blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

mardi 19 mai 2020

« Le port du masque nous oblige à inventer de nouveaux langages non verbaux »

Pour la chercheuse Anna Tcherkassof, la généralisation du masque transforme en profondeur nos relations sociales.
Propos recueillis par  Publié le 17 mai 2020
Une femme pose une feuille d’arbre sur son masque en guise de sourire, à Nantes (Loire-Atlantique), le 29 mars.
Une femme pose une feuille d’arbre sur son masque en guise de sourire, à Nantes (Loire-Atlantique), le 29 mars. LOIC VENANCE / AFP
Docteure en psychologie et maître de conférences à l’université de Grenoble, Anna Tcherkassof s’intéresse tout particulièrement au processus de reconnaissance des expressions faciales et à la communication non verbale des émotions. Elle est notamment l’auteure de l’ouvrage Les Emotions et leurs expressions (Presses universitaires de Grenoble, 2008).
Quels changements l’usage du masque dans les espaces publics peut-il entraîner dans nos échanges ?
Avec un masque, les informations transmises par plus de la moitié du visage deviennent invisibles. Or ces expressions sont importantes pour exprimer nos émotions et faciliter les interactions sociales. Elles appartiennent à ce qu’on appelle la communication non verbale, qui se traduit par des gestes, des postures, la distance entre les interlocuteurs et, bien sûr, par ces expressions faciales qui jouent un rôle considérable dans nos échanges.

Afficher ses émotions, c’est le plus souvent vouloir faire passer un message, même s’il existe des exceptions. Ces informations apportent à nos propos une forme de ponctuation qui permet de les clarifier, lever d’éventuelles ambiguïtés. Elles jouent le même rôle dans une conversation que les émoticônes ajoutées dans les échanges de SMS pour signifier que l’on plaisante ou que l’on est surpris, et éviter ainsi les malentendus.

Quelles peuvent être les conséquences de cette diminution des expressions ?

Le port du masque ne va pas changer directement nos comportements dans les espaces publics où l’on est déjà peu expressif en temps habituel et peu attentif aux émotions des autres, en tout cas dans les grandes villes. Là où la situation peut devenir plus compliquée, c’est lorsqu’on a besoin d’interagir avec autrui, surtout en maintenant la distanciation sociale, qui n’est pas habituelle dans une relation normale.
Des problèmes de communication peuvent survenir et donner lieu à des malentendus, un risque de mésinterprétation. Cela peut, par exemple, renforcer le sentiment de peur de l’autre, déjà présent avec l’épidémie. Il devient plus difficile de rassurer la personne en utilisant le code du sourire que tout le monde connaît comme l’expression de l’apaisement, en dehors même de tout contexte joyeux. Les échanges sont altérés, ils deviennent plus compliqués.

Comment pouvons-nous remplacer les expressions du bas du visage ?

En Occident, nous sollicitons beaucoup les muscles du bas du visage pour communiquer, ce qui n’est pas le cas d’autres cultures. Le port du masque nous oblige à inventer de nouveaux langages non verbaux, des modes d’expression de nos émotions qui passent par des gestes avec les mains, une accentuation des expressions de la partie haute du visage. Par exemple, en sollicitant plus activement les muscles de l’orbiculaire de l’œil, qui servent à plisser ou écarquiller les yeux, ou le muscle frontal qui permet de lever ou de froncer les sourcils. Un sourire s’exprime aussi avec les yeux.
Au Japon, où l’on a l’habitude d’accentuer l’expression du haut du visage selon des codes bien définis, la position des sourcils joue un rôle important de communication non verbale. D’ailleurs, les émoticônes japonaises mobilisent peu les expressions de la bouche et restent surtout centrées sur les yeux et les sourcils. De fait, les personnes de culture asiatique sont moins réticentes que nous à porter des masques et nous avons sans doute beaucoup à apprendre de leur expérience.

Pendant longtemps, on a pensé que l’expression des émotions était universelle. Vous insistez de votre côté sur l’importance de la dimension culturelle. Qu’en est-il ?

La classification des émotions repose depuis les travaux du psychologue américain Paul Ekman à la fin du XXe siècle sur une liste de seize sentiments, dont les principaux sont la tristesse, la joie, la colère, le dégoût, la peur et la surprise. Pour Ekman, chacune de ces émotions correspond à une expression du visage universelle. Mais de nombreuses observations montrent aujourd’hui que l’expression des émotions reste très déterminée par la culture. Dans certaines sociétés, on ne comprend pas ce que signifie « rougir de honte » par exemple, alors que pour nous, cette expression semble naturelle.
Les émotions qui s’affichent sur les visages relèvent d’un apprentissage qui commence dès l’enfance et continue de s’opérer tout au long de la vie. En Asie, l’affichage en public d’émotions positives est largement encouragé, tandis que l’expression d’émotions négatives est bannie. Les émotions peuvent être canalisées, voire réprimées ou bien encouragées et renforcées selon notre éducation, notre milieu.

Vous montrez qu’il existe des différences d’expression des émotions liées au genre. De quelles façons ?

Ces différences sont ancrées dans notre culture qui oppose la raison aux émotions depuis la Grèce antique. La raison caractérise les personnes réfléchies, capables de masquer leurs émotions pour prendre des décisions, et qui peuvent, de ce fait, appartenir à l’élite dominante. Les émotions caractérisent au contraire les faibles et sont souvent associées aux femmes.
Aujourd’hui encore, l’éducation émotionnelle des filles et des garçons conduit à intérioriser ces pratiques. On encourage les garçons à réprimer l’expression d’émotions qui pourraient laisser transparaître une faiblesse – « un homme ne pleure pas ». Leur sont autorisées les émotions qui expriment la domination, comme par exemple la colère. Les femmes, au contraire, peuvent afficher leur peur, mais ne doivent pas exprimer leur colère. Elles sont en outre éduquées à prendre soin et à rassurer l’autre par un visage avenant – « une femme doit être souriante ».
De ce point de vue, le port du masque aura peut-être plus de conséquences pour les femmes que pour les hommes. Derrière un masque, le sourire devient inutile. Pour autant, je ne pense pas qu’il pourra libérer les femmes de cette injonction implicite qui leur est faite. Elle est tellement intériorisée que le port du masque les obligera très probablement à trouver d’autres moyens d’accentuer leur expressivité prosociale.

Aucun commentaire: