Propos recueillis par Stéphane Mandard Publié le 13 avril 2021
Dans un entretien au « Monde », la psychologue et psychanalyste souligne que la pandémie s’inscrit dans la tendance générale d’un changement de notre rapport à la mort.
Marie-Frédérique Bacqué, psychologue et psychanalyste, est professeure de psychopathologie clinique à l’université de Strasbourg, directrice du Centre international des études sur la mort. Elle vient de lancer « Covideuil », une étude sur la place pour le deuil en période d’épidémie.
La France va passer la barre des 100 000 morts du Covid-19 et pourtant, on a l’impression qu’ils sont devenus invisibles…
Ces morts ont été « neutralisés ». Ils ne sont ni identifiés ni pleurés collectivement. Ils ont d’abord été présentés tous les soirs à partir de mars 2020 essentiellement pour faire peur. S’il leur avait été ajouté le nombre quotidien de morts hors Covid-19, alors les Français auraient pu relativiser les effets de la pandémie.
En 2019, il y a eu 613 243 morts en France. Cela signifie entre 1 600 à 1 700 morts par jour. Or, ces morts, personne n’en a jamais donné un aperçu aussi dramatique avant l’épidémie. Imaginons un instant que depuis toujours, le nombre de morts soit annoncé quotidiennement, ne serions-nous pas plus empathiques et moins paniqués ?
Nous n’étions donc pas prêts au printemps 2020 à entendre le bilan macabre du journal télévisé ?
Ces annonces des journaux télévisés du soir avaient surtout une fonction de prévention par la peur, mais aucunement hélas par la compassion. Cette nouveauté a créé un choc.
Des parents qui s’exclamaient quotidiennement en entendant le nombre de morts ont entraîné leurs enfants dans l’angoisse. Or, la mort, cela s’apprend progressivement. Aussi, je prône une pédagogie de la mort dès la maternelle pour limiter ces effets d’annonce. La mort n’est qu’une transition vers un autre état, certes irréversible, mais ce passage implique une reconnaissance de toute la société.
Tous les jours, je reçois des messages poignants de personnes qui souhaitent participer à notre recherche : « Votre étude permettra une reconnaissance des endeuillés du Covid-19 qui se sentent laissés sur le bord de la route », nous disent-elles en substance. Elles regrettent principalement les premières mesures, qui ont interdit à certains de revoir leur proche. Malgré les efforts des soignants, des familles n’ont pas pu formuler leurs adieux. Elles n’ont pas pu organiser une cérémonie qui leur procure les bienfaits des rites funéraires.
Quand la famille, les amis et le voisinage sont absents, on constate le manque d’une caractéristique anthropologique de l’espèce humaine : nous avons besoin de nous réunir autour de nos morts. La collectivité apporte deux dimensions lorsqu’elle entoure le défunt : la reconnaissance de ce qu’il était, mais surtout le fait que le groupe social subsiste. La présence du groupe face à la mort, c’est ce qui rend vitale la cérémonie.
Alors d’où vient cette forme d’indifférence face aux morts du Covid-19 ?
Il n’y a pas d’indifférence des Français face à la mort. C’est plutôt le gouvernement qui a semblé indifférent parce qu’il a réagi de façon urgente et purement pragmatique en montrant que les morts constituaient une menace.
La « nouveauté » de la révélation de notre mortalité a d’abord induit un choc, puis un détournement. Notre attitude a globalement justifié les propositions de l’historien Philippe Ariès : l’individualisme augmente et la mort est chassée de nos sociétés.
En Occident, les progrès scientifiques et la médicalisation de la vie ont compensé la diminution des pratiques religieuses. Or, ces pratiques permettent à l’humanité de supporter ce que ses capacités cognitives lui font percevoir : nous allons mourir et avec nous nos civilisations et tous nos biens. La médicalisation de nos existences est un bienfait incommensurable, cependant, le fantasme d’un pouvoir médical absolu diminue la spiritualité et les croyances collectives. La mort devient un échec, quelque chose qui se cache, dont on parle peu.
Avec les patients endeuillés, nous avons beaucoup parlé de cette souffrance ressentie lors de cérémonies trop rapides et trop discrètes. Il y a un an, tous me disaient : « On reprendra la cérémonie le 2 novembre, on invitera tout le monde lors de l’anniversaire de sa mort. » L’anniversaire a eu lieu et ils n’ont pas « eu le courage » de célébrer à nouveau.
