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mercredi 20 mai 2020

Coronavirus : « Nous devons rester des citoyens engagés et critiques »











L’arbitrage entre la sauvegarde de nos libertés et celle de la sécurité sanitaire se fera dans l’incertitude, dit la philosophe Monique Canto-Sperber.
Publié le 19 mai 2020


A l’entrée d’un théâtre, le 22 avril à Paris.
A l’entrée d’un théâtre, le 22 avril à Paris. MARTIN BUREAU / AFP

Tribune. La situation présente est hors du commun, en elle-même et par les conséquences économiques et sociales qu’elle entraînera. Mais elle n’a, à elle seule, aucun pouvoir de créer un avenir différent ; cet avenir dépendra surtout de notre capacité d’en tirer des enseignements et d’agir en conséquence.
Un premier enseignement a trait à la façon de considérer la société et les activités qui la constituent. L’image d’une société d’hypermobilité conduite par des chefs de file, présente depuis quelque temps dans le discours public, a fait oublier ce que les événements d’aujourd’hui rappellent avec force : nous devons aux postiers, caissières, ouvriers saisonniers, soignants, surtout, et à beaucoup d’autres, que les besoins de base, les biens et services publics (santé, éducation, information), conditions de la liberté de chacun, soient quotidiennement assurés. Que se soit ainsi imposée en quelques jours et de façon presque unanime la représentation d’une société de mobilisation collective, d’engagement et de solidarité, est déjà une leçon de la crise actuelle, qui rappelle la valeur de chaque activité, privée et publique, et le rôle qu’elle joue dans le dynamisme de la société.

Réagir aux alertes

Un deuxième enseignement de la crise actuelle est de révéler combien il est difficile pour les gouvernants, dans notre pays en tout cas, d’entendre les messages qui émanent de la société. Depuis plus d’un an, le personnel hospitalier et les services d’urgence alertent sur la situation de l’hôpital public, sur la détérioration des conditions de travail et de rémunération des infirmières, l’inadéquation des modes de tarification et de gouvernance, et l’impact de politiques d’économies non concertées, sans rapport avec l’augmentation annuelle des dépenses de santé et le coût de l’innovation thérapeutique. Ils ont déploré d’avoir dû réduire les possibilités d’accueil des malades en « fermant des lits », même dans des services de pointe. Les personnels des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ont, eux aussi, alerté sur une situation de fragilité que la moindre crise pouvait disloquer.
Dès que fut perçue l’ampleur de la tragédie actuelle, des mesures spectaculaires pour l’hôpital furent proposées. Mais cette séquence suscite une question : quand des acteurs engagés au service du bien commun alertent sur une situation problématique, pourquoi ne sont-ils pas entendus ? De ces médecins, on reconnaît aujourd’hui la compétence, la rigueur logistique et managériale, la réactivité au moment de déployer des moyens et de créer des synergies avec leurs collègues du privé, mais ces qualités étaient tout aussi présentes il y a un an, quand commença la crise de l’hôpital. Or, elles n’ont pas suffi, alors, à faire d’eux de légitimes interlocuteurs.
Les responsables de l’action publique sauront-ils à l’avenir réagir aux alertes lancées par les acteurs sociaux, prendre en compte les diagnostics et analyses qu’ils proposent, définir avec eux les ressources et mesures adaptées, en leur accordant la même confiance qui leur est faite en situation de crise ? A présent, il s’agit de santé publique. Mais les alertes pourraient bientôt venir des chercheurs, des responsables de collectivité territoriale, qui demandent plus d’autonomie et de moyens pour expérimenter des formes nouvelles d’aide sociale et d’initiative économique, ou encore des associations de lutte contre la grande pauvreté. Il faudra alors les entendre.

Ne pas diluer la responsabilité

Un troisième enseignement a trait aux procédures de décision qui commandent l’action publique. Une épidémie de ce type avait été jugée très vraisemblable et, de manière rationnelle, des mesures avaient été prises pour se doter des moyens de la combattre (masques, matériel de protection, réactifs, composants médicaux, stocks de biens de première nécessité ou sécurisation de leurs chaînes de production). Il était clair qu’il fallait, vu l’importance de l’enjeu, renoncer aux modes de production (externalisation, flux tendu) que recommande un souci légitime de rentabilité économique.
« L’État étant la seule instance qui puisse décréter des mesures de restriction de liberté aussi rigoureuses qu’un confinement, il est aussi de ce fait le seul responsable des mesures à prendre avant que la crise n’arrive »
Qu’il incombe à l’Etat de prendre des mesures visant à assurer la sécurité de tous est une conviction que partagent même les plus libéraux. Les citoyens lui remettent pour cela une part de leur liberté, l’usage qu’il fait de son pouvoir restant soumis, de manière immédiate ou différée, à leur contrôle et à celui du Parlement. L’Etat étant la seule instance qui puisse décréter, en cas de crise, des mesures de restriction de liberté aussi rigoureuses qu’un confinement de la population, il est aussi de ce fait le seul responsable des mesures à prendre avant que la crise n’arrive. Les experts dans le domaine ont constaté des manquements majeurs en la matière : les masques, réactifs et autres produits indispensables, stockés en 2007, ne l’étaient plus en 2020 ; et il ne fut pas décidé, au premier signe de l’émergence de l’épidémie (le premier cas de Covid-19 non importé semble avoir été repéré dans l’Oise au cours de la deuxième semaine de janvier) de se les procurer de toute urgence.
Cela pouvait-il être évité ? Au fil des années, des décisions successives, certaines de détail, furent prises, éventuellement appuyées sur des jugements d’experts. Elles péchaient sans doute soit par unilatéralité, soit parce que les pouvoirs publics se réfèrent parfois à l’avis des spécialistes seulement comme une caution, soit pour la satisfaction de barrer des lignes budgétaires en se dispensant d’analyser les conséquences qui en résulteront, soit, enfin, par une étrange fascination à l’égard d’un modernisme managérial.
Faute de procédures permettant le recueil d’informations pertinentes et leur évaluation objective, pluraliste et rigoureuse, faute de délibération ouverte, réellement contradictoire, menée avec les parties prenantes et, plus important encore, faute de l’obligation d’un réexamen régulier, cette suite de décisions a produit un résultat désolant. Pareil constat rend encore plus nécessaire de conduire une réflexion d’ensemble sur la manière dont fonctionne la prise de décision sur des sujets aussi sérieux, où les pouvoirs publics ne peuvent se défausser de leur responsabilité, encore moins la diluer, sur les collectivités territoriales, les services publics ou les acteurs privés.

