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lundi 18 mai 2020

« Cette mondialisation de masse des phénomènes épidémiques, c’est du jamais vu »

Par Françoise Fressoz Publié le 16 mai 2020

ENTRETIEN L’historienne Françoise Hildesheimer retrace l’histoire des épidémies - peste bubonique, choléra, fièvre typhoïde, grippe espagnole - et leurs conséquences dans notre conception de la santé et de la science.

L’épidémie est souvent décrite comme un « événement social parfait » qui met en jeu l’économie, le social, les mentalités. Son expérience change-t-elle le cours du monde et des sociétés ? Quelles leçons pouvons-nous tirer du passé ? L’historienne Françoise Hildesheimer, auteure de Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra (Hachette, 1993), nous éclaire, avec, en préalable, cette mise en garde : « L’un des pires péchés que l’historien peut commettre s’appelle l’anachronisme, qui consiste à vouloir plaquer le présent sur le passé : c’est le péché capital contre la méthode, l’accusation de travailler à contretemps. Et pourtant… il ne saurait y avoir d’histoire vraie qui, en se gardant d’anachronisme et d’amalgame, ne débouche sur une réalité contemporaine. »

Près de la moitié de l’humanité s’est retrouvée brusquement confinée pour tenter de maîtriser l’épidémie de Covid-19. Est-ce du jamais-vu ?

Une bonne partie de l’histoire humaine peut être vue comme une coévolution entre les hommes, les animaux et les microbes, bactéries et virus, une relation au vivant et une circulation planétaire. Mais, ce qui est du jamais-vu, c’est d’abord l’explosion démographique mondiale, qui amplifie le phénomène à une échelle absolument inédite, y compris aujourd’hui, en soulignant le contraste entre l’ampleur du confinement et le nombre limité de morts ; c’est aussi l’accélération des communications au niveau de la planète et sa conséquence directe sur la transmission des agents pathogènes ; c’est encore l’information « en continu », les réseaux sociaux, la pandémie en direct avec la diffusion en temps quasi réel des informations et des polémiques ; pour résumer, c’est une mondialisation de masse des phénomènes épidémiques, tant pour ce qui est de leur diffusion effective que pour l’information relative à cette diffusion, laquelle est porteuse d’une charge émotionnelle inédite.

L’ancienne conception du sanitaire, plus administrative et policière que médicale, qui présidait à la lutte contre les épidémies, apparaît du coup non seulement dépassée, mais encore incompréhensible. Pensez qu’au temps de la peste l’une des premières mesures prises était la fermeture des hôpitaux, considérés comme des foyers d’infection ! Cependant, sa conception moderne, prise en charge par une médecine qui se veut efficace et humanitaire, se trouve, elle aussi, mise à mal par les incertitudes qui s’attachent à ce virus. Nous nous trouvons de fait ramenés à des pratiques anciennes de confinement aujourd’hui difficilement supportables…


Dès le début de l’épidémie, on a su comment se nommait le virus et à quoi il ressemblait, sans cependant savoir comment le vaincre. Cela change-t-il quelque chose dans son appréhension ?

Pas fondamentalement, car, en matière d’épidémie, l’essentiel a toujours résidé dans la lutte collective. Jusqu’aux découvertes des pastoriens, on était dans l’ignorance des causes et des modes de transmission, mais il était finalement secondaire que l’analyse scientifique soit inexistante ou erronée ; l’essentiel était qu’on en ait reconnu empiriquement les causes principales de la propagation (contact avec les malades, manque d’hygiène…), ce qui permettait d’obtenir des résultats souvent positifs. Il faut se souvenir que l’épidémie « historique » était avant tout un phénomène urbain et que ce qui caractérisait la ville, c’était la fermeture par rapport au pays environnant : murailles, portes fermées la nuit, chaînes pour les ports… De surcroît, l’ignorance où l’on se trouve à l’endroit de ce virus donne lieu en tout temps aux mêmes attitudes mentales, qui sont causées par la peur de l’inconnu…

L’attente providentielle du vaccin montre à quel point nous sommes soudain démunis…

Nous avons vécu au XXe siècle dans la sécurité de la vaccination. En 1979, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait la variole éradiquée. L’humain s’est alors senti capable de vaincre les maladies. Le VIH puis Ebola ont pourtant mis à mal cette croyance sécurisante. Le coronavirus sonne le glas de cette illusion et le risque incertain est toujours celui qui fait le plus peur.