Dans les faits, ceux qui ont été accompagnés ont pu élaborer leur peine dans l’espace psychique que constitue un groupe de parole ou un entretien avec un psychologue, un bénévole d’association ou un médecin généraliste. Mais ceux qui n’ont pas pu trouver ces ressources sont encore très vulnérables. Je pense aux maisons de retraite médicalisées dans lesquelles la solitude a atteint un extrême avant les vaccinations. Les personnes âgées dépendantes sont celles qui ont le plus souffert de la perte de leurs proches et de leur environnement.
Cette indifférence n’est-elle pas le résultat de cette résilience dont les Français sont invités à faire preuve depuis le début de la crise sanitaire ?
Si la France comme entité collective souhaite récupérer de cette crise sanitaire, il semble nécessaire qu’une célébration des morts et des vivants ait lieu. Pourquoi les morts et les vivants ? Parce que les morts n’ont pas accompli d’acte valeureux ou patriote, mais parce qu’ils ont trouvé une mort injuste, une mort collective, non marquée comme elle le mérite.
La restriction des rites funéraires redouble la souffrance de la perte, essayons de l’amoindrir par une pensée collective. Relier les vivants aux morts serait une façon de rendre hommage aux soignants et à tous les Français qui ont été touchés par la crise.
Nos apprentissages tirés de l’épidémie sont nombreux socialement. Nous nous sommes mis à distance les uns des autres, nous nous sommes rapprochés de la maladie et de la mort. Nous en tirerons des enseignements si nous sommes capables d’en parler. Si nous ne parlons pas de nos morts, leur deuil sera difficile, voire impossible.
Créons ces espaces de parole pour nos morts pendant le Covid-19. Si la minute de silence permet de montrer son respect en arrêtant toute activité pour les morts, seule la parole permet de penser à nos morts. D’autre part, en permettant aux Français de s’exprimer, ils pourront tirer une réflexion sur cette année pleine de frustrations et modifier leur façon de vivre. L’objectif de « Covideuil » est justement de comprendre ce que la menace de mort, la mort d’un proche non accompagné et la restriction des rites funéraires a produit sur les individus.
On se focalise sur les morts du Covid-19, mais il y a tous les autres morts qui sont encore plus invisibles. Le travail de deuil est-il plus difficile pour ces familles ?
Ce qui frappe est le double phénomène de l’accent mis sur les morts de la pandémie et uniquement sur eux, comme si les Français ne mouraient plus d’autre cause.
Je m’intéresse à toutes les familles. Depuis mars 2020, environ 600 000 familles endeuillées ont vécu des restrictions dans l’accompagnement de leur mort. Le processus du deuil a la fonction d’établir une continuité entre l’avant et l’après-mort. Finalement, le mort devient un nom sur un arbre généalogique. Mais dans tous les cas, il est à sa place.
Les morts accidentelles, les défunts non retrouvés et ceux qui n’ont pas été célébrés entraînent des complications du deuil. Nous sommes dans ce cas avec la période Covid-19. C’est le moment d’en limiter les difficultés psychologiques, car nous avons aussi à assumer tous les effets anxio-dépressifs du confinement.
Notre relation à la mort a-t-elle changé à l’aune de cette crise ?
L’épidémie de Covid-19 s’inscrit dans la tendance générale d’un changement de notre rapport à la mort. La place du corps des morts se réduit, les religions sont moins sollicitées, certains voudraient éliminer « le temps perdu du deuil », d’autres carrément éradiquer la mort.
Le débat sur l’euthanasie est emblématique. Les Français sont massivement pour, or la sédation profonde et continue jusqu’au décès ne les satisfait pas : parfois chaotique, trop longue, pas assez radicale. Les familles sont partagées, elles ont besoin d’une préparation pour accompagner leur proche, mais elles voudraient que tout se passe de façon magique, sans souffrance, sans les affres de l’agonie.
Du côté des malades qui demandent une aide à mourir, on observe une forme de revendication solipsiste pour se passer de toute discussion avec les proches. Or, la mort est affective et culturelle. La mort passe par l’échange symbolique avec le groupe familial, par la culture dans son annonce collective et sa reconnaissance publique. La fin de la vie ne peut pas être édulcorée et les émotions liées à la perte étouffées.
Le Covid-19 a littéralement anticipé un modèle des conséquences affectives et sociales d’une réduction des aménagements ancestraux du deuil.
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