Photo Anaïs Kugel pour Libération
Dans notre société de consommation où l’injonction à l’épanouissement personnel est omniprésente, ceux qui choisissent de renoncer à leur vie sexuelle font encore face à un solide tabou. Entretien avec Emmanuelle Richard, elle-même abstinente pendant cinq ans, qui leur donne la parole dans un livre paru en février.
Pour Thelma, étudiante de 22 ans, c’est une «construction sociale» qu’elle définit par le fait de ne pas céder à «la possibilité de désirer, de fantasmer et d’avoir un rapport sexuel». Julien, bibliothécaire de 47 ans, nourrit, lui, des questionnements philosophiques : «Est-ce simplement ne pas faire ? Ou bien, au contraire, faire un effort exigeant pour renoncer à une grande tentation ?» Le quadragénaire dresse un parallèle avec son végétarisme, décidé il y a vingt ans, et si ancré dans ses pratiques désormais qu’il ne s’agit plus d’une «privation». Thelma et Julien font partie des 37 personnes (15 hommes et 22 femmes, de 18 à plus de 60 ans) qui se sont confiées à l’écrivaine Emmanuelle Richard. Après avoir publié trois romans, l’auteure de 35 ans a décidé avec son dernier ouvrage de «dessiner un paysage de l’abstinence sexuelle». «A un moment donné dans ma vie, je pense que j’aurais eu besoin d’un livre comme celui-ci», explique Emmanuelle Richard, qui a elle-même été abstinente pendant cinq ans.
De fait, les prises de parole sur le sujet sont relativement rares. En 2011, la journaliste Sophie Fontanel s’était penchée, dans l’Envie (1), sur ce qu’elle estimait alors être «la pire insubordination de notre époque : l’absence de vie sexuelle». Dans l’édition de janvier du magazine britannique Cosmopolitan, l’actrice américaine Lena Dunham expliquait : «La sobriété, l’abstinence, représente plus pour moi que de ne pas prendre de drogues, ça veut aussi dire que je m’abstiens d’avoir des relations négatives.» En France, peu de données récentes permettent de cerner l’importance de ce qu’Emmanuelle Richard définit comme «l’absence de sexualité partagée».
Dans leur enquête sur la sexualité en France, parue en 2008, les chercheurs Nathalie Bajos et Michel Bozon estimaient que 8,1 % de la population n’avaient pas eu de rapport sexuel au cours de la dernière année, tout en soulignant que cette proportion était probablement sous-évaluée. Selon les sociologues, une majorité d’entre eux étaient seuls ou sans relation stable, 4,3 % ne pouvaient avoir de rapports, mais 40 % disaient tout bonnement ne pas souhaiter en avoir. L’étude distinguait deux types d’abstinents : ceux qui espèrent que leur situation évolue, et des «inactifs installés», qui s’en satisfont pleinement. Cette dernière catégorie accorde moins d’importance à la sexualité (37 % d’entre eux estiment même qu’elle n’influe pas sur leur équilibre personnel) et, assez logiquement, se masturbe moins que les autres. Mais il est aussi des couples qui ne partagent pas de sexualité : selon l’enquête précitée, cela concernerait 1,3 % des hommes et 2,5 % des femmes. 80 % d’entre eux auraient plus de trente ans de vie commune. «C’est l’ultime tabou», tranche Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au CNRS et au Cevipof, auteure d’une enquête sur la vie sexuelle en France (2). Pourquoi ? «L’usure de la vie quotidienne, un événement brutal, ou encore un scénario relativement courant : l’homme assiste à l’accouchement et voit sa femme passer d’un statut d’amante à un état de matrice d’où est sorti un petit être gluant…» égrène-t-elle. Etant abstinent, comment vivre à rebours d’une société hypersexualisée ? Quel impact sur le rapport à autrui ? A soi ? Eléments de réponse avec Emmanuelle Richard.
A partir de quand parle-t-on d’abstinence ?
Pour moi, c’est un état qui commence dès lors qu’il y a du manque. Ce n’est pas une question de durée. Cet état ressenti est directement corrélé à la fréquence à laquelle les gens étaient habitués à faire l’amour auparavant. En ce qui me concerne, cet état est advenu après une rupture amoureuse qui m’a beaucoup abîmée. J’ai ressenti le manque tout de suite.
Avant d’entamer ce travail d’enquête, quelle vision aviez-vous de l’abstinence ?
J’avais un préjugé, qui a évolué en cours de route. On pense souvent que c’est soit un défaut d’opportunité, soit que c’est le résultat d’un choix moral, souvent religieux. Le fait que j’aie été concernée à 27 ans, soit un âge éloigné de la vieillesse, alors que je fais partie des gens qui aiment le sexe, m’a fait réfléchir et repenser les choses.
Un de vos interlocuteurs dit dans le livre : «Le vrai rebelle de nos jours, c’est l’abstinent, dans une société où il y a du sexe partout.»