Du coup, nous nous trouvons ramenés des siècles en arrière, replongés dans l’histoire des grandes épidémies…

On en trouve trace dès l’Antiquité : une fièvre typhoïde venant d’Ethiopie frappe la Grèce, en pleine guerre du Péloponnèse, faisant environ 70 000 morts sur une population qu’on peut estimer autour de 200 000 habitants. Périclès n’en réchappe pas et la civilisation grecque décline. Cinq siècles plus tard, la peste antonine, qu’on suppose être la variole ou une fièvre hémorragique, ravage et déstabilise l’Empire romain, et fait disparaître un tiers de la population de Rome. Puis c’est la peste dite de Justinien, au VIe siècle, qui atteint tout le bassin méditerranéen et provoque le décès de 20 millions à 25 millions de personnes, stoppant toute tentative de consolidation de l’Empire romain face aux Barbares. Racontée par Grégoire de Tours, elle fournit le récit classique d’une épidémie de peste bubonique telle qu’elle frappera désormais périodiquement l’Occident jusqu’au XVIIIe siècle. Elle prend en quelque sorte la suite de la lèpre, qui décroît au XIVe siècle.

La peste est marquée par trois caractères : le nombre, l’impuissance humaine et la mort. L’épidémie est davantage perçue comme une mort collective que comme une maladie individuelle ; elle suscite évidemment l’effroi et provoque la fuite : Cito, longe, tarde, c’est-à-dire : « Fuis vite, loin/longtemps et reviens tard. » Encore fallait-il en avoir la possibilité…

La « peste noire » frappe particulièrement les esprits, pourquoi ?

D’abord, elle tue beaucoup. On parle de plus de 50 millions de morts, de 40 % à 60 % de la population. A Avignon, le pape et la cour pontificale n’y échappent que par un strict isolement dont ils ont les moyens. Ensuite, elle est d’une désespérante récurrence. Elle revient tous les dix ans jusqu’à 1356, puis en moyenne tous les quinze ans, mais plus irrégulièrement et de moins en moins violemment jusqu’à 1670.

Il faut imaginer ce que représente pour la population cet événement à la fois brutal et incompréhensible : jusqu’à la fin du XIXe siècle et aux découvertes scientifiques de Yersin [qui a trouvé le bacille de la peste en 1894] et Simond [qui met en évidence le rôle de la puce du rat dans la transmission de la peste bubonique en 1898], on se trouvait confronté à un mal dont on avait empiriquement reconnu le caractère contagieux, mais dont on ignorait l’origine, les mécanismes de transmission (puce-rat-homme) et la manière de le soigner…

La seule explication dont on disposait consistait à rapporter l’épidémie à un châtiment de Dieu éprouvant l’humanité pécheresse. Le discours de l’Eglise intervenait alors pour donner à un phénomène inexplicable une signification d’ordre supérieur et fournir des armes spirituelles pour lutter contre lui (pénitence, confession, processions, neuvaines, vœux…).

A l’époque moderne, lorsqu’on a cru s’en être débarrassé, la peste a brutalement réapparu à Marseille en 1720. L’émotion a alors été considérable.

Dans ce port de Marseille, la technique du confinement était déjà bien rodée. Ce que nous vivons aujourd’hui ressemble-t-il à ce qui s’y est produit ?

Pour qui a étudié, entre autres, cette épidémie [de peste], il existe effectivement des similitudes dans le déroulement. La maladie commence en général par être minimisée. Puis tout s’accélère. C’est logique, car l’histoire des épidémies commence par une lutte empirique, qui évolue au fur et à mesure que la connaissance progresse.

