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Dans un centre municipal de santé à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération
Avec l'obligation de déclarer les cas positifs à la CPAM, la crise du Covid-19 abîme la relation de confiance entre médecin et patient. Il y a urgence à s'interroger sur la place et le rôle de la médecine dans notre société.
Tribune. A chaque jour suffit sa peine. Dans le cadre de l’épidémie du Covid-19, un stade de plus a été franchi ces derniers jours. Pour une lutte efficace, censée casser les chaînes de transmission, une dérogation au secret médical vient d’être entérinée, légalement.
Le médecin a pour obligation de déclarer, nominativement, à la CPAM, des cas positifs de Covid-19. Et plus que cela, il doit mener une enquête sur les personnes fréquentées, les jours d’incubation, sur des critères de «proximité sociale». Il est établi de longue date que le médecin, et plus largement la médecine, par ses aspects de santé publique, a pour obligation de participer à des mesures visant une protection de la population, volet concernant les maladies à déclaration obligatoire.
La médecine est sortie de sa relation strictement individuelle il y a bien longtemps, dès lors qu’elle est devenue sociale, lors du développement de l’hygiénisme qui visait d’abord à s’attaquer aux modes de vie, et donc à l’insalubrité et aux questions d’assainissement. Toutefois, le caractère nominatif n’est jamais apparu aussi clairement, ces dernières décennies, et certainement pas dans le cadre de la gestion de l’épidémie de sida. A ce titre, en termes d’incidence létale, l’épidémie de sida des années 80-90 ne souffre aucune comparaison possible avec l’épidémie de Covid-19. Le mal était nettement plus dangereux, en l’absence de trithérapie, et il a fallu longtemps pour lutter contre les préjugés qui touchaient les victimes de cette maladie, à savoir des attaques en règles contre leurs mœurs et pratiques sexuelles.
Pour autant, l’Etat de droit n’a pas lâché sur ce principe de constituer des listes de fréquentations et de parcours sociaux et sexuels. La relation de confiance entre le médecin et son malade fut, à cette époque-là, préservée. Et, en parallèle, des lieux de dépistage, dégagés de cette relation, ont vu le jour, permettant de différencier les espaces. La relation médecin-malade fut donc épargnée de cette logique populationnelle.
Au niveau individuel, le secret médical engage la relation sur le principe de la confiance et la garantit. C’est à la fois une protection de la relation mais plus largement de la profession, qui assure ainsi un gage de qualité et de sécurité, sur ses prestations et bien sûr sur les soins prodigués, quelles que soient les qualités humaines ou techniques du praticien. A cet égard, la médecine n’est pas qu’une science, mais selon ses lettres de noblesse, un équilibre entre art et science. Mais tout cela date sûrement, à des niveaux supérieurs de décision, d’une autre époque et d’un autre temps !
Protection des informations privées
Si l’on revient à l’épidémie de Covid-19, il faut d’ores et déjà préciser que ce virus n’établit pas exclusivement une pathologie mais un état. La différence est primordiale à saisir pour une raison toute simple : il existe des porteurs sains. Par conséquent, pour lutter contre la propagation du virus, si l’on suit les logiques de casser les chaînes de transmission, promouvoir des dépistages, en passant par la médecine de ville, trouve ici déjà ses premières limites. Et en obligeant la dérogation au secret médical, qui implique une enquête de mœurs – qui avez-vous fréquenté de près voire de très près il y a 48 heures –, la deuxième limite de ce système est ainsi touchée : les patients symptomatiques peuvent alors refuser le test pour s’épargner une enquête et un fichage des données, quelles que soient les garanties de protection des informations privées. On sait qu’elles sont, de principe, limitées.
Les hackers sont plus puissants que n’importe quel système informatique d’Etat. On peut donc s’offusquer, on peut donc critiquer ou soutenir cette démarche, mais au final, on peut surtout s’interroger, plus largement, sur les fondements de la médecine et sa place dans la société. Et peut-être que cette fragilisation de la relation médecin-malade, dans le cadre du Covid, n’est qu’un symptôme de plus, très tenace, de ce que la société, en général, attend de cette discipline et de la manière dont elle-même, à différents niveaux, se défend et a construit son image. Il y a peu encore, dans le cadre de la lutte contre les violences conjugales, des débats autour de l’intérêt que les médecins, sans le consentement de leurs patientes, puissent prévenir l’autorité policière des violences subies ont laissé planer, évidemment, une mise en péril de la relation de confiance entre le médecin et ses malades.
Aussi, il y a donc, traînant dans les esprits, toujours vivace, l’idée que la médecine pourrait être à toutes les places et jouer un rôle toujours plus fort (elle le fait déjà) dans la régulation sociale et morale. Au-delà de cela, la médecine n’a fait que se surspécialiser ces cinquante dernières années – tout est ramené et centralisé dans cette discipline autour de la dimension strictement biologique au point, par exemple, que la psychiatrie universitaire ne défend plus majoritairement que des modèles cérébraux, tout est ainsi inscrit dans notre corps et pas dans nos relations. Et c’est sans compter sur le fait que les algorithmes, dans ce nouveau monde, viennent raviver l’idée que la médecine serait d’abord, et avant tout, technique et pas relationnelle.
Changements profonds de la médecine
Mais surtout, la société en général, grâce paradoxalement aux prouesses de la médecine, est aujourd’hui bien plus attentive à un droit à la santé qu’à l’égalité dans l’accès aux soins. Et ce droit à la santé, largement critiqué par Michel Foucault et Jean Baudrillard, ne tient plus à la médecine mais à des comportements, à une hygiène de vie, à des professionnels de tous horizons.
Aussi, l’idéal d’une relation médecin-malade, basée sur la confiance, attaquée par une épidémie, n’est peut-être que l’arbre qui cache la forêt de changements bien plus profonds. Il est peut-être question de savoir quelle médecine la société souhaite avoir, pour quels rôles, selon quels critères, art et science, ou science simplement. Par conséquent, il n’était peut-être pas du ressort de la médecine de ville de participer à la qualification des états de certains, vis-à-vis du Covid-19 – ce n’est pas un dépistage de maladie au sens strict car être porteur de Covid-19 ne veut pas dire être malade. Les médecins, de facto, vont devoir lutter avec leurs patients pour qu’ils subissent ce test ou pas, ou pour refuser de leur prescrire l’analyse car déjà les plus inquiets voudront savoir ce qu’il en est, pour tout un tas de raisons, bonnes ou mauvaises…!
Mais il est déjà trop tard, à ce niveau-là. Ou alors faudrait-il défendre, au plus vite, comme pour le sida, que le dépistage n’est pas l’apanage de la relation médecin-malade, qu’elle relève d’autres services – mais lesquels, pour quel bénéfice, pour quelle efficacité et quels détournements ? C’est une autre question, de société aussi. La future application oblige déjà à penser tout cela, avec toutes les limites que cela suppose, et elles sont nombreuses aussi. Une chose est sûre : cette épidémie va obliger certes à des réformes sur le système de santé et son financement – on est à l’heure des belles promesses – mais aussi et surtout sur la place, sur le rôle de la médecine, toutes branches confondues, sur sa manière d’être pratiquée, en fonction des évolutions qu’elle prend.
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