le courage d’avancer. Je ne reverrais jamais ce duo de deux femmes qui donnent leurs journées pour se battre contre la Covid. Merci merci merci… Je vous aime. Vous m’avez gardé en vie. Merci.
«Le lundi 29 mars au matin alors que je doute encore, on me demande tout à coup vers 10 heures si mon épouse peut venir me chercher. Je n’en crois pas mes oreilles. C’est pas possible. Ça y est ? C’est fini ? Je peux enfin rentrer chez moi ? Le médecin vient confirmer ma sortie et je me sens enfin libéré. Mes jambes tremblent, je tiens à moitié debout mais je vis un rêve éveillé… Mon épouse arrive et je me retrouve enfin à l’extérieur. Comme un idiot je m’entends répéter “Enfin je respire, de l’air, je respire…” en boucle. Arrivé chez moi, je suis libre.
«Si je vous écris ce message aujourd’hui ce n’est pas pour me faire mousser, parler de moi et vous apitoyer sur mon sort. C’est pour vous remercier de m’avoir sauvé la vie, d’avoir sauvé nos vies, d’avoir reconstruit notre univers fait de projets alors que tout sans vous allait s’écrouler. C’est quand même quelque chose. Vous avez redonné de la sérénité, le sourire à une vingtaine de mes ami⋅e⋅s. Vous avez apporté à nouveau un immense soleil dans nos cœurs, dans ma famille en sauvant mon épouse puis moi à mon tour.
«Ce n’est pas ringard de dire merci mais je ne sais pas comment vous remercier. Je suis en dette. Alors ces quelques mots pour honorer votre travail, votre humanité, votre souci de l’état de santé de l’autre, votre engagement pour sauver des vies. Vous avez toutes et tous ma reconnaissance, mon amour pour toujours. Je ne vous oublierai jamais. Avec mon épouse, nous vous remercions infiniment… Je vous dois au moins ça, de vous dire encore une fois : “Je vous aime.”»
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