Apparue le 20 juin 1720 en ville, la peste n’a été officiellement reconnue comme telle que le 26 juillet. Quatre jours plus tôt, l’intendant de Provence était rassurant : « Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’interrompre les communications », affirmait-il. Mais, le 31, le parlement d’Aix-en-Provence interdit brutalement tout commerce avec Marseille. La Provence veut se protéger, mais elle omet de confiner strictement la ville, ce que fera, le 14 septembre seulement, depuis Versailles, le Conseil du roi, qui se saisit du dossier et ordonne enfin le blocus de Marseille. Entre-temps, les Marseillais aisés ont trouvé refuge dans leurs « bastides » et transporté le bacille de la ville à la campagne. Les dernières interdictions de communications ne tomberont qu’en 1724. Au total, cinq mois de très strict isolement et trente mois d’isolement réglementaire plus ou moins bien respecté.

Qu’est-ce qui a freiné, au début, la décision de confiner ? La méconnaissance du risque ou les considérations économiques ?

Dans le cas de Marseille, ce sont, à l’évidence, des considérations économiques. Le 20 juin, une pauvre femme meurt avec un charbon [une ulcération de la peau recouverte d’une croûte noire]. C’est la première victime en ville. Le 28, un tailleur décède de fièvre maligne. Le 1er juillet, c’est le tour de deux femmes, l’une avec un charbon, mais l’autre avec un bubon [un gonflement des ganglions lymphatiques]. Le 9, les médecins parlent de la peste, mais les échevins ne veulent y voir que des accidents limités et continuent à prétendre que la santé est bonne dans la ville.

Ce n’est que le 26, et en dépit de la multiplication des décès, qu’ils se décideront, bien trop tard, à prendre des mesures. En effet, l’annonce de la peste est, pour la ville commerçante, une catastrophe qui a pour conséquences immédiates l’interruption du commerce et la ruine de l’économie, le désordre des finances, sans parler des conséquences démographiques. Marseille, qui comptait environ 100 000 habitants, perdra dans l’épidémie la moitié de sa population.

Michel Foucault a écrit des lignes terribles sur le confinement, y voyant une nouvelle forme de gouvernement, qu’il appelle l’« organisation disciplinaire ». Partagez-vous son analyse ?

Pour ce temps d’exception, on doit en effet se souvenir des pages de Michel Foucault, qui fait du confinement le laboratoire des procédures disciplinaires. Car une telle situation semble susceptible d’exploitation politique.

Le temps de l’épidémie peut être vu comme la manifestation grandeur nature de la volonté étatique de contrôle universel, et la ville confinée comme lieu d’expérience du renfermement et du quadrillage policier. Foucault parle d’un « rêve politique de la peste », de « l’utopie de la cité parfaitement gouvernée ». Il explique dans Surveiller et punir : « Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste. » Certes, mais il ne faut pas oublier le caractère temporaire du temps d’épidémie, qui limite la possibilité de son détournement politique au mépris des droits individuels aujourd’hui hautement revendiqués.

Le sanitaire, tel qu’il était conçu à l’époque, était un moyen de lutte reposant sur l’exclusion, temporaire mais violent, coercitif et policier, supposant la mort en cas d’infraction. Il s’agissait d’une rupture de contact, absolument pas d’hygiène. On n’en est évidemment plus là. Il reste qu’on a pu comparer temps de peste et Terreur : dans les deux cas, on trouve la peur, l’idée d’un complot, des suspects, la quête de boucs émissaires : « engraisseurs de peste », juifs, lépreux, sorciers, Bohémiens, immigrés… – que dit Trump aujourd’hui ? La rancœur des pauvres, la peur de mesures restreignant les libertés, la dictature du pouvoir (local, central), la nécessité de maîtriser la violence sociale, de maintenir l’ordre, de défendre la propriété, de taxer les denrées…

Mais cette volonté de maintien de l’ordre s’exprime aussi en termes de prévention par la mise en œuvre de mesures d’assistance sociale. Son but primitif était la défense de l’ordre social bien davantage que la charité chrétienne. Ce n’est que peu à peu que se mettra en place une politique sanitaire fondée sur des obligations solidaristes, une politique de salubrité publique visant à éliminer les épidémies.

A Marseille, le déconfinement s’est-il révélé aussi délicat que celui que nous connaissons aujourd’hui ?