Expliquer clairement les décisions

Le quatrième enseignement a trait à la parole publique. En démocratie, celle-ci est soumise à deux obligations majeures : l’exactitude et la précision. La presse est libre, les citoyens sont informés et vigilants, et si des informations paraissent manquer, ils peuvent le dire, au risque d’échauffer le complotisme. Les soignants ont été héroïques en continuant d’exercer leur métier sans être suffisamment protégés. Certains l’ont payé de leur vie. En de telles circonstances, les gouvernants ne devraient-ils pas assumer le risque de l’impopularité en énonçant les faits et en justifiant leurs décisions ? Nous n’avions ni masques ni tests, fallait-il dire que les premiers étaient inutiles et les seconds non praticables ?
Au terme d’une première semaine de déconfinement, les scénarios envisagés restent en partie obscurs. Une fois le taux d’activité redevenu normal, comment les transports publics fonctionneront-ils ? Des dispositions semblables à celles en vigueur dans d’autres pays européens (service en terrasse, disposition nouvelle des tables en salle) ne peuvent-elles pas permettre l’ouverture des restaurants ? Pourquoi interdire l’accès aux parcs et jardins si les distances de sécurité et le port de masque y sont obligatoires ? Les gouvernants ne savent pas tout, mais ils connaissent au moins les raisons de ce qu’ils décident. L’engagement des citoyens à se conformer à ce qui leur est demandé sera d’autant plus grand qu’ils auront la conviction d’avoir été associés à la décision, au moins par le fait de bien en comprendre les raisons.

Garantir l’anonymat de StopCovid

Le dernier enseignement a trait à la liberté, malmenée en ce moment avec, entre autres, un Parlement qui ne siège plus, des détentions provisoires prolongées et la quasi-disparition de la liberté de circuler et d’entreprendre. L’arbitrage entre libertés et sécurité en matière de santé est familier aux libéraux, au moins depuis les débats sur la loi de santé publique de 1902, quand un gouvernement libéral fit adopter le principe de la vaccination obligatoire. Deux exigences doivent prévaloir : que la restriction de liberté soit d’une efficacité avérée en termes de sécurité ; qu’elle ne compromette pas jusqu’au sens même du fait d’être libre (pour pousser les choses à l’extrême : être confiné à vie pour éviter d’être un jour contaminé serait renoncer totalement à la liberté).
L’application de traçage des contacts StopCovid sera bientôt disponible. Elle permettra de prévenir anonymement par signal Bluetooth les contacts récents d’une personne contaminée afin qu’ils se fassent tester. Si son adoption est volontaire, sa durée limitée et sa finalité strictement définie (briser les chaînes de contamination), elle est acceptable, malgré l’atteinte faite au droit des données personnelles. Mais elle ne sera efficace que si elle est largement adoptée. Pour cela, les personnes doivent avoir l’assurance que leurs données de contacts, gérées par un serveur central, ne seront pas croisées avec la base Sidep, qui, elle, collecte les données nominatives des personnes testées positives ; sinon, l’anonymat que permet StopCovid ne sera plus garanti.
Il ne s’agit pas ici de « jeter un voile sur les libertés », pour reprendre l’expression de Montesquieu, mais d’assumer un arbitrage dans l’incertitude. C’est le dernier enseignement, le plus fondamental, de ce que nous vivons aujourd’hui. Pour garder nos libertés et contribuer à l’action publique, pour éviter, comme le redoutait Thucydide à la fin de son récit de la peste d’Athènes, qu’après l’épidémie ne s’installent des formes diffuses d’anomie, nous devons rester des citoyens engagés et critiques, même avec des gouvernants bienveillants et qui, sans doute, font du mieux qu’ils peuvent.


Monique Canto-Sperber, philosophe, directrice de recherche au CNRS, a dirigé l’Ecole normale supérieure (ENS) de 2005 à 2012 puis a créé et présidé l’université Paris-Sciences et Lettres (PSL) de 2012 à 2014. Elle a consacré de nombreux travaux à la philosophie grecque et a notamment réalisé plusieurs traductions commentées de Platon. Ses sujets de prédilection sont la philosophie morale, l’éthique des relations internationales, les perspectives du libéralisme et la possibilité de sa conciliation avec le socialisme. Elle a publié une vingtaine d’ouvrages dont Le Libéralisme et la Gauche (Fayard, 2008), L’Oligarchie de l’excellence. Les meilleures études pour le plus grand nombre (PUF, 2017) et La Fin des libertés. Ou comment refonder le libéralisme (Robert Laffont, 2019).


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