Il n’a pas tort, dans le sens où dans une société au modèle clairement capitaliste, cela incarne une forme de contre-pouvoir, de contre-culture, que de ne pas consommer de sexe. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de gens pour qui le temps d’abstinence, même s’il n’était pas choisi au départ, a permis une prise d’autonomie sexuelle, voire émotionnelle. C’est un temps de recul qui permet de mieux discerner ce qu’on veut vraiment, plutôt que ce que les proches, l’entourage ou la société considèrent bien pour nous. J’ai l’impression que dans plusieurs de ces histoires, le temps de l’abstinence, ou en tout cas de la mise en retrait de la sexualité partagée, a permis une récupération de la sexualité comme une chose à soi. L’abstinence peut mener, et c’est le cas dans nombre d’histoires, à la (re)découverte de la masturbation, donc de ses voies personnelles d’accès au plaisir avec plus de finesse.
Ce contre-pouvoir semble pour autant difficile à assumer…
Clairement, et c’est aussi ce qui m’a intéressée. C’est un tabou, face à l’injonction permanente de prendre du plaisir, l’injonction à l’épanouissement personnel, au bonheur… Chez tous les gens avec qui j’ai échangé, assumer pouvait être problématique quand ils l’exprimaient devant autrui, mais avec eux-mêmes, dans le fond, ce n’était pas un si gros problème. C’est difficile à verbaliser, parce que l’abstinence est associée uniquement à des connotations négatives de souffrance et de douleur, alors que ça peut aussi être une libération. J’avais envie de faire évoluer le regard là-dessus. Dans cette période post-#MeToo, je trouvais intéressant de donner à entendre plusieurs points de vue différents sur la sexualité. #MeToo a entraîné un phénomène sociétal massif intéressant et heureux, et aussi des questionnements, du partage d’expérience sur plein de sujets, pour remettre en question les stéréotypes de genre qui nourrissent pas mal la culture du viol. Parler d’abstinence, c’est parler de sexualité, mais aussi des modèles relationnels. Ma démarche s’inscrit dans ce mouvement d’ensemble.
Il transparaît dans de nombreux témoignages que vous avez recueillis une remise en question des diktats en matière de sexualité.
Ce qui me paraît le plus fondamental dans cette somme de parole collective, c’est la manière dont elle remet directement en question, voire désavoue le stéréotype très binaire selon lequel les femmes auraient une sexualité affective, et les hommes, une pratique qui relèverait de besoins impérieux. Et c’est nécessaire, parce que ce double standard conduit à légitimer la culture du viol. Moi, je suis une femme, j’ai des pulsions, qui sont parfois très grandes, et ce n’est pas pour autant que je vais toucher le corps des hommes dans la rue, en considérant qu’il est à ma disposition ! Cela rejoint l’idée, qui est ma conviction profonde, qu’il n’y a absolument pas d’essentialisme en matière de sexualité, rien de biologique là-dedans. C’est une construction. C’est une question de goût, et non pas d’identité.
On sent dans votre récit que le toucher vous a presque autant manqué, si ce n’est plus, que l’acte sexuel ?
Complètement. La plupart des gens sont en couple, et quand il n’y a pas de couple, il n’y a pas non plus cette intimité qui va avec. Je suis assez hermétique aux injonctions de manière générale, donc ce qui m’a fait souffrir, ce n’était pas du tout d’être à rebours de la norme. Si on n’a pas de proches tactiles, la possibilité d’étreinte disparaît complètement. Avant cela, j’ai vécu une relation longue de six ans, puis juste après, une autre d’un an. Je pense que j’avais oublié ce que ça faisait de vivre sans la possibilité du toucher. Et c’est très dur. Autant le plaisir et la jouissance, à deux ou plus, peuvent être palliés par une sexualité solitaire quand ils disparaissent, mais la disparition de la possibilité d’une étreinte… Pour moi, ça a été la chose la plus difficile à endurer.
Qu’est-ce que cette période a changé chez vous, dans votre rapport aux autres ou à vous-même ?
Pendant longtemps, j’ai pensé que j’étais dépendante à l’état amoureux, que j’avais besoin de quelqu’un comme objet de pensée pour être contente. En décidant d’être seule, j’ai constaté que je pouvais me passer du sexe avec quelqu’un. En me concentrant sur la fabrication de livres, qui est une chose que j’adore, j’ai réalisé que j’étais autosuffisante. Je ne suis pas du tout favorable à arrêter l’amour ou la sexualité avec quelqu’un, mais ça m’a permis de prioriser mes besoins. Toutes ces mauvaises expériences et ce temps de pause m’ont permis de savoir clairement ce que je ne voulais plus jamais. Et ça, je l’ai vraiment vécu comme une montée en puissance et une prise de pouvoir. J’ai entendu plusieurs récits de femmes comme moi qui ont découvert une espèce de sentiment merveilleux d’autonomie à travers des périodes d’abstinence.
(1) L’Envie, de Sophie Fontanel, éd. Robert Laffont (2011).
(2) La Vie sexuelle en France, de Janine Mossuz-Lavau, éd. La Martinière (2018).
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