En matière de bilan, le cas marseillais est particulièrement intéressant en raison de l’importance de la place commerciale. Or, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le bilan n’a pas été catastrophique : la fermeture du port n’a pas empêché les négociants de faire travailler leurs capitaux sur d’autres places ; le principal problème qui s’est posé à eux a été celui des moyens de paiement, en raison des difficultés alors causées par le système de Law [l’utilisation de papier-monnaie plutôt que d’espèces métalliques, dans le but de liquider la dette laissée par Louis XIV à sa mort]. Dès 1723, dans le contexte du climat de reprise économique de la Régence, l’expansion a été rapide.

En isolant Marseille, la peste a par ailleurs eu des conséquences sur d’autres places. L’industrie drapière de Rouen, qui faisait grande consommation de savon de Marseille, ne pouvait ainsi plus se fournir : elle en a profité pour restructurer ses modes de fabrication et ses procédures d’approvisionnement, et devenir plus autonome.

L’épidémie a fini par être circonscrite…

Elle a été, en effet, contenue à la Provence et au Languedoc parce que la lutte a été coordonnée et centralisée depuis Versailles, qui a institué des cordons sanitaires et ce qu’on a appelé « le mur de la peste », un rempart édifié dans les monts de Vaucluse. Mais, en réalité, c’est davantage un phénomène naturel, le changement dans la population des rats, qui a permis d’éviter la propagation de la maladie, sans qu’à l’époque on en ait eu évidemment conscience : plus au nord, le rat brun ou surmulot domine et ses puces sont beaucoup moins virulentes que celles du rat noir qu’il supplante à ce moment. La cessation d’une épidémie est un phénomène complexe qui n’a pas fini d’interroger épidémiologistes et historiens.

Où l’historien trouve-t-il ses sources ?

Pendant longtemps, les sources utilisées étaient des traités médicaux – plus ou moins sagaces mais peu explicites, faute de connaissance des mécanismes de l’épidémie – ainsi que des monographies réalisées à partir de sources locales. Cette historiographie avait atteint ses limites jusqu’à ce qu’un médecin et historien, Jean-Noël Biraben, à partir de cette documentation considérable, réalise pour la peste une remarquable synthèse dans les années 1975, en y incluant l’étude de la propagation. Simultanément, les développements de la recherche ont permis de formuler de nouvelles hypothèses, renouvelant approches et conclusions. Le fait de pouvoir prélever et exploiter l’ADN des squelettes conservés a apporté de nouvelles indications et les travaux de l’archéozoologie ont permis d’éclairer l’histoire des populations de rongeurs et de leurs puces qui propagent le bacille.

L’un des exemples frappants de l’apport de la science concerne la grippe espagnole, qui a provoqué, à la fin de la guerre de 14-18, la mort de 50 millions à 100 millions de personnes, en majorité des jeunes. Aucune souche du virus n’avait été conservée, aucune étude sur l’origine de sa contagiosité et de sa virulence n’avait donc pu être menée jusqu’à ce que, en 1950, on découvre des tissus contenant des traces du virus sur des corps d’Inuits enterrés dans le permafrost d’Alaska.

Quelles ont été les grandes étapes de la lutte contre les épidémies ?

Chaque épisode est spécifique, caractérisé par un lieu et une date, mais on retrouve nombre de points communs dans les réactions souvent ambivalentes des hommes qui y ont été confrontés. Assez vite sont installées des procédures et mises en place des institutions particulières : nécessité pour les bateaux de produire une « patente » de santé indiquant l’état sanitaire de leur port d’origine, procédures de quarantaines pour les hommes et les marchandises dans des « lazarets » [des établissements spécifiques de mise en quarantaine], dont le premier avait été créé à Raguse en 1435…

Une rupture se produit cependant lors de l’épidémie de choléra, en 1831. Venue des Indes par la Chine et la Russie, elle se propage à une allure spectaculaire au point de provoquer une « peur bleue » [la teinte que prend la peau en se cyanosant]. Le confinement se révèle inefficace ; le gouvernement de Louis-Philippe expérimente une politique de prévention : une Commission centrale de salubrité est installée par le préfet pour rechercher les causes d’insalubrité et indiquer les moyens d’y remédier. Pendant le cours de l’épidémie, les médecins multiplient les investigations sur les conditions de vie des malades, recherchant en particulier l’influence de l’exposition des maisons, de leur hauteur, du volume d’air de chaque pièce et de son renouvellement.

