Caroline Guignot 22 mai 2020
« L’idée commune selon laquelle le coronavirus nous affecte toutes et tous sans faire de différences (…) est certainement utile pour susciter l’adhésion de l’ensemble de la société aux nécessaires mesures de prévention (…) mais elle est profondément fausse, et c’est même une illusion dangereuse ». Comme le rappelle Didier Fassin , directeur d’études à l’EHESS, l es inégalités sociales sont au cœur des problématiques liées à la crise sanitaire actuelle.
Les différences d’état de santé observées selon l’échelle des professions, les revenus ou le niveau d’études, montrent bien que la plupart des indicateurs de santé (espérance de vie, espérance de vie en bonne santé, hygiène de vie, utilisation du système de santé…) se dégradent depuis les catégories sociales les plus favorisées aux plus défavorisées. Or, la France est l’un des pays où « les inégalités sociales de mortalité et de santé sont les plus élevées en Europe occidentale et celles-ci n’ont eu aucune tendance à régresser ces dernières années, contrastant avec l’amélioration du niveau moyen de l’état de santé », rapportait la DREES en 2016. De fait, les craintes relatives à l’impact de l’épidémie de COVID-19 sur les personnes les plus vulnérables et sur le creusement de ces inégalités s’aiguisent.
Un spectre élargi de problématiques
Dès les toutes premières semaines de la diffusion active du virus en France, de nombreuses voix se sont élevées pour alerter sur le risque lié à ces inégalités sociales de santé. L’IRESP Auvergne-Rhône-Alpes les synthétisait dès le mois de mars, rappelant que le vécu de la situation, comme la santé mentale, serait largement influencé par les conditions de vie : état de santé initial, logement, cadre de vie, richesse des liens sociaux et capacité à les maintenir durant le confinement...Il y dressait la -longue- liste des populations à risque et vulnérables : femmes et enfants victimes de violences intrafamiliales, habitants des quartiers en difficulté, personnes précaires et sans domicile fixe, mais aussi personnes hébergées au seins des foyers de l’Aide sociale à l’enfance, professi onnels et familles aux côtés des personnes en situation de handicap, personnes confinées en centres d’hébergement, centres pénitentiaires et maisons d’arrêt (risque de contamination, interdiction des parloirs, maintien en centre de rétention), personnes en situation d’addiction…
La crainte de voir ces inégalités sociales renforcées est d’autant plus prégnante du fait des inégalités de ‘littératie’ en santé, (cad capacité des individus à repérer, comprendre, évaluer et utiliser des informations utiles), des inégalités scolaires, inégalités d’accès aux soins, inégalités d’exposition aux risques (professionnels de la santé et du médico-social, professionnels de première ligne occupant les emplois les plus précaires…). Une multitude d’initiatives se sont progressivement mises en place via les collectivités, les professionnels, les salariés et bénévoles associatifs, des collectifs de citoyens ou des groupes d’entraide locaux pour aider ces populations. Dans un courrier datant de début avril, un collectif réuni auprès d’ ATD Quart monde a alerté le Premier ministre sur l’ampleur des enjeux auxquels les pouvoirs publics doivent urgemment apporter des réponses, que ce soit auprès des personnes précaires que des associations qui les soutiennent, avec un plan de relance sociale à l’issue de la crise. Mais l’impact de la maladie, direct et indirect, sera profond et prolongé, et peut d’ores et déjà être observé dans les chiffres de mortalité.
Des séries de chiffres alarmantes...
L’Insee a établi qu’en période de confinement, 5 millions de personnes ont vécu dans un logement suroccupé , plus de 10 millions sont restées seules (près d’un quart avait 75 ans ou plus). Elles soulignent aussi l’isolement plus important des personnes pauvres ou porteuses de handicap ainsi que l’inégalité d’accès à internet, qui a constitué un facteur supplémentaire d’isolement.
Une enquête nationale conduite durant la première période de confinement par l’Espace Ethique d’Ile-de-France décrit aussi largement les difficultés d’accès aux soins des personnes souffrant de handicap , les difficultés liées aux accompagnants -familiaux ou professionnels- et les problématiques particulières en établissement d’hébergement.
