Les symptômes d’anxiété et de dépression se sont aggravés chez ces jeunes praticiens, en première ligne dans les hôpitaux durant la crise sanitaire.
« La fatigue, les morts… En service de réanimation, on prend toujours quelques années à chaque garde, mais peut-être un peu plus en ce moment. » C’est avec des mots pudiques que Marie Saleten, interne en anesthésie-réanimation, décrit ce qu’elle a vécu ces derniers mois durant la crise due au Covid-19, en rejoignant l’unité montée en urgence à l’hôpital militaire de Bégin, à Saint-Mandé (Val-de-Marne). La jeune femme de 27 ans souffle depuis une quinzaine de jours, alors que l’épidémie recule.
Les quelque 30 000 jeunes praticiens de médecine – entre leur 7e et leur 11e année d’études –, en première ligne aux côtés de l’ensemble des médecins, vont devoir surmonter le choc de la crise sanitaire. D’après l’étude réalisée par l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI), rendue publique vendredi 22 mai, leur état de santé mentale est « extrêmement préoccupant ». « L’épidémie a été très anxiogène pour les internes, toutes spécialités confondues », souligne Justin Breysse, président de l’ISNI.
« On s’attendait à une dégradation mais c’est très alarmant ; nous partions déjà d’un seuil très élevé », souligne Justin Breysse
Les chiffres sont inquiétants dans cette enquête réalisée par questionnaire en ligne, à laquelle 892 internes ont répondu entre le 20 mars et le 11 mai, en s’appuyant sur les échelles des études psychiatriques habituelles. De fait, 47,1 % des répondants présentent des symptômes d’anxiété, 18,4 % des symptômes dépressifs. Soit respectivement près de 15 points et 10 points de plus qu’en 2017, date de la dernière étude menée par le syndicat. Quelque 29,8 % des répondants rapportent également des symptômes de stress post-traumatique. « On s’attendait à une dégradation mais c’est très alarmant ; nous partions déjà d’un seuil très élevé », souligne Justin Breysse.
« C’était bien pire que d’habitude »
La question de la santé mentale des internes n’est pas nouvelle, avec sa face la plus visible que sont les suicides – 4 internes se sont suicidés entre janvier et mars, selon le décompte de l’ISNI. Les problématiques que rencontrent ces jeunes médecins au statut compliqué – autonomes, avec des responsabilités mais encore en stage – sont régulièrement dénoncées : des conditions de travail difficiles, avec un temps de travail hebdomadaire moyen de cinquante-huit heures d’après la dernière enquête du syndicat, des jours de repos non respectés… La « dernière roue du carrosse » sur laquelle s’appuie l’hôpital « ne va pas tenir longtemps », alerte Justin Breysse. Là-dessus est venue s’ajouter la crise due au Covid-19.
Epuisés, sur les rotules, à plat… C’est d’abord d’une extrême fatigue que témoignent les internes. « Physiquement, c’est difficile », reconnaît Marie Saleten, elle-même touchée par le coronavirus fin avril. Après deux jours d’arrêt, elle a repris. « Si je pouvais dormir tous les jours, faire une vraie pause, prendre l’air, ça ferait du bien », dit la jeune femme, qui va changer de stage à la fin du mois, comme l’ensemble des internes de médecine. Pas évident de tourner la page de tous ces patients dans des situations extrêmement graves, ces décès si nombreux : « C’était bien pire que d’habitude », résume-t-elle.
Son collègue Lucas Reynaud, 30 ans, lui aussi interne en réanimation, à Lyon, le reconnaît : « J’ai l’impression qu’on a vécu en deux mois l’équivalent de mes neuf dernières années, avec un concentré d’annonces difficiles, de diagnostics compliqués, de situations gravissimes. » De la « belle médecine » et « terrible » à la fois. Pour tenir le coup, lui comme nombre de ces jeunes médecins le disent : « Heureusement, on débriefait entre nous, pour voir qu’on a fait le maximum à chaque fois, se rappeler qu’on n’est pas tout-puissant. »
« Stress permanent »
« Eprouvant. » Le mot résume les dernières semaines de Marina (qui a souhaité garder l’anonymat), interne en pneumologie en Moselle, aux avant-postes de la vague épidémique. Pour elle, cela s’est vite matérialisé par des insomnies, sans compter les kilos perdus. « On a pu donner leur chance à tous ceux qui avaient besoin d’aller en réanimation », souffle-t-elle, écartant cette crainte omniprésente d’avoir à faire un « tri » en raison du manque de lits. Mais il a fallu gérer ce « stress permanent » d’anticiper l’envoi de patients en réanimation, dans son petit hôpital où cela nécessitait un transfert à plusieurs dizaines de kilomètres.
« Beaucoup de patients qu’on envoyait en réanimation avaient l’âge de nos parents, ça m’a énormément percutée », rapporte Caroline Bui
Pour ces praticiens qui ont entre 25 ans et 35 ans, certains transferts, émotionnels, ont été difficilement évitables. « Beaucoup de patients qu’on envoyait en réanimation avaient l’âge de nos parents, ça m’a énormément percutée », rapporte Caroline Bui, interne en médecine générale, qui s’est portée volontaire dans les unités Covid d’un hôpital de périphérie francilien. Sans compter l’absence des familles pour accompagner les patients en fin de vie. « J’allais transmettre le message d’une fille à son père, pour lui dire qu’elle l’aimait… On a eu l’impression de remplacer les proches, on n’avait jamais fait ça. » C’est après la crise que la jeune femme de 26 ans est sortie de « sa bulle » et que la tristesse, les pleurs, l’anxiété sont venus, dans un moment de décompensation.
Le choc des premiers jours reste dans les têtes : des réorganisations de services en urgence, l’angoisse du manque de matériel de protection et, surtout, une maladie inconnue. « Même pour nos chefs, c’était rude, rapporte Caroline Bui. C’était impressionnant de voir qu’eux-mêmes étaient démunis. » Elle comme nombre de ses camarades en témoignent néanmoins : leur vocation s’est confirmée dans cette crise, avec ce sentiment d’être « à sa place ».
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