L’épidémie de choléra a donné le coup de grâce aux pratiques sanitaires traditionnelles qui se sont effacées au profit des idées hygiénistes. Un décret du 10 août 1849 supprime l’Intendance sanitaire de Marseille et celui du 24 décembre 1850 réforme le système sanitaire en réduisant les entraves des quarantaines portuaires. Les découvertes médicales de plus en plus nombreuses (Koch, Yersin, Simond…) permettent de mieux cibler les modalités de confinement, désormais associées à des mesures de désinfection. Le sanitaire se confond avec le médical et la science se substitue à l’empirisme.

Pourquoi les épidémies restent-elles aussi présentes dans l’imaginaire collectif ?

« A peste, fame et bello libera nos Domine » [« Délivre-nous, Seigneur, de la faim, de la peste et de la guerre »]. Les historiens ont décrit les épidémies d’Ancien Régime comme étant une composante de crises plus larges : la famine comme cause (ou conséquence) de la peste, selon un schéma enchaînant accidents météorologiques, mauvaises récoltes, hausses des prix des produits agricoles et « crise de subsistance » sur laquelle se grefferait l’épidémie qui ravage des populations affaiblies ayant quitté les campagnes pour s’entasser dans les villes. La guerre, quant à elle, ne crée pas la peste, mais la propage au fil des déplacements des troupes. L’épidémie intervient généralement dans un contexte calamiteux, comme le signifie l’association symbolique avec les cavaliers de l’Apocalypse [peste, guerre, famine et mort].

En 1720, on l’a vu, c’est à un autre type de catastrophe moins naturelle que certains relieront la peste de Marseille : la faillite de Law [le système mis en place par le financier écossais s’écroule, entraînant émeutes et appauvrissement de la population]…

Ces épidémies ont-elles débouché sur davantage de coopération internationale ?

Oui, et c’est un paradoxe, car la définition de l’épidémie repose sur la circulation, alors que sa lutte suppose l’immobilisation. Or, la succession d’épidémies a bien eu pour conséquence importante de promouvoir la circulation de l’information au niveau international. Le développement de la coopération s’est concrétisé dans des échanges d’informations entre les institutions sanitaires locales, les administrations centrales, les corps intermédiaires (les parlements…) et même les négociants…

Au début, information et secret restent intimement mêlés, mais, peu à peu, on réalise qu’il est plus efficace de communiquer sur la situation réelle, plutôt que de vouloir sauvegarder des intérêts locaux en dissimulant la vérité ou en retardant sa reconnaissance publique. Les pouvoirs centraux accaparent le sujet et, à partir de 1851, conférences internationales et conventions diplomatiques, offices et bureaux spécialisés se développent, qui aboutiront en 1948 à la création de l’Organisation mondiale de la santé. Finalement, le secret initial débouche sur l’information : le cas est exemplaire.

Pourtant, les épidémies sont assez rapidement oubliées lorsqu’elles cessent…

En effet, la mémoire des épidémies est courte, une fois la vague passée. Les grippes récentes en sont un parfait exemple : nous avons oublié les très meurtrières grippes asiatiques ou de Hongkong, alors qu’aujourd’hui, nous exigeons la transparence et l’accès aux chiffres délivrés quotidiennement, avec plus ou moins de rigueur.

Cette capacité d’oubli fait que la réapparition brutale de la maladie fait toujours figure de coup de théâtre ; c’est le cas avec le Covid-19, comme ce fut le cas pour la peste en 1720. Le choléra réveillera pour sa part, en plein XIXe siècle, les peurs d’Ancien Régime, mais on lui reconnaît alors des causes liées à la misère et à l’insalubrité contre lesquelles on peut lutter.

L’une des façons de mesurer l’impact des épidémies est de prendre conscience des changements que leur disparition a engendrés. Pourquoi insistez-vous autant sur cet aspect ?

Parce que, en général, il n’est pas suffisamment souligné. Or, la disparition de l’épidémie, à partir des années 1722, pour la France, est un phénomène majeur de l’histoire de la peste : à l’exception du drame – spectaculaire mais isolé – de Marseille, un véritable changement a eu lieu quand le blocage induit par le retour cyclique du mal a sauté. Tant que celui-ci revenait, l’impuissance de la science obligeait, on l’a vu, à se tourner vers la religion pour lui demander la seule explication intelligible. Quand la maladie est devenue une simple possibilité au lieu d’être une quotidienne réalité, il est devenu possible de raisonner à son endroit et à la raison de triompher de l’irrationnelle maladie avant que la science n’apporte des connaissances valables.