Quelles sont les traductions observables de ces déterminants sur le bilan de la maladie ? Pour l’heure, les analyses restent peu nombreuses, mais les données brutes issues de l’emblématique Seine Saint-Denis peuvent être évoquées : dans ce département, l’excès de mortalité entre le 2 mars et le 19 avril a été de 2,34 fois supérieur à celui habituellement observé sur cette période. Un chiffre particulièrement préoccupant rapporté à la démographie de ce département le plus jeune de France métropolitaine (36% de moins de 25 ans, 11% de 65 ans ou plus vs 19% en moyenne nationale en 2015), et regroupant une population moins favorisée socialement (30% de population immigrée et 13% de chômage). Il est ainsi le deuxième département en termes d’excès de mortalité, derrière le Haut-Rhin (2,48) qui fut au cœur de la flambée épidémique et regroupe une population globalement plus âgée (27% de plus de 60 ans vs 16,7% en Seine-Saint-Denis) et moins défavorisée (13,1% de ménages pauvres vs 28,6%).
Une première analyse menée par des chercheurs d’EconomiX (laboratoire de recherche de l'Université Paris Nanterre et du CNRS) au plan national confirme ces craintes : ils ont analysé les données spatiales relatives aux hospitalisations et décès liés à la Covid-19 entre les semaines 9 et 14 et la surmortalité au 30 mars selon les paramètres économétriques. Ils montrent que la densité de la population, la part des ouvriers dans la population active et les écarts interdéciles de revenus ont une influence positive sur les hospitalisations, les décès et la surmortalité. Il montre aussi, à l’inverse, que les services d’urgence sont un facteur de réduction des manifestations de l’épidémie.
À l’étranger, l’origine ethnique, reflet des inégalités
Si les statistiques ethniques sont interdites en France, ce n’est pas le cas des pays anglo-saxons qui ont à plusieurs reprises décrit l’association entre mortalité et origine ethnique. Ainsi, le sur-risque des afro-américains face à la maladie a été rapidement médiatisée dès les premières semaines d’épidémie active aux États-Unis. L’absence de couverture médicale d’une partie de la population accroît encore les inégalités. Une analyse menée à Chicago sur la base des premières données statistiques des cas COVID-19 recensés et des décès associés montre bien que parmi les 13.000 cas confirmés, 45,6% concernaient des Afro-Américains et 20,4% des Blancs alors que leur proportion dans la population est respectivement de 30,1% et 32,8%. Concernant les décès liés au COVID-19, 56% des 538 personnes décédées étaient afro-américaines et 15,8% étaient d’origine caucasienne. Leur analyse selon les quartiers montre une forte corrélation spatiale entre la vulnérabilité sociale et le score de facteurs de risque de santé, ainsi qu’entre le taux d’habitants afro-américains et le taux de décès. Ces observations ont été confirmées dans d’autres villes américaines. La pollution atmosphérique , à laquelle les populations les moins favorisées sont plus souvent exposées, aggrave également le risque de mortalité lié au COVID-19.
Une étude britannique très récente menée au Royaume-Uni à partir de 5.683 décès liés au COVID-19 et enregistrés dans le pays montre également que les personnes ayant le plus faible accès aux soins ont un risque de décès 1,75 fois supérieur à celui de la population ayant le meilleur accès aux soins. Par rapport aux personnes blanches, les personnes noires présentent un risque de décès plus élevé multiplié par 1,71, et les personnes asiatiques par 1,62. À partir de leurs résultats, les auteurs indiquent que, s’il existe une prévalence supérieure de maladies, notamment cardiovasculaires ou métaboliques, chez les personnes issues des minorités ethniques, ou celles ayant un moindre accès aux soins, cela ne permet pas d’expliquer la totalité du sur-risque qu’affrontent ces populations : selon eux, la surreprésentation de ces personnes en "première ligne" et la densité au sein du foyer pourraient constituer d’autres éléments d’explication.
Les conséquences de la crise actuelle sont loin d'être terminées et il faudra certainement quelques années avant d'en dresser un bilan complet. Pour cela, il faudra disposer de tous les éléments d'analyse. Selon une équipe de chercheurs français et australiens, si les déterminants sociaux et socio-économiques de santé sont supposés jouer un rôle sur l'impact du COVID-19, comme d'autres pathologies infectieuses auparavant, les déterminants de santé sociaux et socio-économiques ne sont pas suffisamment collectés ou disponibles actuellement. Ne pas disposer de suffisamment d'éléments de ce type pourrait limiter la capacité à tirer pleinement les enseignements liées à la maladie.
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