L’importance de la cessation de la peste ne se situe pas seulement en ce domaine : elle affecte également la démographie, l’économie, les relations sociales, à tel point qu’il me semble possible d’estimer que sa cessation a eu au moins autant d’importance que sa durable présence, en permettant un renversement de conjoncture en tous domaines. A partir du moment où elle a cessé, le règne du bonheur et du progrès a été à l’ordre du jour des Lumières et le développement démographique a été ininterrompu.

Sur le moment, toutes les conséquences que vous évoquez ont-elles été perçues ?

Non, on constate que le recul de l’épidémie, même quand il est devenu général, a constitué un phénomène peu conscient pour ses contemporains, peut-être parce qu’à côté des grandes mortalités ont persisté des pathologies plus discrètes comme la variole (ou, au XIXe siècle, la tuberculose) qui ont continué leurs ravages à bas bruit. Ces maladies plus longues ont permis l’émergence du « malade » comme mode de vie, là où l’épidémie ne laissait place qu’à des mourants.

A l’époque, le débat médical portait sur la contagiosité de la maladie, sans que la connaissance scientifique en soit plus avancée. L’Etat, de son côté, s’est emparé du problème au nom du bien public. L’important est que discours médical et discours politique ont pu progresser en se dégageant de la tutelle du discours ecclésial : même si ce dernier restait le véhicule de l’explication à laquelle on faisait référence et révérence, il n’occultait plus un raisonnement plus technique, médical ou sanitaire.

Il faut cependant attendre l’ère pastorienne pour que l’épidémie puisse être pensée selon un schéma rationnel…

Oui, et des changements essentiels s’en sont suivis quant à la prise en charge du phénomène épidémique : le vieux débat opposant ceux qui affirmaient le caractère contagieux à ceux qui le niaient a évidemment pris fin avec les découvertes de la microbiologie. Tout a changé, et les traditionnelles quarantaines ont alors été perçues comme une entrave à la liberté de déplacement et un préjudice pour le commerce.

Et pourtant, ces quarantaines ont resurgi à l’occasion de l’épidémie de Covid-19…

Effectivement, si bien qu’on ne peut plus seulement définir l’épidémie comme grand personnage archaïque de l’« histoire d’hier » ; elle a retrouvé sa place, sans doute durable, dans celle d’aujourd’hui. C’est aussi la grande question des choix et des tolérances de nos sociétés. Face au surgissement de ce mal invisible et inconnu dans un monde assuré de la toute-puissance de la science, la première difficulté consiste à intégrer la démarche sanitaire coutumière, empirique et collective, reposant sur la privation de liberté, à un système médical hospitalier, technique et humanitaire émotionnel qui entend soigner et guérir, y compris les plus faibles, que l’épidémie, quant à elle, s’attache à éliminer.

Du coup, les chiffres n’ont plus la même valeur et le confinement a davantage pour fonction de gérer la capacité hospitalière en retardant l’épidémie que de la contenir drastiquement. Au final, l’incertitude demeure sur sa maîtrise, tandis que reste à décliner, dans les faits, le principe, avéré par ce confinement mondial, selon lequel l’humain doit avoir le pas sur l’économique.

Petite bibliographie pour en savoir plus

. Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra, de Françoise Hildesheimer (Hachette, 1993).

. Les épidémies dans l’histoire de l’homme, de Jacques Ruffié et Jean-Charles Sournia (Flammarion, 1984).

. Les épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, de Patrice Bourdelais (La Martinière, 2003).

. Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, 2 vol., de Jean-Noël Biraben (Mouton, 1975-1976).

. Marseille ville morte, la peste de 1720, de Charles Carrière, Marcel Courdurié, et Ferréol Rebuffat (Maurice Garçon, 1968, nombreuses rééd.).

. Les Chemins de la peste. Le rat, la puce et l’homme, de Frédérique Audoin-Rouzeau (Presses universitaires de Rennes, 2003).






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